Jean D’ORMESSON
L’immortel le plus apprécié des Français !
– Marie Azizian : M. D’ORMESSON vous êtes l’Académicien français le plus connu, le plus médiatisé, mais aussi le plus aimé des français toujours sous le charme de ce regard bleu acier et de ce sourire séducteur. Comme le dit Emerson « Le talent ne suffit pas pour faire un écrivain, derrière un livre il doit y avoir un homme ». Donc peut-on dire que votre popularité doit aussi bien au charme de l’homme qu’au talent d’écrivain ?
Jean D'Ormesson : Il est vrai qu’il y a des liens assez forts entre les lecteurs et moi. Je reçois en ce moment à peu près de 100 lettres par jour. Hélas il m’est impossible de répondre à tous. Mais à nos jours la popularité vient malheureusement de la télévision, donc il ne faut pas se faire d’illusion. Ceci dit je m’en réjouis, mais elle m’inquiète quelquefois, car la popularité n’est pas nécessairement bon signe. Il y a de très mauvais écrivains qui sont très bons à la télévision et des excellents écrivains qui sont très mauvais sur l’écran. Don c’est la télévision qui fait qu’on est connu. Mais qui est le juge de la qualité du livre. Ce n’est ni la télévision, ni la critique, ni les prix littéraires, c’est le public, mais le public de demain. Et c’est pourquoi tout écrivain digne de ce nom pense naturellement à ce qui arrivera à ses livres 20 ans après sa mort. Exemple du célèbre Stendhal qui n’a eu aucun succès de son vivant, il y a eu un seul article sur La chartreuse de Parme paru dans « La revue de Paris » où il y avait cette phrase célèbre : « M. Beyle (Stendhal s’appelait ainsi) nous offre un livre où le sublime éclate de chapitre en chapitre ». Et cet article était d’un certain Balzac. A l’enterrement de Stendhal il y a eu 3 personnes. Mais Stendhal disait lui-même « Je serai lu en 1930 ». En effet il a eu des millions des lecteurs en 1930. Vous voyez, la popularité est très bien, mais ce qui compte c’est ce qui arrive après la mort d’un écrivain.
– M A : Etes–vous d’accord avec cette définition d’Oscar Wilde : « La différence entre littérature et journalisme, c'est que le journalisme est illisible et que la littérature n'est pas lue » ? Quel serait votre regard sur le journalisme d’aujourd’hui ?
J D'O : Entièrement d’accord. Je crois c’est Paul Valery qui disait qu’être écrivain comme être journaliste se sont des métiers hystériques. Ce sont des métiers qui vous prennent toute la journée, 24heures sur 24. Le journalisme d’aujourd’hui en pleine mutation, parce que la technique est évoluée, la presse imprimée recule devant l’internet, d’où tous les journaux ont une version internet et dans 40 ans la presse imprimée va quasiment disparaître. Je pense que pour le livre ça sera plus lent, car le livre c’est une sorte de compagnon, il règne à peu près 5 siècles, mais il va être concurrencé par L’ IPAD.
– M A : Vous dites « On n'écrit pas avec des histoires, on écrit avec des mots » .Alors vous devez certainement être d’accord avec Sénèque : « Le style est le vêtement de la pensée. » ?
J D'O : Parfaitement d’accord. Les maisons d’édition reçoivent chaque jour plusieurs lettres des gens qui disent : « Ma vie est un roman » et souvent c’est vrai. Mais ce qui fait un bon livre ce n’est pas l’histoire, mais le style. Cela me rappelle ce jeune peintre qui venait voir Renoir en lui disant : « J’ai beaucoup d’idées sur la peinture » et Renoir lui disait « On ne peint pas avec des idées, mais avec les formes et avec les couleurs ». Pareil pour le livre ! On n’écrit pas un livre avec une histoire, ni avec un sentiment, même s’il n’est pas interdit de les avoir, mais l’important c’est la façon dont vous racontez cette histoire et vous faites passer ces sentiments.
– M A : Une des caractéristiques de votre œuvre c’est dans la combinaison subtile des extrêmes, elle nous transporte tout à la fois hors du temps , mais elle reste pour autant au cœur de l’actualité. Un des meilleurs exemples de ce constat est votre tout récent ouvrage «La conversation », un dialogue imaginaire entre Napoléon Bonaparte et son deuxième Consul qui surprend pourtant par son actualité … Y a-t-il un message indirect ou direct pour le « Napoléon » actuel ?
J D'O : On m’a demandé si je l’avais écrit pour le théâtre, la réponse est non, probablement ça sera porté au théâtre. Maintenant est-ce que lorsque j’écrivais, je pensais à la situation actuelle, la réponse est toujours non, mais une fois que je l’ai écrit c’est vrai qu’il y a des parentés… J’ai écrit ce livre parce qu’il y a un moment qui est probablement unique dans l’histoire où un personnage se dit « Je vais devenir empereur». Il y a eu des grands empereurs avant Bonaparte comme Alexandre le Grand, Charlemagne , Jules César, mais tous étaient fils d’empereur, donc ils naissaient empereur et ce qu’il y a extraordinaire avec Bonaparte qu’étant issu d’une famille corse très modeste, il se dit un jour je vais devenir empereur. C’est stupéfiant..
– M A : Pas tout à fait, car Nicolas Sarkozy très jeune a également déclaré qu’il allait devenir Président de la République.
J D'O : C’est tout à fait vrai, il y a des parentés, une grande volonté de part et d’autre, une grande intelligence, mais il y a aussi une grande différence, car Bonaparte était formidablement populaire …
– M A : Vous avez dirigé le journal «le Figaro» pendant 6 ans où vos chroniques politiques ont eu de vifs succès. Quelle serait votre chronique face à l’affaire DSK , surtout face à ce séisme médiatique planétaire pour pas grand-chose, alors qu’il y ait tant de sérieux dossier à traiter dans le monde. Et enfin vous seriez d’accord que s’il fallait écarter tous les hommes politiques ou autres pour leur pulsion charnelle, la tâche s’avèrerait très laborieuse …
J D'O : En effet, la tâche serait bien laborieuse ! Je dois vous dire que j’avais écrit deux articles sur l’affaire DSK et puis je ne les ai pas publiés. C’est tout de même une affaire qui a secoué la presse. Elle a fait monté la presse française 5-10%, c’est énorme . Et c’est quand même inquiétant, vous avez raison, qu’il fallait, une histoire sexuelle sans grand intérêt pour que les journaux augmentent 10 % , alors qu’il y a eu des événements tels que le tremblement de terre au Japon, la mort de Ben Laden, le printemps arabe etc.…
– M A : Et votre réflexion sur l’affaire Tapie. Trouvez-vous normal 285 millions d'euros dommages intérêts du budget d’Etat, dont 45 millions au titre du « préjudice moral ».
J D'O : Déjà est-ce qu’il était normal que Tapie devienne Ministre, c’est là probablement que l’affaire commence…
– M A : Concernant les Médias en général vous faites un constat marquant dans votre ouvrage Qu'aie-je donc fait : « La médiocrité est portée aux nues. Les navets sont célébrés comme des chefs-d'œuvre, le livre est transformé en spectacle ». Quel serait donc votre regard quant à cette avalanche des amuseurs qui gangrènent la culture française ?
J D'O : Quand j’avais 20 ans je détestais les gens de 80 ans en général des académiciens qui donnaient des leçons et je me suis juré de ne pas être comme ça quand je serai vieux. Mais il est vrai, qu’il y a 700-800 nouveaux romans chaque année, comment voulez-vous que parmi ce nombre écrasant il y ait beaucoup de bons, il y a 5-10 bons livres chaque année, 300 -400 qui valent à peu près rien et qui sont oubliés aussitôt, quant aux chefs d’œuvre, ils sont très très rares, il y en a 3-5 par siècle. Pendant longtemps on a essayé d’écrire des livres pour devenir célèbre, alors que de nos jours ce sont les gens célèbres dans d’autres domaines qui écrivent les livres. Donc ce n’est pas forcément bon. J’aime beaucoup les grands sportifs, mais ils n’écrivent pas nécessairement de bons livres. Et les grands écrivains ne sont pas nécessairement de bons sportifs. Donc à chacun sa catégorie. Et en effet cette idée que les célébrités s’autorisent ou sont poussées de faire des livres, est une catastrophe.
– M A : Dans une interview récente vous dites « Jadis le grand écrivain était français, aujourd’hui il ne peut plus être français, il est chinois, américain etc. ». Mais votre nature d’optimiste rattrape ce triste constat et vous écrivez dans Saveur du temps « La culture française ne doit pas s’appeler nostalgie, mais l’espérance ».
J D'O : Les américains trouvent que la culture française est en ruine. Et c’est vrai qu’avant la guerre l’immense majorité des livres étaient traduits en américain et quelques livres américains en français. Maintenant très peu de livres français sont traduits en américain et beaucoup de livres américains en français. Et il y a en effet l’émergence des nouvelles littératures, comme la littérature sud-américaine (Garcia Marquez, Arthur Porges que j’admire), la littérature japonaise (Mishima), chinoise, arabe. Et donc la littérature française, elle n’est plus une référence comme avant. Il y a encore de bons écrivains, mais les grands écrivains comme Hugo, Hemingway, Proust, James, peut-être c’est fini, le mythe de grand écrivain a disparu à cause de cette avalanche des personnes qui passent à la télévision, tout va très vite et sans aucun grand intérêt.
– M A : Quand on vous a posé la question : « Auriez-vous aimé être Ministre de la culture ? », vous avez répondu : « J'aurais détesté l'être, mais j'ai un caractère si faible que si on me l'avait proposé j'aurais accepté ». Et si vous l’étiez, sauriez-vous capable de rendre à la Culture française ses lettres de noblesse et que changeriez-vous en premier ordre ?
J D'O : Si j’étais nommé Ministre de la Culture, la première chose que je ferais c’est démissionner. Je n’aime pas qu’on me dirige et je n’aime pas non plus diriger les autres.
– M A : Revenant à l’Académie je tiens à citer Paul Valéry : "L’académie est composée des plus habiles des hommes sans talent et des plus naïfs des hommes de talent". Quelle catégorie serait majoritaire aujourd’hui ?
J D'O : ( Un grand éclat de rire ) Je me réfugie derrière l’opinion de Paul Valery qui me parait parfaitement fondée, maintenant si vous me demandez la proportion mathématique alors mes connaissances ne vont pas jusque- là. Je pense que les deux catégories, l’une et l’autre sont encore largement représentées à l’Académie.
– M A : Il est assez rare de voir un Académicien comme une idole des jeunes ?
J D'O : Vous avez raison un académicien est rarement idole de la jeunesse. Dans la première partie de ma vie j’ai entendu beaucoup de jeunes filles ravissantes qui venaient me voir en disant : « Ma mère vous admire tellement », ensuite la formule est devenue « Ma grand-mère vous admire tellement ». Et un jour j’étais chez Gallimard et une ravissante stagiaire à peine âgée de 18 ans a dit rougissant « Monsieur, je crois que vous êtes ami de mon arrière grand-mère ». Et c’était vrai. Maintenant je vois arriver les vieilles dames qui me disent « Mon petit-fils vous admire ». Et ça me fait très plaisir. Quant à la clé de cette popularité s’est dû au fait que la jeunesse voit bien que je prends au sérieux ce que je fais, mais je ne me prends pas au sérieux. Ils ont compris que je suis très attaché à l’égalité des chances, à l’égalité des races. Et je doute qu’il y ait des gens plus intelligents que d’autres. L’autre jour j’étais derrière une voiture qui ramasse les poubelles, ils étaient très long à partir et j’ai donné un coup de klaxon, cela a irrité le conducteur, on s’est un peu disputé, on s’est parlé ensuite et j’étais frappé par son intelligence. S’il avait été à l’école il pouvait même être ministre. Nous connaissons des ministres tellement nuls qu’ils feraient mieux de ramasser des poubelles.
– M A :Vous reconnaissez sans équivoque que les grands moments de bonheur de votre vie n’ont été ni la direction de l’UNESCO, ni celle du Figaro et ni l’entrée à l’Académie. Vous les attribuez exclusivement à votre vie sentimentale que vous protégez tant, mais vous avez tout de même confessé d’avoir parfois été lâche avec les femmes. On a du mal à vous en croire capable ?
J D'O : Il y a deux façons de ne rien dire, la première c’est de se taire et la deuxième c’est de parler pour cacher ce qu’on ne veut pas dire. Et j’ai souvent employé cette deuxième méthode. Je n’aime pas en effet parler de ma vie sentimentale. A ce propos j’aime citer Degas "Je voudrais être illustre et Inconnu". Mais en effet je peux vous confirmer que ni l’Unesco, ni Figaro n’ont été les grands moments de ma vie. J’ai pris plus de bonheur en nageant dans la mer au Caucase ou en skiant dans les Alpes.
– M A : Il parait que les extrêmes se sont rencontrés en vous dès l’origine : une mère réactionnaire et un père républicain.
J D'O : Mon père qui n’était pas tout à fait à gauche a été nommé ambassadeur par Léon Blum et il servait honnêtement au gouvernement socialiste et ma mère était issue d’une famille monarchique, catholique. Mais c’est dans la famille de ma mère qu’est né le grand révolutionnaire Peletier qui a voté la mort du roi et devenu ami de Robespierre. Vous voyez les choses sont souvent compliquées…
– M A : Il vous est arrivé de renoncer à un livre parce que vous auriez perdu un crayon. Une manie ?
J D'O : Je n’ai pas beaucoup de manie, mais si je commence un livre avec un crayon, je sais qu’il faut 4 crayons pour écrire un livre, et si je perds un crayon, c’est en effet très embêtant, c’est presque une manie. J’ai commencé d’ailleurs beaucoup de livres que je n’ai pas achevés.
– M A : « Je ne serais pas un mauvais chauffeur de taxi » avez-vous dit à un journaliste.
J D'O : Très bon métier d’ailleurs pour écrire des romans…
– M A : Vous qui est si admiratif pour les grands, ne pensez-vous pas qu’à nos jours l’admiration, cette belle vieille vertu est remplacée par la dérision ?
J D'O : En effet en France à la télévision, dans les journaux, dans les salons, ils font plutôt jouer la carte de la dérision, il faut tout le temps ricaner et l’admiration n’est pas très bien vue. Moi j’ai beaucoup d’admiration pour beaucoup de gens, mais aussi beaucoup de mépris. A ce propos j’aime la phrase de Chateaubriand : « Il faut être économe de son mépris étant donné le grand nombre des nécessiteux ».
– M A :Connaissez- vous bien la littérature russe ?
J D'O : Assez bien et j’ai une immense admiration pour Tolstoï, Dostoïevski et encore tout récemment j’ai lu les nouvelles de Pouchkine avec un bonheur inoui. C’est une pure merveille…
– M A :De vos qualités quelle est celle que vous appréciez le plus ?
J D'O : Je dirais une forme d’honnêteté.
– M A :Votre plus grand défaut ?
J D'O : La gentillesse qui est un défaut mortel.
– M A :Votre plus grand regret ?
J D'O : De ne pas avoir écrit « L’Iliade et l'Odyssée ».
– M A :De quoi êtes-vous le plus fier ?
J D'O : De ma fille.
– M A : M A :Votre histoire d’amour préférée ?
J D'O : Marie Madeleine.
– M A :Votre plat préféré ?
J D'O : Cassoulet.
– M A : Votre plus grand combat dans la vie ?
J D'O : Faire les femmes les égales des hommes.
– M A :Qu’est-ce qui vous agace le plus dans la société d’aujourd’hui ?
J D'O : Le culte de l’argent. L’argent est très acceptable, mais un culte de l’argent c’est criminel.
– M A : Vous rêvez beaucoup. Est-ce un moyen d’évasion vital pour un écrivain ?
J D'O : Quand j’étais un enfant je ne savais pas qu’est-ce que je voulais faire, et j’ai compris très vite que la meilleure façon de fuir de la vie réelle c’était de faire des études. Je n’avais pas tellement envie d’affronter la vie réelle, en ce sens j’étais en effet un rêveur, j’ai rêvé la vie.
– M A : Il y a une pensée de vous qui est une sorte de méditation pour moi « J’ai remplacé la foi par l’espérance, j’ai essayé ainsi de rendre ses chances à Dieu » Votre souci c'est de rendre l'espérance aux gens. Mission possible ?
J D'O : Nous vivons dans un monde difficile, mais je ne pense pas que le monde d’aujourd’hui soit tellement plus mauvais, plus cruel que jadis. Il a toujours été cruel et il a toujours été beau. Dans ma jeunesse on avait le choix entre Hitler et Staline. Il y a des gens qui disent, mais il ne fallait pas choisir, mais on était obligé de choisir et ce n’était pas gai. Dans notre siècle il y a aussi beaucoup de choses merveilleuses à savoir le progrès de la science, si non à mon âge je serais mort. Mais c’est vrai que les gens sont désenchantés, ils n’ont plus d’espérance, ils sont déçus de la politique. Et mon souhait est de leur rendre un peu d’enchantement.
– M A :Joseph Joubert que vous aimez beaucoup dit « Le plus beau des courages est celui d’être heureux ». L’homme Jean d’Ormesson est-il heureux ?
J D'O : En effet, même dans un monde nul, il faut avoir le courage d’être heureux. Vous savez entre le bonheur et la stupidité la marge est très faible. Il faut donc tâcher d’être heureux en essayant de ne pas être stupide.
Un grand merci à Marie AZIZIAN-ELBAKIAN pour la réalisation de cette interview exclusive pour
DESIGN DELUXE Magazine !
Éditions Héloïse d’ORMESSON, novembre 2011