Biden , les vétérans américains etc …: Le Monde du samedi 8 Juin ; où son les vétérans russes , l’escadrille Normandie-Niémen ..?
et l’Europe,
une histoire française
Russie
Le Français
Laurent Vinatier
arrêté à Moscou
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Economie
La BCE amorce
une prudente
baisse de ses taux
PAGE 13
Justice
Enquête sur
un naufrage de
migrants : les juges
dénoncent des
« intimidations »
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Environnement
Les opposants à
l’A69 se mobilisent
malgré
l’interdiction
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▶ Les commémorations du 6 juin 1944 ont été marquées par les périls de 2024
▶ « Le Monde » a suivi les vétérans lors de cette journée faite de solennité et d’émotion PAGES 8-9
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LE MONDE
2 |
INTERNATIONAL SAMEDI 8 JUIN 2024
0123
ENTRETIEN
bruxelles – bureau européen
A
lors que les sondages an-
noncent tous une poussée
de l’extrême droite aux élec-
tions européennes du 9 juin,
l’historien Nicolas Lebourg,
spécialiste de cette mou-
vance, analyse les raisons de ce mouvement
attendu, même si, juge-t-il, « l’Union euro-
péenne résiste ».
L’extrême droite pourrait occuper jusqu’à
25 % de l’Hémicycle strasbourgeois après
le 9 juin. S’agit-il d’un mouvement géné-
ral, que l’on retrouve partout en Europe ?
Le scrutin s’annonce excellent pour les ex-
trêmes droites. Mais, cette fois, ce phéno-
mène ne pourra pas être décrit comme une
« vague populiste » imputable à une « crise »
à laquelle les électeurs réagiraient. Il ne
pourra pas non plus être imputé aux pays de
l’Est ayant une moins longue tradition dé-
mocratique. De fait, les pays fondateurs de
l’Europe – l’Allemagne, la France, l’Italie, les
Pays-Bas, la Belgique et le Luxembourg –
voient aussi l’extrême droite progresser for-
tement, et même un pays comme le Portu-
gal, rétif à cette offre politique jusqu’à peu,
n’y échappe pas.
Quel est, alors, le socle commun
qui pousse les Allemands, les Français,
les Néerlandais ou les Italiens à voter
pour l’extrême droite ?
A l’évidence, bien des électeurs en Europe
partagent le sentiment que le risque de dé-
classement personnel et le déclassement de
sa nation ne font qu’un. La lassitude aussi en-
vers la démocratie libérale et ses garde-fous
juridiques nourrit une tentation dite « illibé-
rale » que l’on retrouve dans les démocraties
ailleurs (Etats-Unis, Inde, Israël…).
C’est-à-dire ?
Ce qui lie souvent ces opinions publiques,
c’est l’idée que l’Etat libéral n’est plus assez
fort pour protéger le groupe ethnique majo-
ritaire de la société. La demande d’autorité
s’exprime clairement contre les migrants,
mais pas seulement : les polémiques contre
les personnes LGBT ou le droit à l’IVG témoi-
gnent qu’il y a une vision globale de la néces-
sité de contrôler les corps par un ordre mo-
ral, social, démographique.
Qu’est-ce qui, au niveau européen, rap-
proche ces formations d’extrême droite,
aux histoires différentes ?
Tous ces partis se présentent comme des
élites de rechange contre celles qui ont
échoué. Pour eux, il s’agit de régénérer la so-
ciété en lui assurant une forme homogène et
unitaire. Cette unité organique qu’ils recher-
chent n’est possible qu’en révisant les rela-
tions internationales qui, à leurs yeux, parti-
cipent à la désintégration de la nation. Ma-
rine Le Pen l’a écrit : le « mondialisme » et la
« postmodernité » sont un seul phénomène.
Et l’idée d’une Union européenne (UE) tou-
jours plus étroite va totalement à l’encontre
de ces déterminants structurels des extrê-
mes droites depuis toujours.
Au Parlement européen, les droites radi-
cales se répartissent dans deux groupes
politiques – les Conservateurs et réfor-
mistes européens (ECR), où l’on trouve
Fratelli d’Italia et le polonais Droit et jus-
tice (PiS), et Identité et démocratie (ID),
qui accueille entre autres le RN. Le Fidesz
de Viktor Orban et l’AfD allemande sont
chez les « non-inscrits ». Toutes ces for-
mations peuvent-elles être qualifiées
d’extrême droite ?
Les partis rassemblés dans ID le sont tous.
Le cas d’ECR est plus complexe, et cela re-
monte à ses origines : ce groupe a été créé par
les conservateurs britanniques, qui ju-
geaient le Parti populaire européen (PPE) des
droites européennes auquel ils étaient ratta-
chés trop peu souverainiste. Aujourd’hui, on
y trouve, à quelques rares exceptions près,
des partis clairement d’extrême droite. Ainsi
l’espagnol Vox, qui vient de l’autonomisa-
tion de l’aile la plus dure du parti conserva-
teur espagnol, est sur une ligne d’extrême
droite assez caricaturale. Il est post-fran-
quiste, comme le parti de Giorgia Meloni,
Fratelli d’Italia, est post-fasciste. Quant à Re-
conquête !, d’Eric Zemmour, il se veut le véri-
table parti des identitaires.
ID et ECR sont donc deux groupes d’ex-
trême droite. Mais quelles sont les lignes
de fracture entre eux ?
Il y a des éléments de rejets de la société
multiethnique et de demande de pouvoir
fort qui parcourent ID comme ECR. Les
nuances, réelles, qui existent, ne liquident
pas cette commune vision du monde. Cela
dit, les noms qu’ils ont reçus disent des cho-
ses de ce qu’ils sont.
ID, pour « Identité et démocratie », c’est un
choix du RN qui a une histoire. Il reprend le
nom de l’ancienne revue des identitaires,
dont les cadres, dans leur jeunesse, avaient
participé à un groupuscule d’extrême droite
envisageant de concurrencer le FN avec un
« Parti du peuple » dont le slogan aurait été :
« Socialisme, identité, démocratie ». De ces
origines, il reste cet accent sur la thématique
identitariste, hostile à la société multicultu-
relle, tandis que la volonté d’une plus grande
souveraineté populaire a été remplacée par
l’exigence de souveraineté nationale.
Et ECR ?
Les partis d’ECR sont plus enclins à faire évo-
luer l’UE, moins souverainistes que ceux d’ID
– je vous rappelle que le RN propose encore de
se débarrasser de la Commission. Ils sont
aussi moins russophiles et plus sensibles à
l’entente transatlantique. Mais, s’ils sont plus
libéraux économiquement, ils sont aussi plus
conservateurs sur les questions « sociétales ».
Après, cela n’a pas empêché Reconquête ! de
rejoindre ECR alors qu’Eric Zemmour quali-
fiait [en 2015] l’Ukraine de « chimère », félicitait
une Russie qui résiste à l’« impérialisme » de
l’OTAN et traitait [l’ex-chancelière Angela Mer-
kel] de gauleiter [fonctionnaire nazi] des Etats-
Unis… Mais Reconquête ! trouve dans l’ECR
des partis qui, à son image, défendent un con-
servatisme moral pour répondre à ce qui se-
rait un « choc des civilisations ».
ECR est associé à la vie du Parlement
quand ID est censé être contenu derrière
un cordon sanitaire. Cette distinction
fait-elle encore sens ?
C’est assez délicat. Si la stratégie du cor-
don sanitaire se limite à des questions de
« marques » auxquelles on refuse l’accès,
cela ne peut être performant. En somme,
s’il s’agit d’attendre que des partis passent
d’ID à ECR pour travailler avec eux, alors il
n’y a pas de stratégie de mise à l’écart des
idées des extrêmes droites.
Aujourd’hui, même à l’extrême droite,
plus personne ne veut quitter l’UE. Le
mot d’ordre, si l’on en croit Viktor Orban
et Giorgia Meloni, est en revanche de la
changer de l’intérieur. Comment expli-
quez-vous cette évolution ?
Pour un parti en ascension, critiquer l’UE,
c’est rassembler les mécontents pour assurer
son décollage. S’il est installé, sur la ligne
d’arrivée vers le pouvoir – c’est le cas du RN – ,
vouloir quitter l’UE, c’est s’assurer de perdre
le second tour – même les seconds tours des
départementales et des régionales, comme
on l’a vu en 2015. Giorgia Meloni aussi a
ajusté son discours sur l’Europe pour se cré-
dibiliser. Plutôt qu’un « Italexit », elle s’est
concentrée sur les migrants illégaux, les per-
sonnes LGBT, la natalité. Maintenant qu’elle
est au pouvoir, elle compose, en compensant
l’affaiblissement de son souverainisme par
des marqueurs identitaires et sociétaux.
Diriez-vous que l’extrême droite
a déjà changé l’UE ?
L’UE lui résiste. Il y a beaucoup de rodo-
montades. Viktor Orban a ainsi parlé durant
la campagne de « marcher sur Bruxelles »
dans une métaphore militaire, mais l’impos-
sibilité des extrêmes droites à s’organiser au
Parlement européen l’empêche d’avoir la po-
litique de ses ambitions.
Est-ce à dire que ces formations ne
peuvent pas travailler ensemble ?
Le problème, c’est leur désunion. Le PPE a
été fondé en 1976, il est donc parfaitement
stable. En revanche, à l’extrême droite, regar-
dez la façon dont se rassemblent les eurodé-
putés : c’est l’instabilité permanente. Il y a eu
jadis le Groupe des droites européennes,
puis l’Alliance européenne des mouvements
nationaux, puis le Mouvement pour l’Eu-
rope des nations et des libertés et, enfin, ID…
Au Parlement européen, le FN français a eu
des alliances baroques avec des mouve-
ments a priori incompatibles. Le RN refuse
désormais de s’allier avec les Allemands de
l’AfD, avec qui il siégeait pourtant au sein du
groupe ID avant d’organiser leur exclusion.
Ces différences sont des obstacles à
l’union. Il y a aussi les positionnements na-
tionaux : jadis, certains partis ne voulaient
pas s’allier avec le FN pour ne pas être diabo-
lisés par contamination, aujourd’hui, le RN
ne veut plus être avec l’AfD. Donc, stratégies
continentales et nationales se complètent
pour empêcher une vaste unification.
Vous ne croyez donc pas à l’alliance
des extrêmes droites, à laquelle appel-
lent Viktor Orban et Marine Le Pen,
au sein du Parlement européen ? Ni à une
alliance de la droite à l’extrême droite,
comme le souhaite Giorgia Meloni ?
Aujourd’hui cela paraît être une chimère :
l’essentiel des forces représentées refuse la
construction d’une majorité. Même à l’inté-
rieur d’ECR, il y a débat : Jorge Buxadé, tête
de liste des Espagnols de Vox, a dit qu’il en-
visageait plutôt des convergences de votes
au cas par cas. La recomposition se fera se-
lon ce qui sortira des urnes, mais chacun
suivra son intérêt et sa tactique propres, et
non une vision et une stratégie communes.
Mais c’est la taille de l’assiette de ces allian-
ces opportunistes qui leur permettront ou
non de peser réellement.
Pensez-vous que la perspective d’un
retour de Donald Trump à la Maison
Blanche favorise les formations populis-
tes et de droite radicale européenne ?
Trump représente l’idée du possible : si la
démocratie américaine se transformait en
régime illibéral, cela légitimerait, dans le
monde entier, le fait de s’en prendre à l’Etat
de droit. Ça banaliserait l’offre des extrémis-
tes sur le marché électoral. Le candidat répu-
blicain montre aussi la possibilité d’accen-
tuer encore une dérive autoritaire des Etats
démocratiques. Je m’explique : quand Trump
déclarait, il y a quelques semaines, qu’il serait
« dictateur » mais « juste le premier jour », il
montrait la possibilité d’une surenchère
dans l’offre autoritaire. p
propos recueillis par
philippe jacqué
et virginie malingre
« LA RECOMPOSITION
SE FERA SELON
CE QUI SORTIRA
DES URNES, MAIS
CHACUN SUIVRA
SON INTÉRÊT ET SA
TACTIQUE PROPRES »
L’alliance des extrêmes droites
de l’UE, une « chimère »
Pour l’historien Nicolas Lebourg, l’absence d’une stratégie européenne commune
des partis de cette mouvance explique son instabilité et son morcellement
L’ E U R O P E FA C E À L’ E X T R Ê M E D R O I T E
La députée du Rassemblement national Marine Le Pen, aux côtés de Santiago Abascal, dirigeant de Vox, à Madrid, le 19 mai. ALBERTO GARDIN/ZUMA PRESS WIRE
0123
SAMEDI 8 JUIN 2024 international | 3
Législatives fédérales belges :
la poussée du Vlaams Belang
Le parti d’extrême droite pourrait remporter le scrutin dimanche 9 juin
bruxelles – correspondant
D
imanche 9 juin, les Bel-
ges se rendront aux ur-
nes pour les européen-
nes et choisiront également leurs
députés fédéraux et régionaux. Si
les sondeurs pronostiquent un
« dimanche noir », Nick évoque,
lui, un « dimanche rose » pour son
parti d’extrême droite, le Vlaams
Belang (VB). Attablé au café De
Beurs, à Ninove, en Flandre-Orien-
tale, ce militant refuse de donner
son nom – « On ne sait jamais. »
Mais il est intarissable sur son
parti, crédité de 25 % à 27 % des in-
tentions de vote pour le scrutin, ce
qui pourrait en faire le plus impor-
tant de la future Chambre des re-
présentants. Il glanerait alors au
moins 27 sièges sur les 150 de l’As-
semblée, soit 15 de plus qu’en 1991,
à l’époque de ce que les opposants
au parti nationaliste appelèrent
« dimanche noir », qui vit le
Vlaams Belang, alors appelé
Vlaams Blok, faire une entrée fra-
cassante au Parlement en quadru-
plant le nombre de ses voix.
« La Flandre aux Flamands »
Pour Nick, pas de doute : « son »
président, Tom Van Grieken,
37 ans, va mener le parti au-delà
des 30 %. « Tout le monde n’ose pas
encore avouer qu’il vote pour
nous », sourit-il. A Ninove, labora-
toire de la formation extrémiste,
la parole est, en revanche, libérée.
A écouter le militant et ses amis de
la Vlaams Huis, la vitrine locale du
parti, l’heure est venue de faire
« Autrement et mieux » (l’un des
slogans pour la campagne) et de
« Rendre la Flandre aux Flamands »
(un autre slogan).
Ninove, raciste ? La ville
compte quelque 20 % d’étran-
gers et 5 % de musulmans. Mais
« visibles » – sous-entendu, trop
visibles – avance Nick : originai-
res d’Afrique noire, vivant « entre
eux », travaillant à Bruxelles « où
je ne vais plus jamais » et ne
parlant pas, ou pas assez, le néer-
landais « ce qui crée des problè-
mes pour le niveau des petits
Flamands à l’école ».
Le député régional Guy D’Haese-
leer, devenu l’élu le plus populaire
de la province, a capitalisé sur ces
sentiments en militant contre
l’installation d’une mosquée et en
jouant sur un mal-être que Nick
décrit avec ses mots : « Avant, je
remplissais mon sac de courses
pour 30 euros, aujourd’hui je n’ai
plus rien pour ce prix-là. Mon mé-
decin a cessé d’exercer et il n’a pas
de successeur. Dans ma rue, je ne
trouve plus de distributeurs de
billets. Et puis, ces étrangers… Je
n’ai rien contre eux, mais il n’y a
vraiment pas assez de place pour
eux ici. » M. D’Haeseleer, rallié au
Vlaams Belang, compte bien ra-
fler la mairie au Parti libéral lors
du scrutin municipal, en octobre.
« C’est du tout cuit », pense Nick, en
levant son verre de bière trappiste.
Une bière wallonne ? Et qu’en
est-il du séparatisme, qui fut long-
temps le point cardinal du pro-
gramme du Belang ? « Ce serait
bien, mais ce n’est pas pour de-
main », prétend Nick, quitte à con-
tredire le discours de certains ca-
dres de la formation flamande qui,
s’ils arrivent au pouvoir, promet-
tent d’user d’une « bombe atomi-
que financière » contre ces Wallons
qui se complairaient dans « le ha-
mac » de la Sécurité sociale. Une
enquête de l’institut IVOX publiée
le 29 mai indiquait que s’ils sont
57 % à se dire favorables à l’idée
d’une Flandre autonome, les élec-
teurs du Belang sont aussi 44 % à
se dire « fiers de la Belgique ».
Pour mener son projet à bien, le
parti aurait de toute manière be-
soin d’alliés. Or, Bart De Wever,
chef de file du parti nationaliste et
conservateur Alliance néofla-
mande, vient, après beaucoup
d’hésitations, de rejeter l’hypo-
thèse d’une entente avec l’ex-
trême droite : il vise désormais le
poste de premier ministre fédéral.
Plusieurs scandales récents ont,
il est vrai, émaillé la vie du Belang.
En janvier, le parquet fédéral
ouvrait un dossier pénal à l’en-
contre de Frank Creyelman, an-
cien député et sénateur du parti,
conseiller municipal à Malines. Il
aurait informé un espion chinois,
contre rétribution, entre 2019 et
2022. Il a été exclu du parti et son
frère, Steven, député fédéral, a dû
démissionner de son poste de
président d’une commission sur
les achats d’armement : son nom
figurait dans des échanges de
courriels avec le contact chinois
de son frère.
Pas de démission, en revanche,
pour Filip Dewinter, vice-prési-
dent du Parlement régional, peut-
être parce que cette figure histori-
que du parti est jugée intoucha-
ble : il a été l’un des principaux ar-
tisans du fameux « dimanche
noir » de 1991.
Un autre personnage encore,
Tom Vandendriessche, bras droit
du président Van Grieken et direc-
teur du centre d’études du parti,
est sur la sellette. Eurodéputé sor-
tant et tête de liste du parti pour
les élections européennes, il est
visé par une enquête de l’Office
européen de lutte antifraude
après avoir été soupçonné d’utili-
ser des assistants parlementaires
au profit de son parti. « Absurde »,
affirme l’élu, déjà rappelé à l’ordre
par le Parlement de Strasbourg
pour avoir utilisé à la tribune le
terme de « grand remplacement ».
Présenté par des médias flamands
comme un suprémaciste blanc et
un antisémite, il avait notam-
ment utilisé le pseudonyme
« Grossfaz », renvoyant à Adolf
Hitler, sur les réseaux sociaux.
L’un de ses assistants parlemen-
taires a, lui, été condamné avec
sursis en mars à l’issue d’un pro-
cès intenté à Schild & Vriend, un
mouvement identitaire violent di-
rigé par Dries Van Langenhove, un
ex-député du VB. Les enquêteurs
ont retrouvé dans l’ordinateur de
l’intéressé des discours d’Hitler
ainsi que des chants et des images
à caractère nazi.
Ces divers éléments semblent
visiblement peser beaucoup
moins que ceux qui ont assuré la
popularité du parti. « Le président
Tom Van Grieken a mené à bien un
processus de dédiabolisation,
peut-être moins net que celui du
Rassemblement national, mais
qui produit des effets, analyse Ben-
jamin Biard, du Centre de recher-
che et d’information sociopoliti-
ques. Le député Filip Dwinter ap-
pelait cela “une manucure” : le
parti effaçait ses traits néofascis-
tes au profit d’une image de droite
radicale populiste. »
Favori des jeunes
Autre facteur : le Vlaams Belang
possède l’atout de n’avoir jamais
participé à un exécutif. « Antisys-
tème, il capte les voix de ceux qui
critiquent le fonctionnement ac-
tuel de la démocratie. Et il a placé
le thème de la migration au cœur
de son programme et favorisé sa
banalisation : plusieurs autres
partis ont d’aileurs embrayé »,
poursuit M. Biard.
Le thème d’une immigration
« hors de contrôle » s’est imposé
au point que 43 % des Flamands
en font leur premier sujet de pré-
occupation indiquait, en mars,
une étude de la chaîne publique
VRT et du quotidien De Standaard.
Selon IVOX, 55 % des électeurs du
Vlaams Belang estiment que « l’on
ne peut pas faire confiance » à des
étrangers. Et 79 % d’entre eux ju-
gent qu’ils représentent « une me-
nace pour notre culture ».
L’inquiétude de beaucoup de
Flamands est aujourd’hui que
l’extrême droite n’ait pas encore
fait le plein : les jeunes, influencés
par la campagne permanente que
le parti mène sur les réseaux so-
ciaux, en font en effet clairement
leur favori. p
jean-pierre stroobants
Le président du parti d’extrême droite flamand Vlaams Belang, Tom Van Grieken, à Anvers (Belgique), le 2 juin. SIMON WOHLFAHRT/AFP
« ANTISYSTÈME,
[LE PARTI] CAPTE
LES VOIX DE CEUX
QUI CRITIQUENT
LE FONCTIONNEMENT
ACTUEL DE
LA DÉMOCRATIE »
BENJAMIN BIARD
universitaire
Au Parlement européen,
le cordon sanitaire de
plus en plus fragilisé
Le débat est relancé sur l’accord tacite entre
les principaux groupes pour exclure
l’extrême droite des postes d’influence
bruxelles – bureau européen
L
a montée de l’extrême
droite aux élections euro-
péennes du 9 juin pourrait
relancer le débat sur le cordon sa-
nitaire qui, aujourd’hui, prive le
Rassemblement national (RN) et
ses alliés au Parlement européen
de postes de pouvoir au sein
de l’institution.
De fait, ces formations réunies
au sein du groupe Identité et dé-
mocratie (ID) ne sont pas asso-
ciées au travail de négociation ou
d’amendement qui accompagne
l’activité législative. Elles n’ont pas
non plus accès à l’une des qua-
torze vice-présidences du Parle-
ment européen, ni à des présiden-
ces de commission parlementaire,
ni au moindre poste d’influence
au sein de l’administration.
La coutume au Parlement euro-
péen veut que ces postes soient
répartis en fonction des résultats
aux élections européennes. Mais
les conservateurs du Parti popu-
laire européen (PPE), les sociaux-
démocrates (S&D), les libéraux de
Renew, les Verts et la gauche radi-
cale (The Left) se sont entendus
pour priver ID de ses droits théo-
riques. « Ce Parlement européen
qui passe sa vie à donner des le-
çons de démocratie à l’étranger ne
la respecte pas chez lui », s’insurge
Thierry Mariani. L’eurodéputé RN
y voit « le dernier avatar de la stra-
tégie de diabolisation de l’extrême
droite » quand, à quelques rares
exceptions près, dont l’Allema-
gne, plus aucun parlement natio-
nal en Europe ne pratique le cor-
don sanitaire.
Grandes manœuvres
A ce stade, au PPE, chez les S&D, Re-
new, les Verts et The Left, on af-
firme vouloir reconduire cette
mise à l’écart d’ID après le 9 juin.
En revanche, en l’état actuel des
choses, le groupe des Conserva-
teurs et réformistes européens
(ECR) devrait encore échapper au
cordon sanitaire, même si la très
grande majorité des partis qu’il
rassemble – l’espagnol Vox, l’ita-
lien Fratelli d’Italia, le français Re-
conquête !, les Démocrates de
Suède ou le Parti des Finlandais –
sont catalogués à l’extrême droite.
« Bien sûr, si ID et ECR fusionnent
après le 9 juin, c’est une autre his-
toire », reconnaît un diplomate
européen, alors que les grandes
manœuvres ont commencé au
sein de la mouvance.
Il faut dire que, contrairement à
ID, ECR a des représentants à la
table du Conseil, qui réunit les
chefs d’Etat et de gouvernement
européens et où se prennent les
grandes décisions politiques de
l’Union. Aujourd’hui, on y trouve
Giorgia Meloni et le Tchèque
Petr Fiala. Il y a peu, le Polonais
Mateusz Morawiecki, du PiS, y
siégeait aussi.
The Left réclame « un cordon sa-
nitaire pour ECR et ID ». « Pas de
deal avec les fachos ! » , assure sa
coprésidente Manon Aubry, de la
France insoumise. Les Verts sont
sur la même ligne. « ECR et ID, c’est
blanc bonnet et bonnet blanc »,
abonde Philippe Lamberts, le co-
président du groupe écologiste.
Les sociaux-démocrates et les li-
béraux se montrent plus ambigus
sur le sujet. Sur les cinq dernières
années, ils ont agi au « cas par
cas », choisissant parfois de barrer
la route à certains élus du PiS ou
du Fidesz. Mais, quand cela a pu
servir leurs intérêts, les deux grou-
pes ont su se montrer conciliants.
Le grand marchandage de mi-
mandat qui a accompagné l’élec-
tion de Roberta Metsola à la prési-
dence du Parlement européen
en 2022 en est un exemple. En
échange de son soutien à la Mal-
taise (PPE), et avec la complicité de
Renew et des S&D, ECR a gagné un
poste de vice-président. Dans
cette affaire, les Verts ont perdu
une vice-présidence.
« ECR a un pied dans la majorité »
Pour l’avenir, l’Espagnole Iratxe
Garcia, présidente du groupe
S&D, évoque la nécessité d’un
« cordon sanitaire à l’extrême
droite » – sans dire jusqu’où va
l’extrême droite. Renew reste tout
aussi flou. Les sociaux-démocra-
tes comme les libéraux rappellent
néanmoins qu’ils ont signé avec
les Verts et The Left, une déclara-
tion commune, le 8 mai, dans la-
quelle ils s’engagent à « ne jamais
coopérer ni former une coalition
avec l’extrême droite et les partis
radicaux, à aucun niveau ».
Le PPE, lui, n’exclut rien. Dans ce
contexte, il refuse aussi d’étendre
le cordon sanitaire à ECR, qui peut
s’avérer un allié utile. Aujourd’hui,
la Commission s’appuie sur une
majorité parlementaire cons-
truite autour du PPE, des S&D et
de Renew, et celle-ci devrait être
reconduite après les élections,
même si, en raison de la poussée
annoncée de l’extrême droite, elle
pourrait être moins solide.
Sur certains sujets, comme le
Pacte vert ou l’immigration, le
PPE pourrait chercher à cons-
truire une majorité alternative
avec ECR, comme il l’a déjà fait
sous cette législature dans quel-
ques rares cas – on pense notam-
ment à la bataille homérique sur
le projet de loi sur la restauration
de la nature que le PPE, ECR et ID
ont vidée de sa substance.
Dans ce contexte, Manfred We-
ber, le président du PPE, martèle
qu’il pourrait travailler avec les Ita-
liens de Fratelli d’Italia ou les Tchè-
ques d’ODS. « ECR a un pied dans la
majorité », tranche Thierry Ma-
riani, qui rappelle qu’en novem-
bre 2019, plus de la moitié de ses
élus ont voté pour investir la Com-
mission d’Ursula von der Leyen.
Reste à savoir si le cordon sani-
taire est efficace. « Le cordon sani-
taire idéologique est tombé depuis
longtemps », juge Philippe Lam-
berts, qui s’inquiète de voir « les
idées de l’extrême droite reprises
par les partis traditionnels ». Au
sein d’ID, si le discours officiel est
de s’insurger contre ce procédé, la
réalité est plus nuancée. « D’une
certaine manière, le cordon sani-
taire nous rend service », confie un
élu ID, qui pense que son groupe y
perdrait s’il devait, comme les
autres, participer à la fabrique du
compromis européen : « Un parti
politique, ça s’use quand on s’en
sert. » Le résultat des élections du
9 juin devrait lui donner raison. p
virginie malingre
« LE CORDON
SANITAIRE
IDÉOLOGIQUE EST
TOMBÉ DEPUIS
LONGTEMPS »
PHILIPPE LAMBERTS
coprésident du groupe
écologiste
▶▶▶
4 | international SAMEDI 8 JUIN 2024
0123
CORSE
SARDAIGNE Baléares
Madère
(PORTUGAL)
Paris
Dublin
Galway
Cork
Luxembourg
Amsterdam
Utrecht
La Haye
Bruges
Liège
Rotterdam
Reims
Rouen
Rennes
Brest
Nantes
Tours
Bordeaux
Toulouse
Montpellier
Marseille
Grenoble
Nice
Dijon
Clermont-Ferrand
Lyon
Lille
Nancy
Strasbourg
Valence
Madrid
Lisbonne
Palma
de Majorque Cordoue
Alicante
Bilbao
Malaga
Séville
Saragosse
Porto
Braga
Coimbra
Sintra
Barcelone
Murcie
Gênes
Turin
Anvers
Bruxelles
PAYS-BAS
IRLANDE
BELGIQUE
FRANCE
ESPAGNE
PORTUGAL
Mer Méditerranée
OCÉAN ATLANTIQUE
Manche
Mer
d’Irlande
GALICE
CATALOGNE
GRAND-EST
NOUVELLE-
AQUITAINE
PROVENCE-
ALPES-
CÔTE D’AZUR
HAUTS-DE-
FRANCE WALLONIE
FLANDRE
PAYS
BASQUE
ANDALOUSIE
ALGARVE
SUISSE
ROYAUME-UNI
Irlande
du Nord
Hongrie
Pologne
Italie
Belgique
Lettonie
Pays-Bas
France
Bulgarie
Finlande
Suède
Portugal
Croatie
Autriche
Estonie
Danemark
R. tchèque
Slovaquie
Grèce
Espagne
Allemagne
Roumanie
Chypre
Luxemb.
Slovénie
Lituanie
Malte
Irlande
12
20
60 %
29
37
19
16 16
13 14
9
10
24
30
0,7
26
10
44
4
21
4
1
13
10
21 21
14
Score des partis d’extrême droite
aux dernières législatives
En % des surages exprimés
Dans cet Etat qui, comme l’Espagne, a connu une
longue dictature (1926-1974), le parti d’extrême
droite Chega (« ça suit ») a fait une percée aux
législatives de mars (18 %), porté par les scandales
de corruption touchant le gouvernement socialiste.
Créé en 2019, il s’est positionné comme parti
antisystème et anti-Roms, séduisant dans un premier
temps l’électorat des zones rurales délaissées.
Après le traumatisme de la guerre civile et de la dictature
franquiste (1936-1977), l’extrême droite a été électorale-
ment faible dans le pays, avant de réémerger au début
des années 2000 en Catalogne, avec une rhétorique
antimusulmane et anti-immigration. En 2017, la poussée
du mouvement indépendantiste catalan est mise à prot
par le parti Vox, créé en 2014, pour s’ériger en garant de
l’unité de la nation espagnole face aux menaces d’éclate-
ment. Opposé à l’avortement, au féminisme et
à la politique mémorielle du gouvernement central, il est
devenu, en 2019, la troisième force politique du pays.
Belgique, Pays-Bas
Les partis d’extrême droite des deux pays
se nourrissent de la montée de l’insécurité
à la suite des attentats islamistes et à
l’emprise du trac de drogue associés
à des groupes criminels d’origine
marocaine (Mocro Maia). Aux Pays-Bas,
le Parti populaire pour la liberté (PVV),
fondé en 2006, se présente comme
le défenseur des « oubliés » du système et
utilise la rhétorique du « grand remplace-
ment ». Son discours a infusé les débats
et depuis la victoire de son leader Geert
Wilders aux élections législatives de mai,
trois partis de droite et du centre droit ont
signé un accord de gouvernement avec lui.
Geert Wilders prône le rattachement
de la Flandre belge aux Pays-Bas, une idée
soutenue par le parti amand belge,
le Vlaams Belang. Fondé en 1979
sur le thème de la revanche des Flamands
contre la domination politico-culturelle
des francophones wallons et bruxellois,
ce parti est aujourd’hui le premier
en Flandre, dont il vante la performance
économique.
Italie
Portugal
Espagne
L’Italie a été l’un des premiers pays à faire sauter le « cordon
sanitaire » établi autour des partis d’extrême droite. En 1994,
la coalition du gouvernement de Silvio Berlusconi inclut le parti
néofasciste Alliance nationale, héritier de la République de Salo de
Benito Mussolini (1943-1945), et la Ligue du Nord, un parti populiste
régionaliste ayant dérivé ensuite vers une posture de plus en plus
radicale (eurosceptique, prorusse, anti-immigration, anti-LGBT+).
En 2022, Giorgia Meloni, chee du parti postfasciste Fratelli d’Italia,
remporte les élections et prend la tête d’une coalition aux côtés
de la Ligue et de la droite, dans un pays marqué par le déclin
démographique, la crise économique et les ux migratoires.
Longtemps eurosceptique, elle œuvre aujourd’hui pour imposer
à Bruxelles une majorité plus conservatrice.
Surages en faveur
des partis d’extrême droite
aux dernières élections législatives,
par circonscription, district ou commune
selon les pays, en % des surages exprimés
0
7
15
22
30
37
45
55
65
78
Les territoires de l’extrême droite en Europe
Avant le scrutin du 9 juin, la géographe Béatrice Giblin analyse les ressorts des votes nationaux-populistes
L
es élections européennes,
qui se tiennent du jeudi 6 au
dimanche 9 juin, devraient
aboutir à une forte poussée
de l’extrême droite au sein du Parle-
ment européen, alors que des partis
de cette mouvance siègent déjà dans
les gouvernements de plusieurs
Etats membres. A cette occasion,
Le Monde a réalisé une cartographie
fine du vote en faveur de l’extrême
droite au sein des Vingt-Sept. Nous
avons sélectionné pour chaque pays
les partis de droite radicale et popu-
liste, et extrait les votes exprimés en
leur faveur lors des élections législa-
tives nationales les plus récentes.
Pour tenter de comprendre les
mécanismes qui ont favorisé cette
évolution dans les territoires con-
trastés de l’UE, nous avons sollicité
la géographe Béatrice Giblin, fonda-
trice de l’Institut français de géopo-
litique (université Paris-VIII) et di-
rectrice de la revue Hérodote, qui
dès 2012 dans un de ses numéros,
revu et augmenté en 2014 (L’Ex-
trême Droite en Europe, La Décou-
verte) s’interrogeait sur les ressorts
communs à la montée de ces partis.
Tous les sondages annoncent une
forte poussée des partis d’extrême
droite aux élections européennes.
S’il est parfois difficile de classer
clairement à l’extrême droite cer-
tains partis, il n’en reste pas moins
que cette mouvance partage des dé-
nominateurs communs.
Au premier rang figure l’immigra-
tion, que celle-ci soit forte ou
pas dans leur pays : tous ces partis
ont voté contre le pacte sur la migra-
tion et l’asile, jugé trop laxiste. L’UE
est accusée de favoriser l’arrivée
d’étrangers sans prendre en compte,
surtout si ces derniers proviennent
de pays musulmans, une supposée
opposition des « peuples », par
crainte de perdre leur identité ethni-
que, religieuse ou culturelle.
Cependant, bien que l’extrême
droite soit désormais présente dans
tous les Etats de l’UE, certains, sur-
tout dans l’Est, sont nettement plus
touchés que d’autres. Les zones où
les partis d’extrême droite obtien-
nent des scores très élevés sont gé-
néralement rurales et faiblement
peuplées. Dans ces pays, pourtant,
l’intégration dans l’UE en 2004 fut
approuvée par une nette majorité
des citoyens. Aujourd’hui, une partie
d’entre eux sont séduits par les dis-
cours nationalistes, identitaires et
conservateurs de ces partis, qu’ils
voient comme les seuls sachant les
comprendre et les défendre, voire les
protéger d’une élite européenne qui
les ignorerait, les mépriserait et leur
imposerait des politiques économi-
ques et sociétales qu’ils rejettent.
Démographie en crise
Ces pays, outre qu’ils ont été dirigés
par des partis communistes, ont
tous connu des histoires nationales
plus ou moins traumatisantes. La
Pologne a été deux fois rayée de la
carte, partagée entre l’Allemagne et
la Russie. La Hongrie a été amputée
d’une grande partie de son terri-
toire et de sa population après la
première guerre mondiale. La Ré-
publique tchèque a perdu, un
temps, la Bohème. Tous ont une dé-
mographie en crise – diminution de
la population, taux de natalité et de
fécondité très bas, exil des diplô-
més, vieillissement de la popula-
tion – qui alimente le sentiment
d’une partie de leur population
d’être abandonnée et de voir dispa-
raître à jamais son mode de vie,
dans ces régions encore rurales
mais où la politique agricole com-
mune a fortement contribué à mo-
derniser l’agriculture et, donc, à ac-
célérer l’exode rural.
Dans les autres pays de l’UE, l’an-
crage de l’extrême droite est plus
ancien (France, Belgique, Pays-Bas),
du fait d’une immigration elle aussi
plus ancienne et localisée dans des
régions urbaines autrefois indus-
trielles. Ces régions ont eu besoin de
main-d’œuvre dans le passé, mais
ont été très touchées par la désin-
dustrialisation. Celle-ci a été aggra-
vée par des délocalisations facilitées
par l’ouverture des frontières et l’in-
tégration des pays de l’Est, entraî-
nant un chômage massif.
En France, le sentiment d’être
abandonné par les responsables po-
litiques de droite et de gauche res-
senti dans la population ouvrière a
été exploité par l’extrême droite, qui
a accusé les « étrangers » de prendre
les emplois des nationaux. Puis la
croissance du trafic de drogue – y
compris désormais dans de petites
villes et en milieu rural – dans le-
quel se trouvent souvent impliqués
des jeunes Français issus de familles
immigrées, l’insécurité qu’il génère,
les attentats djihadistes sont autant
de facteurs qui expliquent l’exten-
sion du vote d’extrême droite sur
l’ensemble du territoire national et,
plus ou moins, dans toutes les cou-
ches de la population – ouvriers,
employés, cadres, jeunes, person-
nes âgées. Le discours sur le retour
des frontières et même sur une
« double frontière » (contrôle aux
frontières externes de l’UE et con-
trôle aux frontières nationales)
trouve désormais un large écho,
même si on peut douter de l’effica-
cité de leur rétablissement.
Se sentir de nouveau protégé par
des frontières sûres, ne plus se faire
imposer des normes décidées à
Bruxelles – voiture électrique, arrêt
des pesticides, chaudières au gaz… –
tout en restant dans l’UE, car le
Brexit au Royaume-Uni et ses consé-
quences négatives ont calmé les ar-
deurs des partisans de la sortie de
l’UE, sont autant d’arguments qui
séduisent de plus en plus d’électeurs.
Le slogan du parti polonais Confédé-
ration Liberté et indépendance ré-
sume bien cet état d’esprit : « Une
maison, un barbecue, du gazon, deux
voitures et des vacances. » p
béatrice giblin (géographe),
avec francesca fattori
et sylvie gittus-pourrias
0123
SAMEDI 8 JUIN 2024 international | 5
Kuopio
Tampere
Turku
Iles Aland
(FINLANDE)
Gotland
(SUÈDE) Öland
(SUÈDE)
Bornholm
(DANEMARK)
Crète Rhodes
Corfou
Cyclades
SICILE
Kaliningrad
(RUSSIE)
Helsinki
Tartu
Kaunas
Zilina
Pécs Szeged
Galati
Constanta
Brasov
Timisoara
Cluj Iasi
Craiova
Plovdiv
Thessalonique
Larissa
Patras
Sliven
Roussé
Varna
Bourgas
Debrecen
Presov
Siauliai Klaipeda
Saint-
Pétersbourg
Rovaniemi
Kemi
Oulu
Lulea
Umea
Parnu
Liepaja Jelgava
Daugavpils
Narva
Tallinn
Riga
Vilnius
Bratislava
Budapest
Bucarest
Athènes
Prague
Vienne
Ljubljana
Zagreb
Soa
Pilsen
Brno
Linz
Salzbourg
Innsbruck
Split
Rijeka
Graz
Ostrava
Liberec
Katowice
Varsovie
Berlin
Lodz
Wrocław
Leipzig
Hambourg
Brême
Hanovre
Dortmund
echt
Groningue
Cologne
asbourg
Francfort-
sur-le-Main
Nuremberg
Munich
Stuttgart
Dresde
Gdansk
Lublin
Bydgoszcz
Poznan
Szczecin
Cracovie
Naples
Milan
Catane
Bologne
Florence
Venise
Rome
Vérone
Bari
Messine
Vasteras
Uppsala
Göteborg
Alborg
Vejle Esbjerg
Copenhague
Stockholm
Malmö
Aarhus
Odense
Lahti
Maribor
elles
Limite historique
de la n
du XVIIIe
siecle
SUÈDE
DANEMARK
FINLANDE
LETTONIE
ESTONIE
LITUANIE
POLOGNE
ROUMANIE
GRÈCE
M A LT E
CHYPRE
BULGARIE
ALLEMAGNE
SLOVAQUIE
S
AUTRICHE
SLOVÉNIE
CROATIE
ITALIE
HONGRIE
R É P. TC H ÈQ U E
Mer
du Nord
Mer Adriatique
Mer Tyrrhénienne
Mer Noire
Mer
Baltique
Golfe de Finlande
Mer Méditerranée
Mer Ionienne
Golfe
de Botnie
Mer Egée
SCANIE
CARPATES
DALÉCARLIE
POUILLES
LOMBARDIE
BAVIÈRE
CARINTHIE
MACÉDOINE
MOLDAVIE
TRANSYLVANIE
SAXE
POMÉRANIE
TOSCANE
VÉNÉTIE
LAPONIE
JUTLAND
SERBIE
KOSOVO
ALBANIE
MONTÉNÉGRO
BOSNIE-
HERZÉGOVINE
MACÉDOINE
DU NORD
TURQUIE
BIÉLORUSSIE
NORVÈGE
RUSSIE
UKRAINE
MOLDAVIE
TURQUIE
Principaux partis retenus par pays et date d’élection
Allemagne (2021) : Alternative für Deutschland (AfD) ; Autriche
(2019) : Parti de la liberté d’Autriche (FPÖ) ; Belgique (2019) :
Vlaams Belang, Alliance néoamande (N-VA), Parti populaire ;
Bulgarie (2023) : Renaissance, There is Such a People, VMRO ;
Chypre (2021) : Front populaire national (ELAM), Mouvement
solidarité, Soule du peuple ; Croatie (2024) : Mouvement pour la
patrie, Le Pont (Most), Détermination et justice ; Danemark (2022) :
Démocrates danois, Parti du peuple danois, Nouvelle droite ;
Espagne (2023) : Vox ; Estonie (2023) : EKRE ; Finlande (2023) : les
Vrais Finlandais, VL ; France (2022) : Rassemblement national,
Reconquête!, Les Patriotes, Debout la France ; Grèce (2023) :
Spartiates, Solution grecque, Niki ; Irlande (2020) : Parti du centre,
Parti irlandais de la liberté ; Italie (2022) : Fratelli d’Italia, la Ligue,
Italexit per Italia ; Hongrie (2022) : Fidesz, KNDP, Notre patrie ;
Lettonie (2022) : Alliance nationale, Pour la stabilité!, Lettonie
d’abord, Pour chacun et chacune, Pouvoir souverain ; Lituanie
(2020) : Alliance nationale, Drasos Kelias ; Luxembourg (2023) :
Parti réformateur alternatif démocratique (ADR) ; Malte (2022) :
Parti populaire ; Pays-Bas (2023) : Parti pour la liberté (PVV), Forum
pour la démocratie (FVD) ; Pologne (2023) : PiS (au sein de la
confédération Droite unie), Confédération, Il n’y a qu’une Pologne ;
Portugal (2024) : Chega ; République tchèque (2021) : SPD,
Tricolore, Bloc de Volny ; Roumanie (2020) : Alliance pour l’unité des
Roumains ; Slovaquie (2023) : Parti national slovaque, Notre
Slovaquie, Notre famille, République ; Slovénie (2022) : Parti
national slovène, Resni.ca ; Suède (2022) : Démocrates suédois
Sources : commissions électorales et Parlements nationaux ;
Le Monde ; Europe Elects
Infographie Le Monde : Sylvie Gittus-Pourrias, Francesca Fattori
Fondé en 2013, le parti euroscep-
tique Alternative pour l’Allemagne
(AfD) a percé en 2015, protant de
la « crise migratoire » qui a vu arriver
en Allemagne plus de 1million
de réfugiés en un an. Il est entré
au Bundestag en 2017. Enraciné
initialement à l’est de l’ancien rideau
de fer, dans des territoires en perte
de vitesse démographique et
économique, il s’est aussi développé
à l’ouest, dans des territoires qui se
dépeuplent et se perçoivent comme
mis à l’écart du développement
économique du pays. Ses deux
principaux candidats aux élections
européennes ont été interdits de
campagne pour des propos révision-
nistes qui ont suscité sa prise de
distance par plusieurs autres partis
d’extrême droite européens.
En Europe du Nord, l’arrivée d’une immigration musulmane dès
les années 1970 a parfois entraîné un choc culturel dans des
pays historiquement progressistes sur le plan sociétal. Cela a
nourri les mouvements qui promeuvent la défense des traditions
et des valeurs nationales et accusent les partis politiques
traditionnels de fragiliser cette identité en favorisant
les étrangers au détriment des « vrais » citoyens. Le Parti
des Finlandais, issu du populisme agraire opposant les zones
rurales délaissées aux élites urbaines, occupe aujourd’hui
des postes-clés du gouvernement, tandis que les Démocrates
de Suède se sont hissés à la deuxième place des législatives de
septembre 2022. Au Danemark, si le Parti du peuple danois a
fortement reculé depuis sa percée en 2015, ses idées anti-immi-
gration ont été reprises par les sociaux-démocrates au pouvoir.
Créé à la n de la guerre froide comme mouvement souverai-
niste, le Fidesz du premier ministre Viktor Orban a obtenu
54 % des voix aux législatives de 2022, garantissant
à son chef un quatrième mandat d’ailée. Il s’appuie sur
la rhétorique de la grande nation amputée de deux tiers
de son territoire par des ingérences européennes, à l’issue
de la première guerre mondiale. Ce sentiment de déclasse-
ment résonne dans un pays encore majoritairement rural
et vieillissant (forte émigration, chute de la natalité), qui
craint de disparaître face à l’immigration et au modèle
culturel woke que Bruxelles promouvrait. Prorusse, il bloque
l’avancée de plusieurs décisions européennes.
Dans les pays baltes, dont certains comptent des minorités
russes (Estonie, Lettonie), la crainte de Moscou est la principale
raison qui nourrit le discours identitaire et d’extrême droite.
En Estonie, le Parti populaire conservateur (EKRE) est arrivé
en deuxième place lors des élections de 2023. En Lettonie,
en 2022, plus d’un électeur sur quatre s’est exprimé en faveur
de l’une des quatre formations d’extrême droite, tandis qu’en
Lituanie voisine, appelée aux urnes en octobre, le système
partisan, tout aussi fragmenté, a jusqu’à présent freiné
la progression de la droite radicale.
Dans les deux pays, l’extrême droite soutient les partis au pouvoir :
Smer-SD du premier ministre, Robert Fico, en Slovaquie, Alliance
du nouveau citoyen (ANO) de l’ancien chef du gouvernement, en
République tchèque. Issu des sociaux-démocrates pour le premier,
chantre de la lutte contre la corruption pour le second (malgré
une mise en cause dans des aaires de détournement présumé de
fonds européens), les deux gouvernants ont dérivé vers des
positions de plus en plus autoritaires, anti-élites et anti-immigration.
Créé en 2001, le parti conservateur PiS (Droit et justice) arrive au
pouvoir une première fois en 2005, avec un programme euroscep-
tique et marqué à gauche sur le plan social et économique.
A l’époque, il remporte massivement les territoires, très ruraux et
en perte de vitesse démographique, situés à l’est de l’ancienne
frontière qui, à la n du XVIIIe
siècle, partagea la Pologne actuelle
entre la Russie (est), l’Autriche (sud) et la Prusse (ouest). Entre
2015 et 2023, le PiS met en œuvre une « révolution conservatrice »,
considérant que l’identité nationale polonaise est menacée par
l’Union européenne, les personnes LGBT+ et les défenseurs
de l’avortement. Il est battu en 2023 par une coalition libérale et
pro-européenne après avoir transformé les institutions. Il conserve
la présidence et reste le premier parti du pays avec 36,6 % des voix.
Pays baltes
Pologne
Slovaquie et République tchèque
Hongrie
Pays nordiques
Allemagne
Ancienne limite
entre l’Allemagne
de l’Ouest et
l’Allemagne de l’Est
6 | international SAMEDI 8 JUIN 2024
0123
Minée par les divisions,
l’opposition hongroise
redoute un nouvel échec
Une coalition de six partis fait face à Viktor
Orban pour les municipales, organisées le
9 juin, en même temps que les européennes
budapest – envoyé spécial
M
aire de Budapest de-
puis 2019, Gergely Ka-
racsony est reparti en
campagne avec sa façon si parti-
culière de ne pas donner l’im-
pression qu’il est prêt à tout pour
gagner. Avec ses manières polies
mais distantes et ce grand corps
de près de 2 mètres qu’il ne sait
pas toujours où placer, cet ancien
professeur d’université de 48 ans
ne suscite qu’une ferveur limitée,
le 24 mai, sur la petite place de Bu-
dapest où il est venu promouvoir
le programme de santé munici-
pal aux Budapestois de passage
pour une prise de sang.
Il récolte quelques demandes
de selfies de jeunes qui le recon-
naissent et les reproches d’une
femme d’âge mûr qui lui en veut
d’avoir interdit aux voitures de
circuler sur l’emblématique pont
des Chaînes sur le Danube. La
transformation de cet ouvrage
est pourtant l’un des rares chan-
gements que cet opposant de
toujours à Viktor Orban a réussi à
insuffler à sa ville de 1,8 million
d’habitants face à un premier mi-
nistre qui a passé ces cinq derniè-
res années à mettre des bâtons
juridiques et financiers dans les
roues de tous les projets de la
mairie de Budapest.
« Nous avons aussi rénové une
ligne de métro et planté plus d’ar-
bres que pendant la totalité des
trois mandats précédents », se
défend auprès du Monde M. Ka-
racsony, qui espère être réélu
pour un deuxième mandat di-
manche 9 juin, lors des élections
municipales, organisées simul-
tanément avec les élections
européennes en Hongrie. « Des
résultats sont possibles dans la
santé, par exemple, en dépit de
toutes les pressions, notamment
financières, du gouvernement »,
estime-t-il.
En 2019, son élection à la mai-
rie, contrôlée auparavant depuis
2010 par le Fidesz de M. Orban,
avait constitué un séisme politi-
que dans ce pays d’Europe cen-
trale. A l’issue d’une alliance iné-
dite, six partis d’opposition al-
lant de la gauche à une ancienne
formation nationaliste avaient
réussi à s’emparer de la capitale
et de près de la moitié des gran-
des villes de province. Cinq ans
après ce qui reste le seul revers
électoral majeur de M. Orban en
quatorze ans de pouvoir, l’am-
biance a pourtant bien changé.
La faute en incombe à la terri-
ble campagne des élections légis-
latives de 2022, lorsque ces mê-
mes partis avaient essayé de réé-
diter leur exploit de 2019 en dési-
gnant un candidat unique face à
M. Orban. Après l’organisation
de primaires, auxquelles M. Ka-
racsony s’était d’ailleurs pré-
senté avant de se désister, les six
partis avaient désigné un candi-
dat, Peter Marki-Zay, qui n’a ja-
mais réussi à surmonter les
vieilles aigreurs qui agitent de-
puis toujours les opposants de
M. Orban. Celui-ci fut très large-
ment réélu, tandis que M. Marki-
Zay n’obtint qu’un humiliant
35 % des voix.
Depuis ce traumatisme, « les
partis d’oppositions ne sont plus
que l’ombre d’eux-mêmes », cons-
tate Robert Laszlo, analyste au
centre de réflexion Political Capi-
tal. Contrairement à 2019, ils par-
tent ainsi divisés dans de nom-
breuses villes du pays, tandis
qu’au niveau national, ils sont
dépassés par l’apparition sur-
prise de Peter Magyar, un ancien
apparatchik du pouvoir qui a fait
défection en février en promet-
tant de renverser M. Orban. Se-
lon les sondages, sa liste, le parti
Tisza (« respect et liberté »), pour-
rait aspirer une grande partie des
voix de l’opposition et arriver en
deuxième position aux élections
européennes.
Au niveau local, en revanche,
M. Magyar n’a pas eu le temps de
s’implanter, laissant un boule-
vard au Fidesz en raison du mode
de scrutin à un seul tour, qui dé-
favorise les petits partis. « Ce sera
déjà un succès pour l’opposition
s’ils ne perdent qu’une ou deux
grandes villes », estime ainsi
M. Laszlo. « L’opposition n’a pas
encore tiré les enseignements [de
la défaite de 2022], ni fait le tra-
vail intellectuel dont la Hongrie a
besoin dans l’avenir », convient
M. Karacsony, qui estime cepen-
dant sa réélection assurée à Bu-
dapest, « dernier bastion de l’idée
démocratique en Hongrie ».
Mettre fin à la « guerre civile »
Il doit toutefois faire campagne
face à une surprenante candida-
ture dissidente soutenue par son
ancienne formation, le Parti vert.
Spécialiste des transports qui a
fait toute sa carrière au sein du
pouvoir, David Vitezy, 38 ans,
s’est subitement lancé sur la
scène politique budapestoise
en 2023, en promettant qu’il est
possible « d’obtenir des résultats »
à condition de mettre fin « à la
guerre civile » avec le pouvoir. Cet
ancien secrétaire d’Etat de M. Or-
ban, devenu modérément criti-
que d’un premier ministre à qui
il reproche seulement de « lais-
ser entrer les intérêts russes et chi-
nois » en Hongrie, fait surtout
campagne en reprochant à « Ka-
racsony de ne faire que de la poli-
tique nationale et de blâmer les
autres pour expliquer que rien ne
se passe dans la ville ».
Il profite aussi des alliances
conclues par le maire sortant
avec la formation sociale-démo-
crate de l’ancien premier minis-
tre Ferenc Gyurcsany, un homme
qui suscite le rejet d’une grande
partie des Hongrois, y compris
dans l’opposition, mais a tou-
jours refusé de passer la main.
Vendredi 7 juin, à deux jours du
scrutin, la candidate présentée
par le Fidesz s’est par ailleurs su-
bitement retirée de la campagne
en appelant à voter pour M. Vi-
tezy, confirmant les prédictions
de M. Karacsony qui estimait que
cet adversaire « fait partie de la
politique du pouvoir de créer le
chaos dans l’opposition ». Les
sondages prévoient désormais
un scrutin ultraserré. p
jean-baptiste chastand
La CPI interpellée sur les discours de haine
des propagandistes du Kremlin
La Fédération internationale des droits de l’homme a soumis six dossiers à La Haye
kiev – envoyé spécial
L’ auteur d’un discours de
haine et d’incitation à
commettre un crime mé-
rite-t-il d’être jugé aux côtés des
auteurs de crimes de guerre et de
leurs commanditaires ? Des orga-
nisations de défense des droits
humains estiment que la ques-
tion, discutée par le passé dans le
procès des dignitaires nazis à Nu-
remberg, ou dans le procès des
« médias de la haine » du géno-
cide des Tutsis rwandais à Arusha,
mériterait d’être posée par la jus-
tice internationale à propos de la
guerre russe en Ukraine.
La Fédération internationale
pour les droits humains (FIDH), as-
sociée à deux organisations ukrai-
niennes – le Groupe de protection
des droits de l’homme de Kharkiv
(KHPG) et le Centre pour les liber-
tés civiles (CCL) de la Prix Nobel
Oleksandra Matviichuk – et à une
association russe devant rester
anonyme, a soumis, jeudi 6 juin,
un dossier en ce sens au bureau du
procureur de la Cour pénale inter-
nationale (CPI) de La Haye, accu-
sant six célèbres propagandistes
russes de « crime contre l’huma-
nité » pour leur discours de haine
envers les Ukrainiens.
L’accusation vise Dmitri Medve-
dev, ancien président et actuel nu-
méro deux du Conseil de sécurité
russe, Alexeï Gromov, chef de cabi-
net adjoint de l’administration
présidentielle, chargé notamment
des médias d’Etat, et quatre figures
médiatiques, Vladimir Soloviev,
animateur sur la chaîne de télévi-
sion Rossia 1, Margarita Simonian,
rédactrice en chef de RT et de Sput-
nik, Dmitri Kisselev, chef du
groupe média Rossia Segodnia, et
Sergueï Mardan, animateur de ra-
dio et de télévision.
Lors d’une présentation du dos-
sier, organisée jeudi, à Kiev, des re-
présentants des ONG de défense
des droits humains ont accusé les
six Russes de « participer à une
campagne haineuse contre les ci-
vils ukrainiens, encourageant et fa-
cilitant les crimes de guerre et
autres atrocités » commises par les
forces russes en Ukraine.
« Machine d’Etat »
« Les atrocités massives perpétrées
à l’encontre des Ukrainiens ont été
facilitées par des années de campa-
gne de haine, estime ainsi Ilya
Nuzov, responsable du bureau Eu-
rope de l’Est et Asie centrale à la
FIDH, qui intervenait en visiocon-
férence. Les Ukrainiens ont été dé-
peints en “nazis”, en sous-humains
qui perpétreraient un “génocide
contre les Russophones”, afin de
préparer une opération de “dénazi-
fication” et de créer, dans la société
russe, un climat d’acceptation des
crimes commis en Ukraine. »
« Il n’aurait pas pu y avoir de
guerre sans cette propagande »,
accuse Anna Ovdiienko, juriste
au KHPG. « La propagande est
une machine d’Etat de lavage de
cerveau de la population russe »,
estime pour sa part Volodymyr
Yavorskyy, du CCL.
Le document de 110 pages trans-
mise à la CPI concerne plus de trois
cents déclarations de ces six per-
sonnalités, formulées entre le
24 février 2022, date de l’invasion
russe de l’Ukraine, et le 24 fé-
vrier 2024. Les défenseurs des
droits humains estiment que les
« discours de haine » constituent,
en vertu du statut de Rome fon-
dant la CPI, le « crime contre l’hu-
manité » de « persécution », com-
mis « dans le cadre d’une attaque
généralisée ou systématique contre
la population civile de l’Ukraine, y
compris l’emprisonnement illégal,
le meurtre, la torture, la déporta-
tion et le transfert illégal de civils ».
Un article du statut de Rome
permet à tout Etat ou organisa-
tion non gouvernementale de
transmettre des enquêtes au pro-
cureur de la CPI, qui reste pour sa
part indépendant et n’a nulle obli-
gation d’y donner suite. La société
civile ukrainienne, très active sur
les crimes de guerre commis sur
son territoire, a déjà transmis à la
CPI des enquêtes sur le siège et la
destruction de la ville de Mariou-
pol, les tortures de prisonniers ou
les déportations d’enfants.
Depuis l’invasion russe de
l’Ukraine, le procureur de la CPI,
Karim Khan, a émis quatre de-
mandes de mandat d’arrêt, dans
deux dossiers distincts : contre le
président russe, Vladimir Poutine,
et la commissaire aux droits des
enfants, Maria Lvova-Belova, pour
déportation d’enfants ukrainiens
vers la Russie, en mars 2023 ; et
contre le général de l’armée de l’air
Sergueï Kobylach et le vice-amiral
Viktor Sokolov, commandant de la
flotte de la mer Noire, pour des at-
taques contre des infrastructures
civiles, en mars dernier.
Si les discours de haine sont sou-
vent évoqués dans les procès pour
crimes de guerre, ils n’ont encore
jamais fait l’objet d’une accusa-
tion spécifique depuis la création
de la CPI. Les dernières condam-
nations pour ce type de crime re-
montent à celle du chef politique
et paramilitaire serbe Vojislav Se-
selj dans un procès en appel de la
structure qui a succédé au Tribu-
nal pénal international pour l’ex-
Yougoslavie, et auparavant à cel-
les de trois responsables rwandais
de la Radio-télévision libre des
Mille Collines et de la revue Kan-
gura par le Tribunal pénal inter-
national pour le Rwanda. Le cas
historique le plus célèbre reste
l’accusation portée, après la se-
conde guerre mondiale, contre Ju-
lius Streicher, directeur du journal
Der Stürmer, lors du procès de Nu-
remberg. Accusé d’avoir « infecté
l’esprit allemand » par sa « propa-
gande antisémite » et contribué à
sa manière au génocide des juifs
d’Europe, il avait été reconnu cou-
pable de « crime contre l’huma-
nité » et condamné à mort. p
rémy ourdan
En arrêtant un Français, Moscou
provoque une nouvelle escalade
Laurent Vinatier, 48 ans, représentant d’une ONG suisse, a été interpellé
puis inculpé vendredi pour ne pas s’être déclaré « agent de l’étranger »
D
ans le climat de con-
frontation aiguë entre
Moscou et Paris, l’ar-
restation dans la capi-
tale russe du Français Laurent Vi-
natier, jeudi 6 juin, a tout de l’évé-
nement diplomatique suscepti-
ble de gripper encore un peu plus
la relation bilatérale. Le président
de la République, Emmanuel Ma-
cron, a évoqué son cas en interve-
nant dans la soirée à la télévision,
l’inscrivant dans la droite ligne
des « intoxications », « menaces »
et « provocations » menées par le
Kremlin contre la France.
Les images de l’interpellation de
cet homme de 48 ans, spécialiste
de l’espace post-soviétique et im-
pliqué dans des tentatives de mé-
diation informelle dans le conflit
russo-ukrainien, ont été diffusées
à la mi-journée par le Comité
d’enquête, un puissant organe ju-
diciaire russe dépendant directe-
ment du Kremlin. On y voit M. Vi-
natier, dont le visage est flouté,
abordé à la terrasse d’un café par
des hommes masqués et en uni-
forme, qu’il suit, sans résistance,
jusqu’à un van garé à proximité.
Dans la foulée, la partie russe fai-
sait état d’accusations graves :
M. Vinatier aurait, durant plu-
sieurs années, « recueilli des infor-
mations dans le domaine des acti-
vités militaires et militaro-techni-
ques de la Fédération de Russie »,
informations « pouvant être utili-
sées contre la sécurité de l’Etat ».
L’emploi d’un tel vocable a pu
laisser penser, dans un premier
temps, à une accusation d’espion-
nage. Mais l’argument juridique
avancé, pour l’heure, est plus sub-
til – mais aussi moins grave. Lau-
rent Vinatier se voit reprocher de
ne pas s’être signalé en tant
qu’« agent de l’étranger », un label
se voulant infamant, qui, depuis
2019, a été élargi aux étrangers.
C’est sur cette base qu’il a été for-
mellement inculpé, vendredi ma-
tin. Selon la justice russe, M. Vina-
tier aurait dû, de lui-même, com-
prendre qu’il pouvait tomber
sous le coup de cette législation et
demander à être placé sur le regis-
tre en question. Sous cette même
accusation que la journaliste rus-
so-américaine Alsu Kurmasheva
est détenue depuis octobre 2023.
« Politique de coups d’épingle »
Laurent Vinatier a un profil atypi-
que sur la place moscovite. Doc-
teur en philosophie, chercheur
spécialisé sur la Russie, le Caucase
et l’Asie centrale, il faisait des sé-
jours réguliers dans la capitale
russe. Enseignant, il avait colla-
boré avec plusieurs centres de ré-
flexion, dont l’Institut Thomas-
More. En 2014, il rejoint le Centre
pour le dialogue humanitaire, ins-
titution discrète basée en Suisse,
qui œuvre, souvent en coopéra-
tion avec les Nations unies, dans
le domaine de la diplomatie infor-
melle et de la médiation des con-
flits. Le président de son conseil
d’administration est l’ancien di-
plomate français Pierre Vimont.
L’ONG suisse a confirmé l’arres-
tation de son collaborateur, jeudi,
pendant qu’Emmanuel Macron
insistait : « En aucun cas il ne tra-
vaille, ou travaillait pour la France,
mais nous lui fournirons toutes les
protections consulaires nécessai-
res. » Laurent Vinatier et le Centre
pour le dialogue humanitaire se
sont impliqués dans de nom-
breux dossiers, du Haut-Karabakh
choisi pour justifier cette interpel-
lation ressemble même à un mes-
sage disant en substance à Paris :
« A vous de décider de la suite… »
« On s’attendait à ce type d’esca-
lade, nous ne sommes malheureu-
sement pas surpris », admet une
source au sein de l’exécutif.
D’autant que l’arrestation de Lau-
rent Vinatier intervient quelques
jours après une vague de
manœuvres de déstabilisation sur
le sol français, rapidement attri-
buées à Moscou par le renseigne-
ment français. Le 1er juin, la décou-
verte, au pied de la tour Eiffel, de
cercueils, recouverts d’un drapeau
tricolore portant l’inscription
« soldats français de l’Ukraine »,
faisait suite à d’autres provoca-
tions attisant les tensions liées
au conflit à Gaza. Puis, le 3 juin, la
direction générale de la sécurité
intérieure a arrêté un Russo-
Ukrainien, à Roissy-en-France
(Val-d’Oise), blessé par des explo-
sifs, et soupçonné d’avoir voulu
mener une action violente.
« Tout ceci fait partie d’une sorte
de politique de coups d’épingle et de
harcèlement de la part de la Russie.
Mais, pour l’instant, cela ne prend
pas trop, car la main de Moscou est
rapidement identifiée à chaque
fois », reprend la même source. Il y
a, toutefois clairement un « ac-
compagnement de la montée en
puissance du rapport de force. On
s’installe dans une logique de
confrontation durable, et la France
fait l’objet d’un traitement de fa-
veur indéniable », même si des ac-
tions de déstabilisation ont aussi
eu lieu ces dernières semaines en
Allemagne et en Pologne. p
élise vincent
et benoît vitkine
à l’Ukraine. En 2014, selon une
source du Monde, l’homme a con-
tribué à faire dialoguer, hors des
cadres formels, les représentants
de Kiev et les séparatistes du Don-
bass. L’ONG aurait aussi joué un
rôle de premier plan dans l’accord
céréalier signé en juillet 2022 en-
tre Kiev et Moscou, sous le patro-
nage de la Turquie et de l’ONU.
« La spécificité du Centre est
d’être un lieu de rencontres neutre,
qui subsiste quand les autres ca-
naux sont dégradés, précise une
autre source. Cette mission est
parfaitement connue des Russes,
et Laurent Vinatier a des interlocu-
teurs très bien identifiés, et de haut
niveau. » Le nom de Dmitri Kozak,
conseiller du Kremlin, revient à
plusieurs reprises. La veille de son
interpellation, le chercheur était
encore dans les couloirs du Fo-
rum économique international
de Saint-Pétersbourg, lieu de ren-
contre de l’élite russe.
A Paris, cette arrestation est clai-
rement interprétée comme étant
liée au contexte de montée de
l’agressivité russe, depuis qu’Em-
manuel Macron a évoqué l’envoi
d’instructeurs militaires en
Ukraine, ainsi que la possibilité
pour Kiev de frapper le territoire
russe avec des armes françaises.
L’association entre accusations
frisant l’espionnage et le motif
« En aucun cas
il ne travaille,
ou travaillait
pour la France »
EMMANUEL MACRON
Le résultat
devrait être serré
à Budapest,
« dernier
bastion de l’idée
démocratique en
Hongrie », selon
son maire sortant
Les partis
d’opposition sont
hantés par le
traumatisme des
législatives de
2022, où leur
candidat n’avait
rassemblé que
35 % des voix
0123
SAMEDI 8 JUIN 2024 international | 7
Gaza : un abri pour déplacés anéanti par une frappe
Au moins 37 personnes, réfugiées dans une école du camp de Nousseirat, ont péri dans une attaque de l’Etat hébreu
jérusalem – envoyé spécial
A Nousseirat, au milieu
de la bande de Gaza,
l’enfer s’est déchaîné
au cœur de la nuit. Un
peu avant 2 heures du matin,
jeudi 6 juin, une frappe a touché
une école de l’UNRWA, l’agence
de l’ONU chargée des réfugiés pa-
lestiniens, au sud de la ville de
Gaza, un vaste ensemble de bâti-
ments dans lequel plusieurs mil-
liers de personnes chassées par la
guerre d’autres parties de l’en-
clave palestinienne avaient
trouvé refuge, installées tant bien
que mal dans des locaux désaffec-
tés. La direction de l’hôpital Al-
Aqsa de Deir Al-Balah, situé à
proximité de Nousseirat, qui a vu
affluer les victimes du bombarde-
ment, faisait état, jeudi soir, d’au
moins trente-sept morts, dont
trois femmes et neuf enfants.
Depuis plusieurs jours, les opé-
rations militaires israéliennes ga-
gnaient en intensité dans cette ré-
gion centrale de Gaza, notam-
ment entre Al-Boureij et Noussei-
rat, deux camps de réfugiés
séparés de quelques kilomètres.
L’essentiel des personnes qui se
trouvent dans ce secteur sont des
déplacés d’autres parties de Gaza
visées par des opérations de l’ar-
mée israélienne, à la poursuite
des membres du Hamas.
Karin Huster, conseillère médi-
cale de Médecins sans frontières
(MSF) à Gaza présente dans l’hô-
pital Al-Aqsa, évoquait déjà, mer-
credi, sur le réseau X, une « esca-
lade insensée des hostilités » et
qualifiait la situation d’« apoca-
lyptique ». L’établissement est un
« navire en train de couler », affir-
mait-elle. Entre mardi et mer-
credi, avant même le bombarde-
ment de l’école de Nousseirat,
70 morts et 300 blessés avaient
été amenés à l’hôpital.
Sur X, le chef de l’UNRWA, Phi-
lippe Lazzarini, a précisé que la
frappe de jeudi n’a été précédée
d’aucun « avertissement préala-
ble, ni aux personnes déplacées, ni
à l’UNRWA ». Il a rappelé que
l’ONU « partage les coordonnées
de toutes [ses] infrastructuresavec
l’armée israélienne et les autres
parties au conflit ». « Attaquer, ci-
bler ou utiliser des bâtiments de
l’ONU à des fins militaires témoi-
gne d’un mépris flagrant du droit
humanitaire international », s’est
indigné M. Lazzarini, ajoutant
que « plus de 180 structures de
l’UNRWA ont été touchées » de-
puis le début de la guerre à Gaza.
L’armée israélienne a revendi-
qué l’attaque aérienne au motif
que l’école de Nousseirat abritait
une « base du Hamas » et a affirmé
que « plusieurs terroristes » ont
péri dans l’explosion. Un porte-
parole de l’armée, le colonel Peter
Lerner, a déclaré lors d’un briefing
à la presse que de vingt à trente
membres du Hamas et du Jihad is-
lamique étaient regroupés dans
trois salles de classe au moment
de la frappe. Le colonel Lerner n’a
cependant pas fourni d’éléments
à l’appui de ces accusations.
« L’école abritait 6 000 déplacés
quand elle a été touchée. Les allé-
gations selon lesquelles des grou-
pes armés auraient pu se trouver à
l’intérieur de cet abri sont cho-
quantes », a affirmé Philippe Laz-
zarini, tout en précisant lui-même
ne pas être en mesure de vérifier
ces dires. Le contre-amiral Daniel
Hagari, un autre porte-parole de
l’armée israélienne, a assuré que
neuf « terroristes », dont certains
ont participé à l’attaque du 7 octo-
bre 2023, ont péri dans le bombar-
dement. Il s’est engagé à rendre
bientôt publics leurs noms. Le Ha-
mas, pour sa part, a condamné
une « guerre continue d’extermi-
nation et de nettoyage ethnique »
contre le peuple palestinien.
« On va tous y passer »
La population gazaouie, ballottée
d’un secteur à l’autre de la bande
de Gaza au gré des attaques de
l’armée israélienne, ne sait plus
où s’enfuir. « Il n’y a plus la moin-
dre voie de sortie, nous sommes
dans la panique la plus totale, ra-
conte Ahmed, le nom d’emprunt
d’un journaliste joint par
Le Monde à Nousseirat. On vit
dans la peur d’être touchés par une
frappe visant un bâtiment si on ne
bouge pas, ou d’être tués sur la
route si on s’en va. On est venus ici
en tuk-tuk, j’ai payé 40 dollars
[37 euros] pour faire 3 kilomètres,
mais, là, on a le sentiment qu’on
n’a plus nulle part où aller. »
Ces derniers mois, Ahmed vivait
à Rafah, dans l’extrémité sud de la
bande de Gaza, en lisière du Sinaï
égyptien. Il y était arrivé avec les
siens au terme d’une longue er-
rance, dans l’espoir d’échapper
aux bombardements alors con-
centrés sur des localités plus au
nord, comme la ville de Gaza et
celle de Khan Younès. Mais, début
mai, l’entrée des chars israéliens
dans Rafah l’a forcé à fuir une nou-
velle fois. Il s’est replié alors sur Al-
Boureij, un endroit à peu près
calme jusqu’à mardi, lorsque l’ar-
mée israélienne y a entrepris de
nouvelles opérations. Il a donc
fallu s’en aller encore une fois, en
toute hâte, et c’est ainsi qu’Ahmed
a échoué à Nousseirat, où la
guerre n’a pas tardé à le rattraper.
Il se dit aujourd’hui « horrifié »
par la violence des frappes, ne sa-
chant plus distinguer les tirs des
chars de ceux des avions ou des
drones. « Il n’y a plus de nourri-
ture, il n’y a même plus d’eau, se
désole-t-il. Franchement, il faut
que cette guerre prenne fin ou, si-
non, on va tous y passer. Ce n’est
pas une situation pour des êtres
humains. » Selon le ministère de
la santé, affilié au Hamas, « le
nombre de malades et de blessés
qui ont besoin de quitter la bande
de Gaza pour des soins atteint à
présent 25 000 personnes ».
La frappe sur l’école de Noussei-
rat survient au milieu des efforts
américains pour pousser Israël et
le Hamas à accepter un plan de
cessation des hostilités, accom-
pagné d’échanges d’otages et de
prisonniers. « Le gouvernement
israélien a indiqué qu’il allait pu-
blier davantage d’informations
sur cette frappe, y compris les
noms des personnes qui y ont
trouvé la mort. Nous attendons
d’eux qu’ils soient pleinement
transparents en rendant ces infor-
mations publiques », a déclaré à la
presse le porte-parole du départe-
ment d’Etat, Matthew Miller.
« Faire des compromis »
Joe Biden et seize autres diri-
geants ont exhorté, jeudi, le Ha-
mas à accepter l’accord de cessez-
le-feu avec Israël actuellement
sur la table des négociations. « Il
est temps que cette guerre se ter-
mine, et cet accord est un point de
départ nécessaire », a déclaré la
Maison Blanche dans un com-
muniqué conjoint avec la
France, le Royaume-Uni, l’Alle-
magne, le Canada ainsi que plu-
sieurs pays sud-américains dont
l’Argentine. « En ce moment déci-
sif, nous appelons les dirigeants
d’Israël et du Hamas à faire les
derniers compromis nécessaires
pour conclure cet accord et soula-
ger les familles de nos otages,
ainsi que ceux qui se trouvent des
deux côtés de ce terrible conflit, y
compris les populations civiles »,
affirme le texte. p
jean-philippe rémy
L’armée
israélienne
a revendiqué
l’attaque au motif
que l’école
abritait une
« base du Hamas »
Nétanyahou devant le Congrès
américain le 24 juillet
Le premier ministre israélien, Benyamin Nétanyahou, pronon-
cera un discours devant le Congrès américain, à Washington,
le 24 juillet. L’invitation avait été adressée fin mai au dirigeant is-
raélien par les chefs parlementaires républicains et démocrates.
La date retenue survient après des mois de malaise de l’adminis-
tration de Joe Biden face à la conduite des opérations menées
par Israël dans la bande de Gaza, en riposte à l’attaque du Ha-
mas du 7 octobre 2023. Washington reste toutefois le premier
soutien diplomatique et militaire de l’Etat hébreu, confronté à
de plus en plus de pressions internationales après près de huit
mois de conflit ayant provoqué une catastrophe humanitaire
dans le territoire palestinien assiégé.
ÉTATS-UNIS
Steve Bannon devra
commencer à purger
sa peine d’ici à juillet
L’idéologue populiste de
droite américain Steve
Bannon, ex-conseiller de
Donald Trump à la Maison
Blanche, devra commencer
à purger sa peine de qua-
tre mois de prison au plus
tard le 1er juillet, a ordonné
un juge fédéral, jeudi 6 juin.
La peine, confirmée en appel
le 10 mai, avait été prononcée
en octobre 2022 pour entrave
à l’enquête parlementaire
du Congrès sur l’assaut du
Capitole, le 6 janvier 2021.
Son application avait été
suspendue en raison d’un
recours de la défense, mais
le juge Carl Nichols a levé
cette suspension à la de-
mande de l’accusation et
ordonné que le prévenu,
âgé de 70 ans, se présente
en prison le 1er juillet au plus
tard. « Rien ne me fera taire »,
a réagi M. Bannon à la sortie
du tribunal, prédisant
« un raz de marée » pour les
républicains à la présiden-
tielle et aux législatives
du 5 novembre. – (AFP.)
CANADA
Un réseau de trafic
de migrants démantelé
Les autorités canadiennes
ont annoncé, jeudi 6 juin,
avoir démantelé un vaste
réseau de trafic de migrants,
accusé d’avoir acheminé
pendant un an des centaines
de personnes arrivées au
Canada vers les Etats-Unis.
Quatre personnes ont été
arrêtées et un mandat d’arrêt
a été émis pour quatre autres,
a indiqué la gendarmerie
royale du Canada (GRC).
Le réseau faisait payer des
milliers de dollars à des mi-
grants pour se rendre aux
Etats-Unis en traversant le
fleuve Saint-Laurent, a
précisé la GRC. Les faits
se seraient déroulés
de juillet 2022 à juin 2023.
Certains migrants auraient
péri en tentant de traverser
la frontière de nuit, a souli-
gné la police. En mars 2023,
huit personnes, dont deux
enfants, d’origine canado-
roumaine et indienne,
avaient été retrouvées
mortes dans un marais
après avoir tenté de se rendre
aux Etats-Unis. – (AFP.)
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8 |
FRANCE SAMEDI 8 JUIN 2024
0123
Débarquement :
l’appel de Joe
Biden à « ne
jamais oublier »
Les présidents américain et français ont
profité des commémorations du D-Day
en Normandie pour afficher leur soutien
à Volodymyr Zelensky face à l’offensive russe
saint-laurent-sur-mer (calvados) –
envoyé spécial
D
es salves d’applaudisse-
ments nourris pour les vété-
rans, avant même l’arrivée
des chefs d’Etat et de gouver-
nement aux célébrations
des 80 ans du débarque-
ment du 6 juin 1944. Un accueil plus chaleu-
reux encore pour Volodymyr Zelensky reçu
avec son épouse par le couple Macron,
comme un invité presque normal, en pleine
guerre en Ukraine. Dans l’attente de Joe
Biden, les uns et les autres ont pu échanger
quelques mots, là où déferlèrent les troupes
alliées dans l’objectif de repousser l’occupant
nazi. Jeudi 6 juin, la commémoration interna-
tionale du D-Day a donné lieu sur la plage
d’Omaha Beach, dans la commune de Saint-
Laurent-sur-Mer (Calvados), à une célébration
empreinte de solennité et d’émotion, faite de
constants allers-retours entre ce douloureux
passé et les déchirements du présent.
D’imposants navires de guerre mouillent à
l’horizon. Le dispositif de sécurité
(43 000 agents) en impose mais l’atmos-
phère est plutôt bon enfant. Dans la mati-
née, Emmanuel Macron laisse son premier
ministre, Gabriel Attal, le représenter à la cé-
rémonie coorganisée avec le Canada, en
compagnie du premier ministre, Justin Tru-
deau. Avant Ohama Beach, le chef de l’Etat se
concentre sur les hommages aux soldats
américains, avec Joe Biden à Colleville-sur-
Mer, et britanniques, à Ver-sur-Mer aux cô-
tés d’un roi Charles III en grand uniforme. Le
souverain britannique se réjouit de « la cha-
leur et de la générosité offertes par les Nor-
mands » aux soldats, en dépit des bombarde-
ments alliés qui ont frappé les villes de la ré-
gion, comme Saint-Lô et Caen, afin d’affai-
blir les forces d’occupation allemandes et
leurs capacités de réaction. A Saint-Laurent-
sur-Mer, nombre de maisons sont pavoisées
aux couleurs des Alliés.
A chaque étape de la journée, le sacrifice
des vétérans, venus des différents pays alliés,
à commencer par les Etats-Unis, est
d’ailleurs longuement salué. A Ohama
Beach, un chœur de jeunes entonne Le Chant
des partisans, puis l’hymne européen. L’ac-
teur Lambert Wilson s’adresse au public – of-
ficiels, têtes couronnées et militaires de tous
les pays, mais aussi une foule d’anonymes –
en français comme en anglais. Différentes
lettres du front sont sorties de l’oubli. Un vé-
téran américain du D-Day relit un courrier
qu’il avait adressé le 7 juin 1944 à sa famille,
depuis cette côte française où tant de ses frè-
res de sang ont laissé la vie. « Soyons dignes
du courage de ceux qui débarquèrent ici »,
souligne Emmanuel Macron, après avoir fait
chevalier de la Légion d’honneur trois an-
ciens combattants américains, arrivés en
juin 1944 sur cette plage. Le chef de l’Etat
souligne aussi à plusieurs reprises le rôle de
la résistance intérieure en France occupée.
Derrière le souvenir, souvent poignant, tout
est fait pour serrer les rangs autour de Kiev, à
l’heure où la Russie, qui n’est pas invitée en
raison du conflit, est à l’initiative dans l’est de
l’Ukraine. Le rôle de l’Armée rouge pendant la
seconde guerre mondiale est certes évoqué
de-ci, de-là, hommage discret à son engage-
ment pour défaire l’Allemagne nazie.
Coïncidence ou effet des retards accumu-
lés ? La Patrouille de France et les Red Arrows
britanniques passent dans le ciel d’Omaha
Beach, suivis de leur panache tricolore, au
moment même où M. Macron rend hom-
mage à l’Ukraine et à M. Zelensky. Une nou-
velle salve d’applaudissements en faveur du
dirigeant ukrainien interrompt alors le dis-
cours. « Merci au peuple ukrainien, à sa bra-
voure, à son goût de la liberté. Nous sommes là
et nous ne faiblirons pas », promet le président
français, peu avant d’annoncer sur TF1 et
France 2 la cession de Mirage 2000-5 à Kiev.
« L’UKRAINE EST ENVAHIE PAR UN TYRAN »
Dans la matinée, Joe Biden a, lui aussi, multi-
plié les parallèles entre les festivités du jour
et l’actualité brûlante du moment en Eu-
rope. « Détourner le regard de l’Ukraine serait
oublier ce qui s’est passé ici », dit-il lors d’un
hommage aux soldats américains tombés
pour la libération de la France, au cimetière
militaire de Colleville-sur-Mer. Drapeaux
américains et français sont alignés entre les
quelque 10 000 sépultures du site.
« L’isolationnisme n’était pas la réponse il y
a quatre-vingts ans et ce n’est pas la réponse
aujourd’hui », ajoute-t-il, dans une allusion
directe à Donald Trump, et au nom d’un vi-
brant plaidoyer pour l’OTAN. « Nos alliances
nous rendent plus forts. C’est une leçon que les
Américains n’oublieront pas », veut-il croire
alors que la perspective d’un retour du répu-
blicain à la Maison Blanche donne des
sueurs froides aux alliés européens, surtout
dans le contexte de la guerre en Ukraine.
« L’Ukraine est envahie par un tyran et nous
n’abandonnerons jamais. (…) Nous ne pou-
vons pas abandonner devant des dictateurs,
c’est inimaginable, dit encore le président dé-
mocrate américain. Les soldats du D-Day ont
fait leur devoir, ferons-nous le nôtre ? (…) Nous
ne devons pas perdre ce qui a été fait ici. »
M. Biden devait insister, vendredi, lors d’un
nouveau discours à la pointe du Hoc, un des
hauts lieux du débarquement des forces
américaines, sur la lutte engagée entre les dé-
mocraties et les régimes autoritaires, une
autre façon d’inscrire l’action des Occiden-
taux dans le temps, même si cette approche
rebute une partie des Etats du Sud. Il parlera
aussi du soutien à l’Ukraine lors de sa visite
d’Etat à Paris, samedi 8 juin.
Volodymyr Zelensky n’en attendait sans
doute pas moins, lui qui doit se battre chaque
jour pour obtenir des Occidentaux l’appui
militaire dont son pays a besoin. « Les Alliés
ont défendu la liberté de l’Europe, désormais ce
sont les Ukrainiens » qui le font, a-t-il écrit sur
X avant les cérémonies. L’ancien acteur recon-
verti en chef de guerre devait retrouver
M. Macron vendredi à l’Elysée. Loin des
champs de bataille, du moins de ceux où les
combats s’enlisent, dans son pays. p
philippe ricard
« LES SOLDATS
DU D-DAY ONT FAIT
LEUR DEVOIR,
FERONS-NOUS
LE NÔTRE ? »
JOE BIDEN
président américain
C É R É M O N I E D E S 8 0 A N S D U D É B A R Q U E M E N T
Les retards du « maître des horloges »
colleville-sur-mer, saint-laurent-sur-mer,
ver-sur-mer (calvados) – envoyée spéciale
L
a cérémonie britannique organisée
pour le 80e
anniversaire du Débarque-
ment a débuté sans Emmanuel Macron,
jeudi 6 juin. Le maître des horloges est arrivé
en retard de quinze minutes au Mémorial bri-
tannique de Ver-sur-Mer (Calvados). Le proto-
cole n’a pas attendu l’arrivée du couple prési-
dentiel, la cérémonie a donc commencé à
10 h 30, comme prévu : le premier ministre bri-
tannique, Rishi Sunak, a prononcé le discours
d’accueil aux vétérans, puis le roi Charles III et
la reine Camilla, puissances invitantes, ont fait
leur entrée sur le site, seuls. Le couple retarda-
taire a fait son apparition au beau milieu de la
cérémonie, accueilli par le premier ministre.
Nul applaudissement pour saluer l’arrivée
du président de la République, ni effusions
entre les deux couples. Les Britanniques n’ont
guère apprécié la désinvolture du chef de
l’Etat. « Comment le président français peut-il
avoir quinze minutes de retard pour un événe-
ment international majeur en France ? », s’est
indigné, sur le réseau social X, Adam Parsons,
journaliste sur Sky News, chaîne d’informa-
tion en continu basée à Londres.
Epreuve pour les vétérans
On avait déjà frôlé l’incident diplomatique, le
6 juin 2014, pour les 70 ans du Débarquement :
la reine Elizabeth II avait dû patienter pen-
dant vingt minutes dans la voiture officielle
avant de pouvoir quitter le château de Bénou-
ville (Calvados), où se déroulait le déjeuner des
chefs d’Etat conviés par le président de la Ré-
publique François Hollande, car la limousine
du président américain Barack Obama était
trop large pour sortir par les grilles. « Les Bri-
tanniques en général, et les têtes couronnées en
particulier, sont maladivement ponctuels », té-
moigne le journaliste et essayiste Marc Roche.
Les quinze minutes perdues au Mémorial
britannique non seulement n’ont pas été rat-
trapées, mais elles sont devenues trente mi-
nutes au cimetière américain de Colleville-
sur-Mer (Calvados), à 30 kilomètres de là, où
devait commencer à 12 h 30 la cérémonie
américaine. Joe et Jill Biden ont, eux, attendu,
stoïques, l’arrivée des Macron pour ouvrir la
cérémonie. Une épreuve pour les vétérans,
qui ont dû être déplacés pour ne pas subir une
insolation. En début d’après-midi, le prési-
dent de la République avait remis ses pendu-
les à l’heure. Il était présent à Saint-Laurent-
sur-Mer (Calvados) à 15 h 30, comme prévu au
programme, pour accueillir la quinzaine de
chefs d’Etat et de gouvernement invités pour
la cérémonie internationale.
Les retards d’Emmanuel
Macron sont systémati-
ques et peuvent être beau-
coup plus conséquents
que la quinzaine de minu-
tes infligée au souverain
britannique, qualifiée de
« petit retard » par une
conseillère de l’hôte de
l’Elysée. Le record a ainsi
été atteint au Brésil, le
26 mars : le président Lula
et le chef indigène Raoni,
âgé de plus de 90 ans, ont
dû patienter deux heures
trente, en plein cœur de la forêt amazonienne,
avant de voir arriver Emmanuel Macron.
L’Elysée ne donne aucune explication à ces
ajournements perpétuels, Emmanuel Macron
lui-même s’en excuse rarement. Etonnam-
ment, ses « victimes » lui en tiennent rare-
ment rigueur, trop heureux d’avoir enfin le
privilège de l’approcher. Ainsi à Plumelec
(Morbihan), mercredi, où Emmanuel Macron
venait rendre hommage au maquis de Saint-
Marcel, les anciens résistants quasi centenai-
res ont-ils langui trente-cinq minutes avant
d’apercevoir la limousine du chef de l’Etat. Et
furent trop heureux ensuite d’être gratifiés
d’un sourire, cajolés, voire décorés par ce pré-
sident qui arrive comme les carabiniers – c’est-
à-dire toujours trop tard. Dans la tribune, un
ancien combattant a quand même eu ce cri du
cœur, à l’annonce d’un nouveau délai avant
l’arrivée d’Emmanuel Macron : « Il se prend
pour un roi, mais il n’est même pas fichu d’arri-
ver à l’heure… » p
nathalie segaunes
JOE ET JILL BIDEN
ONT ATTENDU,
STOÏQUES,
L’ARRIVÉE
DES MACRON
POUR OUVRIR
LA CÉRÉMONIE
0123
SAMEDI 8 JUIN 2024 france | 9
Lors des célébrations du Débarquement,
dans le Calvados, le 6 juin. A gauche, le
président américain, Joe Biden, au cimetière
de Colleville-sur-Mer. En haut, la cérémonie
sur la plage d’Omaha Beach, à Saint-Laurent-
sur-Mer. Ci-dessus, les anciens combattants
chantant « La Marseillaise », durant cette
cérémonie. GUILLAUME HERBAUT/VU POUR « LE MONDE »
L’humilité et l’émotion des vétérans américains
« Le Monde » a suivi ceux qui ont enterré leur enfance sur une plage de Normandie il y a quatre-vingts ans
RÉCIT
colleville-sur-mer et saint-
laurent-sur-mer (calvados) –
envoyée spéciale
D
ans chaque vieux, il y a un
jeune qui se demande ce
qui s’est passé », dit une
étrange formule. Eh bien, au soir
du 6 juin, rentrant en autocar
d’une longue journée de commé-
morations du Débarquement en
Normandie, une poignée de vété-
rans américains centenaires, à la
fois groggy et grisés, se posaient
la question : qu’a-t-il bien pu se
passer, en quatre-vingts ans, pour
qu’on se retrouve ainsi, applaudis
par les foules, glorifiés par les diri-
geants, érigés en héros ?
Comment diable expliquer, di-
sait Arlester Brown, 100 ans, ce for-
midable retournement de situa-
tion qui fait qu’un jeune soldat
noir, débarqué en Normandie au
mois de juin 1944 au sein d’une
unité chargée de l’intendance et de
la blanchisserie, exposé dans son
armée au racisme, à l’humiliation,
à la ségrégation, se voie décoré de
la Légion d’honneur par le prési-
dent de la France, devant plusieurs
monarques et un parterre de chefs
d’Etat ? « La vie réserve décidément
de jolies surprises, note-t-il. Cette
journée était si lumineuse ! Tous ces
sourires, ces vivats, cette commu-
nion si fraternelle autour des va-
leurs de la paix et de la liberté, fran-
chement, quelle joie ! »
En des temps politiques incer-
tains, la communauté internatio-
nale savait donc montrer qu’elle
se serrait les coudes, qu’elle haïs-
sait la dictature, qu’elle ne transi-
geait pas avec l’exigence de la dé-
mocratie. « Il est bien là, le mes-
sage du D-Day, dit-il. La paix ! La
paix si chèrement acquise et qu’il
faut défendre sans compromis ni
couardise. Biden et Macron ont été
fermes sur le soutien à l’Ukraine.
Tant mieux ! Ne réitérons pas les
lâchetés de 1939. »
Que s’est-il donc passé ? de-
mande également Felix Maurizio,
99 ans, si fragile, si bouleversé, si
chancelant, qui n’était pas revenu
en Normandie depuis ses 19 ans.
La vie est passée si vite, malgré les
échardes, les cauchemars, les vi-
sions que les décennies n’ont ja-
mais réussi à chasser… Il y a qua-
tre-vingts ans, il était jeune marin
à bord d’une péniche pleine de sol-
dats destinés à débarquer dans la
première vague d’Omaha Beach.
C’était à lui d’abaisser la rampe
pour que les hommes se jettent à
l’eau, sous le feu des Allemands.
Larmes séchées par le vent
La mer était mauvaise et le bateau
gîtait. Felix Maurizio était mort de
trouille, des larmes brouillaient
ses yeux. Et alors que les premiers
GI, le fusil en avant, se précipi-
taient vers la plage, il a soudain
aperçu son frère et a eu le souffle
coupé. « Salvatore ! a-t-il eu le
temps de crier. Garde la tête bais-
sée ! » Le garçon a disparu dans le
chaos de la plage. Felix n’a eu
aucune nouvelle durant de nom-
breux mois.
Ce n’est qu’à la fin de la guerre
que ses parents lui ont appris que
son frère avait réchappé au car-
nage d’Omaha et à d’autres com-
bats. Felix restera vingt-deux ans
dans la marine avant de devenir
postier et de prendre sa retraite à
80 ans. Longtemps, les deux frères
ont songé à revenir ensemble sur
la plage normande. Salvatore in-
sistait, Felix renâclait. Et puis ils
ont fixé une date : juin 2003. Mais
Salvatore s’est éteint en janvier et
Felix a abandonné le projet.
Le voilà pourtant, ce 6 juin, pré-
senté en petit comité au prési-
dent des Etats-Unis, qui lui dit
bravo, merci, le fait prendre en
photo, lui glisse entre les mains
une médaille du souvenir. Le
voilà aussi, quelques minutes
plus tard, sur la grande scène du
cimetière américain de Colleville-
sur-Mer (Calvados), face à 12 000
invités, des hommes et femmes
du Congrès américain, le secré-
taire d’Etat, Antony Blinken, le se-
crétaire à la défense, Lloyd Austin,
et puis le réalisateur Steven Spiel-
berg et l’acteur Tom Hanks.
Il n’a plus la souplesse de ses
19 ans et peine à se soulever de
son fauteuil roulant quand reten-
tit l’hymne national. On vient à sa
rescousse, il aimerait tant mar-
cher seul entre les tombes blan-
ches ou sur la plage en contrebas,
les larmes séchées par le vent.
Oui, que s’est-il donc passé ?
Hilbert Margol n’a pas plus de ré-
ponse. Cette collision des temps
est si vertigineuse ! Et quand ce fils
d’immigrés de Lituanie entend
son nom prononcé au micro par le
président Macron, quand il se lève
à grand-peine pour le voir épin-
gler sur sa veste la médaille de la
Légion d’honneur avant de rece-
voir l’accolade, il est comme si-
déré. Lui, un héros ? Allons donc ! Il
n’a fait que son devoir. Et il avait la
chance d’être accompagné dans la
guerre par son frère jumeau, Ho-
ward, son inséparable.
« 101 ans et 800 000 followers »
Leur mère avait écrit au président
Franklin Roosevelt pour deman-
der que ses deux fils servent dans
la même unité. Ils se sont donc re-
trouvés dans la « Rainbow Divi-
sion », la 42e d’infanterie, envoyés
à Marseille en décembre 1944,
puis à Strasbourg et en Allema-
gne. Un jour, alors que son unité
stationnait près d’un petit bois
sur la route de Munich, ils ont
senti une odeur épouvantable.
Les deux garçons sont allés explo-
rer les alentours et c’est ainsi
qu’ils ont trouvé, isolés sur des
rails de chemin de fer, des wagons
fermés pleins de cadavres. Ho-
ward, stupéfait, a pris une photo.
Et c’est en poursuivant leur che-
min que le duo a découvert le
camp de concentration de Da-
chau. Ils ne savaient rien alors de
l’extermination des juifs…
Jake Larson non plus ne se consi-
dère pas comme un héros. Il sou-
rit, jubile, lance des baisers à la
foule, soulève son chapeau cou-
vert de pin’s pour saluer le public,
les quenottes en avant, le regard
bleu charmeur. « J’ai 101 ans, dit-il,
et j’ai 800 000 followers ! » Et de
glousser comme un gamin. De-
puis que sa petite-fille l’a inscrit
sur TikTok en 2020, il triomphe
auprès des enfants et la moindre
de ses sorties confirme sa noto-
riété. Lorsque son visage apparaît
sur les grands écrans de la cérémo-
nie internationale d’Omaha, les
écoliers et collégiens invités se
mettent à applaudir. Et, à la sortie,
il est cerné par un jeune public ré-
clamant photos et cartes postales
fabriquées par la Best Defense
Foundation, l’organisation phi-
lanthropique qui lui offre le
voyage. Impossible de l’enlever à
ses fans. « Ecrivez-moi, leur lance-
t-il. Papa Jake répond toujours ! »
Mais malgré sa jeune notoriété,
Jake Larson reste lucide : cette his-
toire de héros est « grotesque ».
« J’ai traversé Omaha et cinq
autres batailles sans la moindre
égratignure. Cela s’appelle la
chance, c’est tout ! On voulait bot-
ter le cul d’Hitler, ça donne de la
force et de la rage. Les vrais héros
ont sacrifié leur vie et sont enterrés
dans le cimetière. Moi, je ne suis
qu’un “hereto”. » Il savoure la sur-
prise. Un « hereto » (prononcé
hieurtou), c’est-à-dire, traduit en
français : « “Ici pour”… témoigner,
raconter, évoquer le courage de
ceux qui sont morts pour que moi
et quelques autres soient sauvés ».
Voilà. Dans chaque vieillard cé-
lébré lors de ces commémora-
tions du 80e
anniversaire du Dé-
barquement, il y avait un jeune
qui se demandait ce qui s’était
passé, ce qu’il avait fait de sa vie,
ce qu’il avait laissé sur Omaha,
Utah, Sword, Gold, Juno, Sainte-
Mère-Eglise, Saint-Lô ou Caen.
Un jeune qui avait enterré son
enfance sous un ciel normand
tourmenté, perdu beaucoup de
frères d’armes et nombre d’illu-
sions. Un jeune qui avait échoué à
oublier la guerre et, étrangement,
trouvait dans l’époque actuelle des
réminiscences de la situation
d’avant 1940. Un jeune qui, à plu-
sieurs milliers de kilomètres de
chez lui, a écouté, ému aux larmes,
les chansons, lectures, discours
d’une cérémonie inondée de so-
leil, de douceur et d’émotions.
Omaha la sanglante, l’espace de
quelques heures, devenait la ma-
gnifique et pouvait renouer avec
ce nom qu’elle n’aurait jamais dû
perdre : la plage des Sables d’or. p
annick cojean
Des Mirage à Kiev : Macron
franchit une nouvelle étape
Le chef de l’Etat a annoncé, sur TF1 et France 2, jeudi, que des avions
de chasse seraient envoyés en Ukraine sous « cinq à six mois »
E
mmanuel Macron a créé la
surprise, jeudi 6 juin, lors
d’une interview sur TF1 et
France 2, en marge des célébra-
tions du 80e
anniversaire du Dé-
barquement, en annonçant que la
France allait finalement envoyer
des avions de chasse à l’Ukraine.
Un « programme de cession » de
« Mirage 2000-5 » va être lancé
« dès demain », a déclaré le chef de
l’Etat, à la veille d’une visite du
président ukrainien, Volodymyr
Zelensky, vendredi, à Paris.
Alors que de nombreuses sour-
ces au sein des armées et de l’exé-
cutif laissaient entendre, ces der-
niers mois, qu’elles avaient re-
noncé à cette option jugée trop
complexe, préférant s’effacer de-
vant l’envoi de F-16 américains
proposés par d’autres pays – Belgi-
que, Pays-Bas, Danemark, Nor-
vège –, cette annonce marque une
rupture. Le chef de l’Etat n’a pas
précisé le nombre de Mirage qui
pourraient être envoyés, mais il a
indiqué qu’une « coalition »,
« avec d’autres partenaires », était
en train de se « bâtir », et que cela
pouvait prendre « cinq à six mois ».
Il existe peu d’options pour que
la France puisse céder des avions
de chasse en nombre raisonnable
à l’Ukraine. L’armée de l’air ne dis-
pose que de 26 Mirage 2000-5, sur
quelque 200 Mirage et Rafale, qui
suffisent à peine à accomplir tou-
tes les missions dont elle a la res-
ponsabilité au quotidien.
Le dernier escadron de chasse
français volant sur Mirage 2000-5
est l’escadron 1/2 Cigognes, sur la
base de Luxeuil (Haute-Saône).
Mais lui retirer des appareils pour
les donner à Kiev reviendrait à le
condamner. Une autre option,
évoquée par les milieux spéciali-
sés, serait donc d’envoyer aux
Ukrainiens des Mirage 2000-5 en-
tre les mains du Qatar, qui cher-
che depuis plusieurs années à les
céder à l’Indonésie. En février,
Djakarta a en effet renoncé à cet
achat de douze appareils, évalué à
environ 700 millions d’euros.
Pilotes « formés en France »
Les Mirage 2000-5 sont les plus
vieux avions de chasse dont dis-
pose l’armée de l’air, avec les Mi-
rage 2000-D, dont Kiev réclamait
aussi l’envoi. Leur remplacement
est planifié d’ici à 2029. Ils sont
encore très utilisés. Notamment
à Djibouti, où des appareils sont
basés en permanence dans le ca-
dre de l’accord de défense avec la
Corne de l’Afrique pour assurer
sa police du ciel.
« Les Mirage 2000-5 ont aussi
servi, ces derniers mois, à assurer
la défense du ciel des pays baltes
depuis l’Estonie et la Lituanie », dit
Elie Tenenbaum, du centre des
études de sécurité de l’Institut
français des relations internatio-
nales. A la fin de février, peu après
la signature de l’accord de coopé-
ration entre la France et l’Ukraine,
le ministère des armées avait à ce
titre dévoilé l’interception de
chasseurs russes, au large de la
Lettonie, par des Mirage 2000-5.
Les pilotes de ces futurs Mirage
cédés à Kiev seront « formés en
France », a précisé le chef de l’Etat,
jeudi soir. Une dizaine d’Ukrai-
niens ont débuté leur formation,
en début d’année, dans une base
du sud-ouest de la France.
Après l’annonce de l’envoi de
chars légers, en janvier 2023, puis
de missiles à longue portée, en
juillet 2023, celle d’avions de
chasse marque un nouveau pas
dans le soutien militaire de la
France à l’Ukraine. « Le Mi-
rage 2000-5 est un avion configuré
pour la défense aérienne et pour le
combat air-air, pas pour des frap-
pes sur la Russie, mais il marque la
volonté de la France de doter
l’Ukraine d’une vraie capacité aé-
rienne défensive, alors que Kiev est
dans une vraie précarité dans ce do-
maine », reprend M. Tenenbaum.
Le 18 mai, M. Zelensky avait estimé
qu’il lui fallait constituer une flotte
d’environ 120 à 130 avions de com-
bat, pour prétendre mettre fin à la
domination de la Russie.
M. Macron a aussi dévoilé que
l’objectif de la France était de for-
mer environ 4 500 nouveaux sol-
dats ukrainiens, soit l’équivalent
d’une « brigade ». Il n’a pas précisé
s’il s’agissait de s’appuyer sur les
dispositifs existant en France et
en Pologne, qui ont déjà permis de
former 10 000 Ukrainiens depuis
le début de la guerre. Alors que
l’envoi d’éventuels instructeurs en
Ukraine fait encore débat au sein
des alliés, le chef de l’Etat a sou-
tenu cette hypothèse : « La ques-
tion de la formation en Ukraine est
demandée par les Ukrainiens (…).
Nous sommes en train de travailler
avec nos partenaires (…). Pourquoi
l’exclurions-nous ? » p
élise vincent
« LES VRAIS HÉROS
ONT SACRIFIÉ LEUR VIE
ET SONT ENTERRÉS
DANS LE CIMETIÈRE »
JAKE LARSON
vétéran américain, 101 ans
« IL EST BIEN LÀ,
LE MESSAGE DU D-DAY.
LA PAIX, QU’IL FAUT
DÉFENDRE
SANS COMPROMIS
NI COUARDISE »
ARLESTER BROWN
vétéran américain, 100 ans
10 | france SAMEDI 8 JUIN 2024
0123
L’« aide à mourir » adoptée par les
députés après de profonds débats
L’article 5, au cœur du projet de loi sur la fin de vie, a été voté, jeudi
ment capable de réaliser le geste
létal, de choisir qu’il soit accompli
par autrui. « En faisant de l’auto-
administration la règle, ce qui
n’existe d’ailleurs dans aucun autre
pays, vous punissez le patient qui
appelle à l’aide et qui, peut-être par
peur tout simplement de rater son
geste, préfère que son médecin trai-
tant l’accompagne jusqu’au bout »,
s’est émue Mme Pirès Beaune.
Les mêmes arguments ont été
déployés sur les bancs de La France
insoumise, notamment par Da-
nielle Simonnet. La députée de Pa-
ris a défendu, à son tour, un amen-
dement visant à permettre à un
malade d’accéder à l’aide à mourir
dès lors qu’il en a exprimé le sou-
hait par écrit dans ses directives
anticipées – ces déclarations écri-
tes par lesquelles toute personne
indique ses volontés pour sa fin de
vie. Celles-ci devraient faire foi, se-
lon elle, même si le malade n’a
plus, au moment de l’acte létal, le
discernement suffisant pour réité-
rer son souhait de mourir.
Amendement rejeté. Mais la dis-
cussion, récurrente sur ce sujet
depuis le début des débats sur le
texte, devrait de nouveau diviser
l’Hémicycle au sujet de l’article 6,
qui porte sur les critères d’accès à
l’aide à mourir, dont l’examen a
débuté jeudi après-midi.
Si le gouvernement compte
bien préserver les grandes lignes
de son texte, il entend aussi com-
poser avec la volonté des députés
de s’exprimer sur le sujet. Une vo-
lonté source de la lenteur des dé-
bats, à tel point qu’il a dû concé-
der l’ouverture d’une troisième
semaine d’examen sur le texte. Le
vote solennel est désormais
prévu le 18 juin, et non plus le 11.
En outre, l’exécutif, en quête
d’une majorité large sur son pro-
jet de loi, s’inquiète du peu de mo-
bilisation du camp présidentiel
pour le défendre. Lors du conseil
des ministres, vendredi 31 mai,
Emmanuel Macron s’est agacé du
nombre limité de députés du
camp présidentiel présents dans
l’Assemblée nationale, dans les
premiers jours de cette première
lecture, sur un projet de loi qui a
vocation, selon lui, à définir le
« modèle français de la fin de vie ».
Alors que beaucoup de parlemen-
taires de son camp, a-t-il remar-
qué, l’ont pressé de légiférer. p
mariama darame
et béatrice jérôme
La ministre de la santé, Catherine Vautrin (au centre), à l’Assemblée nationale, le 6 juin. XOSE BOUZAS/HANS LUCAS
I
l aura fallu quatre jours et
des passes d’armes souvent
répétitives pour que l’arti-
cle 5 du projet de loi relatif à
l’accompagnement des malades
et de la fin de vie soit adopté par
l’Assemblée nationale, jeudi
6 juin. L’article voté par 88 voix
contre 50 introduit, pour la pre-
mière fois dans la loi, la possibilité
de demander une « aide à mou-
rir », qui « consiste à autoriser et à
accompagner une personne qui en
a exprimé la demande à recourir à
une substance létale. »
L’article ainsi adopté dispose
que « la personne s’administre une
substance létale ou, lorsqu’elle n’est
pas en mesure physiquement d’y
procéder, se la fasse administrer
par un médecin ou un infirmier ».
Les députés ont adopté l’article en
le modifiant cependant : ils ont
exclu la possibilité, prévue dans le
texte initial, qu’une « personne vo-
lontaire » autre qu’un soignant
puisse accomplir le geste létal, et
ce contre l’avis du gouvernement.
Quelque 240 amendements ont
été déposés pour cet article, quali-
fié par les députés de « central »,
« majeur », « crucial », qui consti-
tue le « cœur du sujet » du texte
examiné en première lecture à
l’Assemblée nationale, depuis le
27 mai. Les élus Les Républicains
(LR) et ceux du Rassemblement
national (RN) l’ont âprement
combattu. A l’inverse, ses princi-
paux zélateurs ont été les députés
« insoumis », socialistes et écolo-
gistes, soutenus par l’aile gauche
de la Macronie. Ce qui n’a pas em-
pêché que des élus de tout bord
adoptent des positions dissiden-
tes par rapport à la ligne domi-
nante au sein de leur groupe.
Pour ses opposants, le principe
de l’aide à mourir défini à cet arti-
cle 5 est une « rupture anthropolo-
gique » avec le « principe d’inviola-
bilité de la vie humaine », selon
Thibault Bazin, député (LR, Meur-
the-et-Moselle). A contrario, les
députés en soutien de l’arti-
cle ont défendu l’aide à mourir
comme le moyen d’éviter aux
personnes malades de « souffrir le
martyre et l’enfer », selon René Pi-
lato, député (« insoumis », Cha-
rente), ou comme la « liberté de
choisir la fin à laquelle chacune et
chacun aspire selon ses convic-
tions et selon ses souffrances », a
énoncé Marie-Noëlle Battistel,
députée (socialiste, Isère).
Elections européennes :
Macron assume
son omniprésence
Critiqué, le chef de l’Etat a assuré être « dans
[s]on rôle » en parlant du scrutin du 9 juin
lors d’une interview télévisée, jeudi
L
es combats perdus sont
ceux que l’on n’a pas me-
nés, dit-on. Alors, à trois
jours des élections européennes,
Emmanuel Macron jette ses der-
nières forces pour tenter d’atté-
nuer la défaite que lui prédisent
les sondages et réduire l’écart
avec le Rassemblement national
(RN), qui fait la course en tête.
« Moi, je ne crois pas aux sondages,
je crois aux élections », lâche le
chef de l’Etat, interrogé, jeudi
6 juin, lors du JT de 20 heures sur
France 2 et TF1.
Le président de la République,
qui s’exprimait depuis les jardins
de l’abbaye aux Hommes, à Caen,
n’a que faire des critiques des op-
positions qui l’accusent de biai-
ser les règles du jeu démocrati-
que en accaparant les médias
pour s’impliquer dans cette cam-
pagne. Tout au long de cette jour-
née de commémoration des
80 ans du Débarquement, Em-
manuel Macron a été sur le de-
vant de la scène aux côtés du pré-
sident américain, Joe Biden, du
chef d’Etat ukrainien, Volodymyr
Zelensky, et du roi d’Angleterre,
Charles III.
Fallait-il, en plus, qu’il s’exprime
sur ces élections à une heure de
grande écoute ? « Ce n’est pas moi
qui ai choisi la date du 6 juin. Et
parler des européennes, c’est es-
sentiel pour la vie du pays et le
cours de la nation. Je pense que
c’est mon rôle de le faire à la place
qui est celle du président de la Ré-
publique », assume-t-il, disant
avoir « du mal à comprendre pour-
quoi parler du Débarquement,
parler de ce qui se passe en Russie,
parler de ce qui se joue avec ces
élections européennes, c’est ne pas
être dans [s]on rôle ».
« Provoquer un réveil »
Lundi 27 mai, depuis Dresde, en
Allemagne, Emmanuel Macron
s’était alarmé des « vents mau-
vais » qui soufflent sur l’Europe,
évoquant la montée de l’extrême
droite. Après sept années d’exer-
cice du pouvoir, le chef de l’Etat
pourrait avoir à tirer les consé-
quences d’un désaveu électo-
ral qui propulserait le parti de
Jordan Bardella à des scores iné-
dits. « J’entends tous les messages,
ce n’est pas anecdotique », souli-
gne-t-il.
Mais, à soixante-douze heures
de l’échéance du 9 juin, il est trop
tôt, dit-il, pour acter une éven-
tuelle déroute. « J’aime bien faire
les choses dans l’ordre, énonce-
t-il. Aujourd’hui, je me bats pour
convaincre le maximum de nos
compatriotes d’aller voter. » Le
« but » de son intervention est
donc de « provoquer un réveil, un
sursaut » pour « protéger la
France » et « protéger l’Europe ».
Emmanuel Macron veut dé-
montrer qu’un vote sanction le
visant, un vote « défouloir », dit-il,
aurait des conséquences tragi-
ques pour l’Union. « Si, demain,
l’extrême droite a une minorité de
Le gouvernement a dû défen-
dre, pied à pied, chaque alinéa de
l’article. Et d’abord l’introduction
de cette « aide à mourir » dans le
code de la santé publique. Cela re-
vient à « considérer que l’acte létal
pourrait être un soin, ce que nous
refusons », a plaidé Patrick Hetzel,
député (LR, Bas-Rhin). D’autres,
tel que Cyrille Isaac-Sibille, député
(MoDem, Rhône), auraient pré-
féré inscrire cette autorisation
dans le code civil, pour signifier sa
dimension sociétale, en vain. Co-
rapporteuse du texte, Laurence
Maillart-Méhaignerie, députée
(Renaissance, Ille-et-Vilaine), a ré-
pondu vouloir se conformer à
une demande du Conseil d’Etat
pour « faciliter l’accessibilité et l’in-
telligibilité des règles de droit ».
Les macronistes divisés
Mais c’est surtout sur les modali-
tés de cette « aide à mourir » que
les débats ont été les plus longs et
les plus virulents. Ils ont conduit à
une modification importante
par rapport à la version initiale de
l’article : les députés, par la voie
d’un amendement des Républi-
cains, ont exclu la possibilité pour
une « personne volontaire », autre
qu’un soignant, de pratiquer le
geste létal sur une personne ayant
obtenu l’accès à une aide à mourir.
Ce changement a été voté contre
l’avis de Catherine Vautrin et con-
tre celui du rapporteur général du
texte, Olivier Falorni, député (Dé-
mocrate, Charente-Maritime).
Le sujet a fortement divisé les
députés macronistes. Dans les
rangs de Renaissance, le député de
Paris Gilles Le Gendre, Stéphanie
Rist, rapporteuse du budget de la
Sécurité sociale, ou Astrid Pano-
syan-Bouvet ont voté pour la sup-
pression du recours à une « per-
sonne volontaire ». « Ces tierces
personnes, qui ne sont pas des pro-
fessionnels, accompliraient, sans
doute, leur tâche avec les meilleu-
res intentions du monde, mais à
quel point seront-elles affectées, à
long terme, en survivant à la per-
sonne aimée qu’elles ont accompa-
gnée dans la mort ? », a fait valoir
Mme Panosyan-Bouvet.
La corapporteuse Laurence
Maillart-Méhaignerie a expliqué
que le gouvernement avait intro-
duit cette possibilité pour des mo-
tifs surtout juridiques : « Il s’agit de
protéger pénalement le tiers volon-
taire, qui aide la personne malade
dans ses derniers instants, y com-
pris lorsque du personnel médical
est, à titre d’exception, présent pour
l’assister. » « Dans ces moments-là,
si intimes, on ne peut pas exclure
qu’un proche, une personne
aimante ou un ami d’enfance sera
présent, a-t-elle poursuivi. Qui
sommes-nous pour décider à la
place des malades ? » Ses explica-
tions n’ont pas eu raison d’une
coalition contre la disposition.
En revanche, d’autres tentatives
de réécrire l’article 5 ont fait long
feu. La députée du Val-d’Oise Cé-
cile Rilhac (Renaissance) et des dé-
putés du Parti socialiste, dont
Christine Pirès Beaune (Puy-de-
Dôme), ont défendu la liberté
pour le malade, même physique-
Les élus
ont exclu, contre
l’avis du
gouvernement,
la possibilité
qu’un proche
puisse accomplir
le geste létal
Le « pronostic vital engagé » rétabli
Les députés ont modifié, jeudi 6 juin, l’article 6 du projet de loi
sur l’accompagnement des malades et de la fin de vie. Il prévoit
désormais qu’une personne peut se voir accorder un accès à une
« aide à mourir » si elle est « atteinte d’une affection grave et incu-
rable en phase avancée ou terminale » qui « engage », ont-ils
ajouté, « un pronostic vital ». La version initiale du texte précisait
que le « pronostic » devait être « engagé à court ou moyen terme »
(six à douze mois). Mais, en commission spéciale à l’Assemblée,
les députés avaient supprimé le critère d’un reste à vivre au pro-
fit du seul diagnostic d’une affection « en phase avancée ou ter-
minale ». Ce qui ouvrait l’accès à l’« aide à mourir » à des malades
susceptibles de vivre plusieurs années malgré leur pathologie.
blocage en Europe, vous n’aurez
pas une Europe des vaccins. Ce
sont des gens qui vous donneront
la chloroquine ou le vaccin Spout-
nik [le vaccin russe contre le Co-
vid-19] », lance-t-il, égrainant les
méfaits, aussi, qu’aurait un vote
pour l’extrême droite pour lutter
contre le changement climatique,
pour répondre au défi de l’intelli-
gence artificielle et pour contenir
l’immigration clandestine.
« La guerre est là »
Bien d’autres listes que celle de la
majorité défendent l’Europe.
Mais Emmanuel Macron insinue
qu’il est le seul véritable ambassa-
deur de l’Union, signalant que
personne d’autre que le camp pré-
sidentiel n’a voté en faveur du
plan de relance pour soutenir
l’économie européenne au mo-
ment de la pandémie de Covid-19.
« L’Europe peut mourir », di-
sait-il à la Sorbonne, à Paris, le
25 avril. « La liberté, la démocra-
tie, c’est comme l’Europe, c’est un
combat de chaque jour. Ceux qui
pensent que c’est acquis et qu’on
peut faire n’importe quoi se trom-
pent », déclare-t-il le 6 juin, espé-
rant mobiliser ses électeurs ten-
tés par l’abstention. « La guerre
est là, elle est à 1 500 kilomètres
d’ici », rappelle-t-il dans une allu-
sion à l’invasion russe en
Ukraine, pays meurtri qu’il
promet de défendre avec plus de
fermeté. Il a annoncé durant
son interview la cession pro-
chaine de Mirage 2000-5 à Kiev
et la formation de pilotes ukrai-
niens en France.
A propos du conflit entre Israël
et le Hamas, qui provoque des dé-
bats passionnés en France, il jure
d’être « implacable » à l’égard de la
montée des actes antisémites
dans l’Hexagone. Et concède : « Je
ressens la même chose que vous
face aux atrocités que nous
voyons » à Gaza. « Quand je vois la
jeunesse qui est touchée par Gaza,
je la comprends », insiste-t-il. Pour
autant, « aux responsabilités qui
sont les miennes », il n’est pas,
dit-il, « raisonnable » de reconnaî-
tre « maintenant » la Palestine,
comme l’ont fait l’Espagne, la
Norvège ou l’Irlande.
« Notre interview de ce soir nous
dira si je suis au-dessus, dedans, en
dessous [de la mêlée], j’espère être
au-dessus », avait-il lâché en début
de soirée. Verdict le 9 juin. p
claire gatinois
« Aujourd’hui
je me bats
pour convaincre
le maximum
de nos
compatriotes
d’aller voter »
EMMANUEL MACRON
président de la République
EUROPÉENNES
LR porte plainte contre
Christian Estrosi pour
« usurpation d’identité »
Le parti Les Républicains (LR)
a déposé plainte, jeudi 6 juin,
contre le maire de Nice,
Christian Estrosi, pour
« usurpation d’identité » et
« détournement de fichiers »,
a appris France Bleu Azur par
un communiqué du parti.
L’édile, aujourd’hui membre
de la majorité présidentielle,
est accusé d’avoir utilisé les
fichiers appartenant à son
ancien parti, LR, pour
envoyer des invitations au
meeting de la tête de liste
macroniste pour les élec-
tions européennes du di-
manche 9 juin, Valérie Hayer,
jeudi à Nice. Un acte « consti-
tutif d’une mauvaise foi in-
contestable », fustige le com-
muniqué du parti présidé
par Eric Ciotti, adversaire
historique de… Christian
Estrosi. La plainte a été
déposée jeudi soir, confirme
l’entourage du président
de LR à France Bleu.
0123
SAMEDI 8 JUIN 2024 france | 11
C’ est un document
peu banal qui
s’ajoute à l’enquête
ouverte à la suite de
la mort d’au moins 27 migrants
lors du naufrage de leur embarca-
tion dans la Manche, le 24 no-
vembre 2021, alors qu’ils ten-
taient de rejoindre le Royaume-
Uni. Un courrier, révélé par Le Ca-
nard enchaîné, consulté par
Le Monde, envoyé le 29 mars aux
commandants de la gendarmerie
nationale et de la gendarmerie
maritime, dans lequel les trois ju-
ges d’instruction du tribunal ju-
diciaire de Paris qui dirigent les
investigations sur les circonstan-
ces du drame, ne mâchent pas
leurs mots.
Ils partagent auprès des deux
hauts gradés leur « inquiétude
quant aux tentatives d’intimida-
tion ou de représailles » qui pèse-
raient sur les gendarmes enquê-
teurs. Depuis l’ouverture d’une
information judiciaire, en dé-
cembre 2021, ces gendarmes doi-
vent faire la lumière sur les con-
ditions dans lesquelles l’embar-
cation où se trouvaient 33 mi-
grants a chaviré. Rapidement, la
retranscription des nombreux
appels passés par les migrants
aux militaires du centre régional
opérationnel de surveillance et
de sauvetage (Cross) de Gris-Nez
(Pas-de-Calais), chargés des se-
cours, s’avère accablante. Alors
que les migrants les implorent
des heures durant, expliquant
qu’ils sont « dans l’eau », qu’ils
sont « en train de mourir », le
Cross n’envoie aucun navire.
L’enquête démontre aussi que le
patrouilleur de la marine natio-
nale, le Flamant, en mer cette
nuit-là, ne surveillait pas la fré-
quence internationale de dé-
tresse sur laquelle les Britanni-
ques ont émis quatre messages
d’alerte « mayday », demandant
alors à tous les bateaux sur zone
de porter assistance à l’embarca-
tion. Sept militaires du Cross et du
Flamant ont été mis en examen
en mai et juin 2023 pour non-as-
sistance à personne en danger.
Violation du secret
Dans leur courrier, les juges souli-
gnent la « qualité exceptionnelle »
du travail des gendarmes enquê-
teurs, dans le « contexte particulier
d’une affaire éminemment sensi-
ble ». Néanmoins, ils révèlent avoir
identifié des « risques de pres-
sion ». Ils citent à cet égard le con-
tenu d’écoutes « révélant des pro-
jets de sanction à [l’]encontre » des
gendarmesde la part de l’armée et
mentionnent également un « ap-
pel du chef de la section de recher-
ches de la gendarmerie maritime »,
qui, relayant une « demande de sa
hiérarchie », sollicitait les juges
pour savoir « s’il était envisageable
de ne pas retranscrire certaines (…)
écoutes téléphoniques ».
D’après nos informations, la
hiérarchie militaire est en parti-
culier gênée par les propos d’un
opérateur du Cross mis en cause
et qui assure, alors que son télé-
phone est sur écoute, que le chef
d’état-major de la marine, Pierre
Vandier – aujourd’hui numéro
deux des armées – est « fou fu-
rieux » et « veut la peau de la sec-
tion de recherches » de la gendar-
merie maritime, à laquelle appar-
tiennent les enquêteurs et qui est
placée sous la double tutelle de la
gendarmerie et de la marine.
Dans leur courrier, les juges s’in-
quiètent aussi du fait qu’après les
gardes à vue des militaires, la gen-
darmerie nationale a acté la « sup-
pression de 40 % des effectifs » de
la section de recherches. C’est un
« malencontreux hasard », euphé-
mise un haut gradé au fait de la si-
tuation qui se dit « écœuré par le
manque de soutien » de l’institu-
tion aux enquêteurs, placés entre,
d’une part, leur autorité d’emploi
et, d’autre part, la justice. Sollici-
tées sur ces différents points, ni la
gendarmerie nationale, ni la ma-
rine nationale n’ont donné suite.
Après la réduction des effectifs
de la section de recherches, l’ins-
pection de la marine nationale a
lancé en mars un « audit organi-
sationnel » de la gendarmerie ma-
ritime. Selon un document in-
terne consulté par Le Monde, la
démarche, ambitionne de « ratio-
naliser les moyens » de la police ju-
diciaire au sein de la gendarmerie
maritime et de « recentrer la sec-
tion de recherches sur son cœur de
métier ». Une entreprise d’autant
plus troublante de la part de la
marine qu’elle intervient sur le
service qui a révélé, outre l’inac-
tion des secours, ses propres agis-
sements potentiellement répré-
hensibles. Les gendarmes mariti-
mes ont en effet mis en lumière le
partage par la marine d’éléments
issus de l’instruction avec les mi-
litaires du Cross et du Flamant, au
point qu’une enquête pour viola-
tion du secret est en cours.
d’en « assurer » les membres de
son « soutien et du soutien du gou-
vernement », selon un courrier
consulté par Le Monde.
Au même moment, le ministère
des armées, sollicité par le par-
quet de Paris sur l’opportunité de
poursuivre les militaires – ainsi
que l’exige le code de procédure
pénale –, minimisait la gravité des
faits mis au jour. Dans un avis
rendu en décembre 2022, con-
sulté par Le Monde, il estimait
que, s’il y avait lieu « à poursuites
des investigations », « la retrans-
cription par les gendarmes de cer-
tains passages choisis et commen-
taires tenus par les opérateurs (…)
ne permet pas de caractériser l’in-
tention des opérateurs de ne pas
porter secours aux migrants ».
Surtout, le ministère contestait
dans cet avis la compétence des ju-
ges d’instruction, et rappelait que
« seules les juridictions spécialisées
en matière militaire » sont aptes à
enquêter sur des crimes et des dé-
lits commis par les militaires. Un
argument balayé par le parquet de
Paris, qui considérait au moment
d’élargir les investigations aux
faits de non-assistance à personne
en danger, en janvier 2023, que
« l’enquête portant sur le réseau
ayant organisé le passage des victi-
mes en Angleterre (…) ne saurait
être dissociée de l’enquête portant
sur les circonstances ayant conduit
au naufrage et à l’absence de se-
cours efficace porté aux victimes ».
Les avocats des militaires se sont
en tout cas saisis de l’avis du mi-
nistère pour appuyer une requête
en nullité que la chambre de l’ins-
truction de la cour d’appel de Pa-
ris devait examiner vendredi
7 juin. Si la position de la défense
était validée, la procédure sur les
faits de non-assistance à per-
sonne en danger serait annulée. p
abdelhak el idrissi
et julia pascual
Cet interventionnisme pourrait
s’expliquer par la volonté de la hié-
rarchie de circonscrire l’étendue
de l’instruction judiciaire en
cours. Celle-ci ne met en cause,
pour le moment, que des militai-
res pour leurs manquements indi-
viduels. Pourtant, l’enquête a listé
des éléments démontrant que les
moyens alloués aux secours en
mer n’étaient pas à la hauteur de
l’augmentation des traversées de
la Manche par des migrants. Une
situation connue des autorités.
En octobre 2021, six semaines
avant le naufrage, le préfet mari-
time de la Manche et de la mer du
Nord d’alors remettait ainsi un
rapport au secrétariat général de
la mer, pour s’en inquiéter. Il y re-
late des opérations de sauvetage
au cours desquelles « les moyens à
la mer ont été totalement débor-
dés » et note qu’il est « miraculeux
qu’il n’y ait pas eu de décès ».
Requête en nullité
Dès novembre 2022, alors que Le
Monde révélait les premiers élé-
ments mettant en cause les servi-
ces de secours, le secrétaire d’Etat
à la mer, Hervé Berville, adoptait
une stratégie à l’équilibre pré-
caire : questionné à l’Assemblée
nationale sur l’attitude des se-
cours, il assure que « les sanctions
seront prises » en cas de « manque-
ment ou erreur ». Le même jour, il
demandait malgré tout à son di-
recteur des affaires maritimes de
se rendre au Cross Gris-Nez afin
Les magistrats
citent le contenu
d’écoutes
« révélant
des projets
de sanction »
La Cour de cassation face à la question
inédite du rétablissement de l’honneur
Jacques Fesch, exécuté en 1957 pour le meurtre d’un policier, avait
témoigné son repentir et emprunté un chemin spirituel
C’ est l’histoire d’un vol à
main armée qui vire au
fiasco et de l’exécution
d’un criminel. C’est aussi celle du
long combat d’un fils qui se bat
pour la mémoire de son père.
Tout cela a été évoqué, jeudi
6 juin, devant la chambre crimi-
nelle de la Cour de cassation. Pour
la première fois, la plus haute juri-
diction judiciaire se penchait sur
une action visant « au rétablisse-
ment de l’honneur » d’un con-
damné à mort « en raison des ga-
ges d’amendement qu’il a pu four-
nir ». Il s’agit de Jacques Fesch,
guillotiné en 1957 pour le meurtre
d’un policier, trois ans plus tôt.
Jacques Fesch, fils de bonne fa-
mille, est alors, selon les termes de
l’article du Monde qui lui est con-
sacré, un « dévoyé ». Il flambe, ne
travaille pas vraiment, et rêve de
faire le tour du monde à bord d’un
voilier. Avec un complice, il décide
de dévaliser un changeur (un
homme chargé du commerce des
métaux précieux) à Paris. Mais
rien ne se passe comme prévu.
Dans sa fuite, Jacques Fesch tue un
policier, Jean Vergne, et blesse
deux personnes. Il est arrêté, jugé,
condamné à mort. Devant les assi-
ses de la Seine, il reconnaît les faits.
Il présente ses excuses à la veuve,
exprime ses regrets.
Mais, surtout, lors de sa déten-
tion, Jacques Fesch a emprunté
un chemin spirituel le conduisant
à la redécouverte de sa foi catholi-
que. Ce parcours sera rendu pu-
blic lors des publications, après sa
mort, de trois livres : Lumière sur
l’échafaud (Editions ouvrières,
1972), Cellule 18 (Editions ouvriè-
res, 1980) et Dans cinq heures, je
verrai Jésus (Le Sarment-Fayard,
1990). Son évolution est telle
qu’un procès en béatification a
été ouvert en 1987 par le cardinal
Lustiger, procédure toujours pen-
dante aujourd’hui. Un établisse-
ment scolaire privé catholique de
Normandie a même pris le nom
de Jacques Fesch.
La Cour de cassation doit donc
trancher une question aux con-
fins du droit et de la morale : la ré-
demption implique-t-elle une ré-
habilitation ? Si la première no-
tion est personnelle et religieuse,
la seconde est juridique. En droit,
la réhabilitation est une sorte de
pardon laïque. Ce n’est pas l’équi-
valent d’une grâce ou d’un procès
en révision. En effet, la réhabilita-
tion « efface la condamnation en
même temps qu’elle met fin – par-
fois de façon différée – aux inter-
dictions, déchéances et incapaci-
tés résultant de cette dernière »,
précisent Frédéric Debove, Fran-
çois Falletti et Iris Pons dans leur
manuel Précis de droit pénal et
procédure pénale (PUF, 2022).
« Gages d’amendement »
Jusqu’à récemment, elle ne pou-
vait pas concerner les personnes
exécutées, puisque, par définition,
leur peine ne peut être effacée.
C’est une question prioritaire de
constitutionnalité, soulevée par
Gérard Fesch, fils de Jacques, qui
aboutit à une disposition issue de
la loi du 24 décembre 2020, per-
mettant, pour les ayants droit,
d’engager une procédure de réta-
blissement de l’honneur.
Comme pour la réhabilitation, il
faut prouver que le condamné a
montré des « gages d’amende-
ment » durant sa détention, sans
pour autant les définir. Quels
sont les critères permettant d’ap-
précier l’existence de ces gages ?
Et, une fois cela établi, ont-ils été
remplis par Jacques Fesch ?
En l’absence de précédent, le rai-
sonnement juridique se calque
sur la jurisprudence de la Cour de
cassation, concernant la réhabili-
tation, les gages d’amendement
se jaugeant en tenant compte de
la gravité des faits ayant conduit à
la condamnation, du comporte-
ment du condamné et des mesu-
res de réparation réalisées.
Pour Xavier Tarabeux, avocat gé-
néral, les conditions ne sont pas
remplies : il n’est pas établi que la
réparation civile soit intervenue et
lors de sa détention, Jacques Fesch
n’a rien fait méritant une recon-
naissance de la société. Enfin, son
« élévation religieuse ne fournit
pas, à elle seule, compte tenu de sa
dimension mystique, la valeur
d’exemplarité attendue de gages
d’amendement ». Il conclut donc
au rejet de la requête.
Au contraire, Patrice Spinosi,
avocat de Gérard Fesch, a insisté
sur le comportement « irréprocha-
ble » du condamné durant sa dé-
tention, témoignage du directeur
de la prison de la Santé de l’époque
à l’appui. Il est également revenu
sur le « repentir profondément sin-
cère » de Jacques Fesch et ses « re-
grets s’agissant de son comporte-
ment et du mal qu’il a causé à sa fa-
mille et à celle de Jean Vergne ».
Me Spinosi a également cité une
lettre de la fille du policier disant
que, dans son souvenir, le paie-
ment des dommages civils à la fa-
mille avait été effectué. Dernier ar-
gument : l’exécution de Jacques
Fesch ne lui a pas permis de para-
chever son amendement en se
réinsérant dans la société. La Cour
de cassation rendra sa décision le
1
er octobre. Hasard du calendrier :
c’est aussi la date exacte de l’exécu-
tion de Jacques Fesch, en 1957. p
abel mestre
Selon un mis en
cause, le chef
d’état-major de
la marine voulait
« la peau
de la section
de recherches »
Naufrage dans la Manche :
des pressions sur les
enquêteurs dénoncées
Les juges d’instruction s’inquiètent de « tentatives
d’intimidation » de la part de la hiérarchie militaire,
qui pèseraient sur les gendarmes chargés de l’enquête
Le vendredi
14 juin
à 19 heures
Auditorium
du “Nouvel Obs”
67-69, avenue
Pierre-Mendès-France,
Paris-13e
Entrée sur
réservation
https://my.weezevent.
com/master-class-
alain-damasio
Après trois romans devenus
des classiques, l’auteur culte
de science-fiction Alain Damasio
vient de publier un essai, « Vallée
du silicium » (« Albertine », Seuil).
Il y interroge l’imaginaire à l’œuvre
dans la Silicon Valley, théorise
sur les technologies contemporaines
et pense le rôle alloué à la SF
dans la concurrence des futurs
souhaitables. C’est de tout cela dont
nous parlerons dans ce�e master
class, mais surtout de la voie
de sortie qu’il imagine : le Biopunk !
MASTER CLASS
ALAIN
DAMASIO
© BÉNÉDICTE ROSCOT
A l’occasion
de la sortie de
son essai «Vallée
du silicium», nous
vous proposons
un échange
avec l’écrivain
de science-fiction
Alain Damasio.
La rencontre
sera animée par
Xavier de La Porte,
journaliste
au service Idées
du «Nouvel Obs».
12 | planète SAMEDI 8 JUIN 2024
0123
L’A69 rallie les opposants aux projets « climaticides »
Plusieurs milliers de personnes sont attendues du 7 au 9 juin dans le Tarn dans un contexte tendu
toulouse – correspondance
S
ix ans après l’abandon de
l’idée d’un aéroport à No-
tre-Dame-des-Landes, en
Loire-Atlantique, l’infras-
tructure autoroutière A69, une
voie rapide de 53 kilomètres qui
doit relier Castres à Toulouse, est-
elle en train de devenir un nou-
veau point de fixation des luttes
contre les projets jugés « climatici-
des » ? Du vendredi 7 juin au di-
manche 9 juin, plusieurs collec-
tifs espèrent voir des « dizaines de
milliers » d’opposants converger
vers le futur tracé, là où le chan-
tier a déjà commencé. Même si
l’objectif officieux se situe plutôt
autour de 15 000 protestataires, il
pourrait s’agir du plus gros ras-
semblement sur ces lieux depuis
l’annonce du choix du conces-
sionnaire, le 25 septembre 2021, à
Lagarrigue (Tarn) par le premier
ministre d’alors, Jean Castex.
« A l’époque il y avait des contes-
tations et c’est normal dans une dé-
mocratie. A cette époque-là, elles
n’avaient pas atteint l’ampleur, le
degré de violence qu’elles ont pris
depuis lors », a constaté, mardi
4 juin, l’ancien chef du gouverne-
ment devant la commission d’en-
quête de l’Assemblée nationale
sur le « montage juridique et finan-
cier du projet d’autoroute A69 ».
Le même jour, dans l’Hémicycle,
le ministre de l’intérieur, Gérald
Darmanin, a fait un peu plus
monter la pression autour de
cette mobilisation. Anticipant
une manifestation « extrêmement
violente » avec la présence de
« 600 black blocs », décrivant « des
couteaux, des marteaux, des ha-
ches » déjà saisis dans les véhicu-
les, il a annoncé l’interdiction de
ces rassemblements… Dans la
foulée, la préfecture du Tarn a in-
diqué que près de « 1 000 policiers
et gendarmes seront mobilisés sur
le terrain ce week-end » et que les
manifestants s’exposeraient à
une amende de 135 euros.
Cette offensive de l’Etat n’a pas
démobilisé les organisateurs.
Lors d’une conférence de presse,
mercredi, des représentants des
Soulèvements de la Terre, de La
voie est libre, d’Extinction Rebel-
lion Toulouse, de la ZAD A69, qui
ont préféré restés anonymes, ont
maintenu leur appel à la mobili-
sation, tout en renvoyant la balle
de la Confédération paysanne,
qui soutient le rassemblement.
Les opposants ont commencé à
installer un camp de base sur un
terrain privé de la commune de
Puylaurens (Tarn), jeudi 6 juin.
Même s’ils restent encore discrets
sur le déroulé des trois jours, les
organisateurs veulent maintenir
une grande partie du programme
initial, notamment une « Ma-
nif’action » samedi après-midi.
« Nous appelons les opposants à
l’A69 à rejoindre dès maintenant le
campement (…) ainsi qu’à se pré-
parer à se mobiliser massivement
ce week-end pour bloquer les
chantiers », ont-ils relayé sur les
réseaux sociaux.
Sur d’autres messages, ils invi-
taient les participants à venir vê-
tus de « tenues de chantier », pour
« ramasser le matériel » et « le ra-
mener sur le camp, en grande
quantité, afin de préparer une
belle surprise pour leur rendre ».
Des messages qui laissent présa-
ger des marches mais aussi des
actions moins pacifiques contre
plusieurs zones où les travaux
ont débuté. « La désobéissance ci-
vile, c’est notre ADN. Ce projet va à
l’encontre de l’intérêt des vivants.
La légalité, ce n’est pas la légiti-
mité. Nous avons la légitimité et le
devoir de l’imposer », argumente
une activiste d’Extinction Rebel-
lion Toulouse en lutte contre un
projet « écocidaire et antisocial ».
« Conditions de travail inédites »
Jeudi, le face-à-face a déjà com-
mencé. Sur le site de la Cal’Arbre, le
nom d’un des ZAD installée à Saïx
(Tarn), les forces de l’ordre sont in-
tervenues dans l’après-midi dans
le cadre d’une opération de son-
dage archéologique à la demande
du concessionnaire Atosca, pro-
priétaire du terrain à En Bajou. « A
la vue des gendarmes, les oppo-
sants se sont retirés dans les ar-
bres », explique la préfecture du
Tarn. « Une cabane en bois a été dé-
truite, quatre interpellations ont
été réalisées et plusieurs armes, tel-
les que des planches à clou, des scies
et des haches, ont été saisies », a
ajouté la préfecture, mentionnant
que le préfet du Tarn, Michel Vil-
bois, était sur place. De leur côté,
les opposants ont indiqué avoir
déposé deux référés pour contes-
ter les interdictions de manifester.
A l’approche de ces trois jour-
nées, Atosca a pris ses précau-
tions. « On renforce la sécurité de
nos engins et de nos équipes », a
annoncé Martial Gerlinger, le di-
recteur général, lors d’un point
presse, mercredi. Cent quarante
engins de chantier ont été trans-
férés, dont certains par convoi ex-
ceptionnel, vers des sites de re-
groupement, mercredi et jeudi.
De plus, vendredi, la base vie, le
siège social d’Atosca situé à Puy-
laurens, sera vide de ses cent sala-
riés, qui télétravailleront.
Ces préparatifs reflètent le con-
texte très tendu depuis plusieurs
L’ombre du groupe Pierre Fabre sur le contrat de concession
Partisan historique du projet d’autoroute contesté, le laboratoire du Tarn s’est impliqué de façon très active dans sa mise en œuvre
L
es laboratoires Pierre Fabre
sont incontournables dans
le département du Tarn.
Symbole d’une réussite économi-
que mais aussi promoteur de la
construction de l’A69, le groupe
pharmaceutique est autant choyé
par les élus locaux que conspué
par les opposants à cette infras-
tructure autoroutière réunis pour
trois jours de protestations entre
vendredi 7 juin et dimanche
9 juin à Puylaurens (Tarn).
Pierre Fabre, le fondateur épo-
nyme, a longtemps été un acteur
essentiel de ce dossier ouvert de-
puis un quart de siècle. De la fin
des années 1990 à sa mort, en
juillet 2013, il en a parlé sans relâ-
che aux responsables des collecti-
vités, aux ministres et aux prési-
dents de la République. « Sa posi-
tion était connue de tous. Il était
parfaitement dans son rôle de chef
d’entreprise, l’a défendu, le 29 mai,
Eric Ducournau, directeur général
du groupe et ancien directeur ad-
joint de cabinet de Dominique
Perben de 1990 à 1995, avant que
ce dernier ne devienne ministre
des transports de Jacques Chirac
(2005-2007). Il s’est battu toute sa
vie pour le désenclavement du
Tarn. (…) Il aurait pourtant eu
maintes fois l’opportunité de s’ins-
taller près d’une autoroute. »
S’exprimant devant la commis-
sion d’enquête de l’Assemblée na-
tionale « sur le montage juridique
et financier » de l’A69, M. Ducour-
nau s’est placé dans les pas de
l’ancien PDG. Selon lui, cette
construction controversée est né-
cessaire au développement des
laboratoires. A la tête d’un groupe
qui a réalisé 2,8 milliards d’euros
de chiffre d’affaires en 2023 (+ 6 %
par rapport à 2022), le directeur
général a estimé, devant les dépu-
tés, que Pierre Fabre avait subi un
différentiel annuel de croissance
de 5 % par an par rapport à ses
principaux concurrents. « L’entre-
prise aurait pu avoir une taille très
différente si elle avait été située à
Paris ou Toulouse », a-t-il ajouté.
Mais, au-delà de sa participation
au débat, à grand renfort de lettres
ouvertes et d’interviews, le groupe
s’est impliqué de façon plus active,
comme le montrent les enquêtes
parlementaire et journalistique.
Dans l’annexe 12 du contrat de
concession signé entre l’Etat et la
société Atosca, dans une partie
protégée par le secret des affaires
et intitulée « Une ambition écologi-
que concrète », auquel Le Monde a
pu avoir accès, le groupe Pierre
Fabre est cité comme futur action-
naire, avec Gaïa Energy Systems et
le Atosca, d’une coentreprise qui
pourra installer une ferme photo-
voltaïque sur 40 hectares de dé-
laissés autoroutiers.
« Nous n’avons rien caché »
Aucun dossier n’a encore été dé-
posé et ce chantier ne pourra être
achevé en même temps que la fin
de la construction de l’A69 tou-
jours prévue en 2025, mais le pro-
jet est toujours à l’ordre du jour. Il
se ferait plutôt sur 13 hectares, se-
lon Gilbert Roux, président de
Gaïa Energy Systems, lui aussi in-
terrogé par les députés. M. Du-
cournau, qui a admis avoir été in-
téressé par cette idée, a déclaré y
avoir finalement renoncé. « Cela
s’inscrivait dans les engagements
du futur concessionnaire qui vou-
lait mettre en place un projet inno-
vant en matière environnemen-
tale. Nous avons signé un proto-
cole de partenariat. A la réflexion,
nous avons décidé de ne pas don-
ner suite », a-t-il affirmé.
Une enquête journalistique très
fouillée de Radio France a aussi ré-
vélé que le groupe Pierre Fabre
avait directement participé au
montage financier de l’A69. Dans
les comptes annuels arrêtés au
31 décembre 2022 d’un fonds d’in-
vestissement luxembourgeois
actionnaire de la société Atosca
qui exploitera l’A69, les journalis-
tes ont retrouvé la trace d’Opale
Invest (rebaptisée le 4 avril 2023
« Tarn Sud Développement »), un
collectif d’entreprises locales
dont la participation au projet
s’élèvera à terme à 5,3 %.
Le groupe Pierre Fabre y a investi
5 002 037 euros, ce qui représente
57,84 % du capital de Tarn Sud Dé-
veloppement, soit « 1,25 % de
[leurs] investissements annuels »,
selon M. Ducournau. Devant les
députés, ce dernier a argué que cet
investissement permettait de
« faire participer les acteurs écono-
miques au développement de leur
territoire » tout en leur offrant un
poste privilégié pour voir si le con-
cessionnaire respecte ses engage-
ments. « Nous n’avons jamais été
demandeurs pour être actionnaires
de la concession, a-t-il poursuivi. Il
n’y a rien d’illégal à tout cela. Nous
n’avons jamais rien caché. La parti-
cipation financière a été communi-
quée à la presse lorsqu’on nous l’a
demandée en mars. »
Longtemps restée invisible, cette
participation n’a été assumée par
le groupe qu’après les premières
questions des journalistes, no-
tamment dans une interview à
La Dépêche du Midi publiée le
14 mars. Lors de son audition de-
vant la commission d’enquête, le
directeur général de Pierre Fabre a
Le groupe a
investi plus de
5 millions d’euros
dans un collectif
d’entreprises
locales dont la
participation au
projet s’élèvera
à terme à 5,3 %
Lors de la visite de chantier de l’autoroute A69 organisée par le concessionnaire Atosca, à Puylaurens (Tarn), le 5 juin. RÉMY GABALDA/MAXPPP
semaines. Le 27 mai, des ouvriers
du concessionnaire ont été la cible
de projectiles et, mardi 4 juin, ils
ont été caillassés. « On connaît des
conditions de travail inédites. On
est loin des chantiers classiques
qu’on a l’habitude de réaliser », a af-
firmé Walter Guyonvarch. Le di-
recteur du groupement concep-
tion et construction (composé de
plusieurs filiales de NGE, le cons-
tructeur de l’autoroute) a recensé
depuis le début des travaux de
l’autoroute, en mars 2023, 262 faits
« divers et variés » d’incivilité sur le
chantier, dont onze engins de
chantier incendiés. Quatorze gar-
diens sillonnent en permanence
les 53 kilomètres du parcours.
Sur l’état d’avancement des tra-
vaux, Atosca affirme que 80 % des
zones de terrassement ont débuté,
60 % des ouvrages ont été « enga-
gés ou réalisés » et 230 millions
d’euros sur les 450 millions
d’euros de budget ont été dépen-
sés. Le concessionnaire assure
aussi que l’autoroute sera mise en
service à la fin 2025, comme prévu.
Une affirmation que conteste
Thomas Digard, technicien génie
civil et membre du collectif La voie
est libre. « Seuls douze ouvrages
ont été réalisés sur 85, et neuf sont
en construction », a constaté M. Di-
gard, qui assure que deux proprié-
taires agricoles n’ont toujours pas
cédé leurs terres en raison de pro-
cédures judiciaires, ce qui corres-
pond à 6 ou 7 kilomètres qui ne
sont toujours pas en travaux. Les
activistes espèrent aussi beau-
coup des nombreux recours dépo-
sés, notamment cinq requêtes au
fond devant les juridictions admi-
nistratives demandant l’annula-
tion de l’autorisation environne-
mentale et une plainte auprès de
la Commission européenne. p
matthieu goar (à paris)
et audrey sommazi
Le constructeur
a recensé, depuis
le début des
travaux, 262 faits
d’incivilité sur le
chantier, dont
onze engins
incendiés
expliqué que les entreprises loca-
les voulaient rester discrètes, à
cause notamment de la virulence
des opposants. Le groupe Pierre
Fabre a été, en effet, plusieurs fois
visé par les collectifs, notamment
Scientifiques en rébellion, dont
les activistes ont encore déployé
des banderoles, le 13 mars, devant
un site du groupe à Boulogne-
Billancourt (Hauts-de-Seine).
Une réalité qui n’a pas empêché
la poursuite du lobbying. Le
26 septembre 2023, sur France In-
ter, le ministre délégué chargé des
transports de l’époque, Clément
Beaune, annonçait l’« arrêt de plu-
sieurs projets autoroutiers pas en-
core lancés ». A plusieurs reprises,
il avait explicitement écarté l’A69
de cette liste, mais la rumeur d’un
moratoire sur la future autoroute
tarnaise avait circulé. Le groupe
Pierre Fabre avait alors envoyé
une lettre au ministère pour dé-
crire, une nouvelle fois, l’impor-
tance économique de l’entreprise
pour le Tarn. Un document que le
groupe a promis de fournir à la
commission d’enquête mais qui
n’a toujours pas été reçu. p
m. gr
dans le camp de l’exécutif. « Ils ont
saisi du matériel de bricolage dans
des voitures…, a ironisé un des oc-
cupants des trois zones à défen-
dre (ZAD). Tout ça est fait pour lé-
gitimer la répression. Malgré ce
que nous raconte le ministre de
l’intérieur, les gens qui ont des ar-
mes létales, ce n’est pas nous. »
« Notre objectif reste de faire la
fête, d’accueillir les gens de façon
pacifique. S’il y a des déborde-
ments, ce sera le fait des forces de
l’ordre », a conclu Daniel Coutarel,
« La
désobéissance
civile, c’est
notre ADN »,
dit une activiste
d’Extinction
Rebellion
0123
SAMEDI 8 JUIN 2024 ÉCONOMIE & ENTREPRISE | 13
La BCE entame une baisse des taux prudente
L’institut de Francfort a réduit de 4 % à 3,75 % son taux directeur et prévient : l’inflation va rester élevée
londres – correspondance
A
vec la plus grande des
prudences, sans s’en-
gager d’aucune ma-
nière sur l’avenir, la
Banque centrale européenne
(BCE) a décidé, jeudi 6 juin, de
baisser ses taux d’intérêt d’un
quart de point, de 4 % à 3,75 %.
Bien que largement préannon-
cée et sans surprise, la mesure
marque une nouvelle phase dans
la lutte contre l’inflation dans la
zone euro.
La première phase a été la plus
forte hausse des taux d’intérêt de
l’histoire de l’institution, de
− 0,5 % à 4 %, entre juillet 2022 et
septembre 2023. Ensuite, une
période de stabilisation s’est
ouverte. Commence désormais
celle de la baisse. Mais à quel
rythme ? Interrogée à de multi-
ples reprises sur le sujet durant sa
conférence de presse, Christine
Lagarde, la présidente de l’institu-
tion monétaire, a systématique-
ment refusé de répondre.
« Nous ne nous préengageons
pas à une trajectoire particulière
des taux », explique-t-elle. Les dé-
cisions seront prises « réunion
après réunion » et « dépendront
des données économiques ». Les
marchés financiers anticipent
deux à trois baisses en 2024 : ont-
ils raison ? « Les marchés finan-
ciers font ce qu’ils ont à faire, et
nous faisons de même », rétorque
Mme Lagarde.
Ce refus de répondre souligne
l’équilibre délicat auquel fait face
la BCE. Son mandat est de mainte-
nir l’inflation autour de 2 %.
Celle-ci a fortement baissé, de
10,6 % en octobre 2022 à 2,6 % en
mai. Mais ces derniers mois, le
recul a ralenti. Entre avril et mai,
l’inflation a même légèrement
augmenté (de 2,4 % à 2,6 %).
La bonne nouvelle est que les
deux énormes chocs externes
subis par la zone euro, qui expli-
quent l’envolée des prix, sont
terminés. Les chaînes d’approvi-
sionnement, profondément dé-
sorganisées lors de la sortie de la
pandémie de Covid-19, fonction-
nent de nouveau relativement
bien. Le choc énergétique, consé-
quence de la fermeture des gazo-
ducs par Vladimir Poutine à l’été
2022, est résorbé. La mauvaise
nouvelle est que les effets secon-
daires de ces secousses se ressen-
tent encore à travers l’économie.
« L’inflation domestique reste
élevée », avertit Mme Lagarde. Les
prix dans le secteur des services,
qui dépendent très largement de
l’évolution des salaires, ont accé-
léré : de 3,7 % en avril à 4,1 % en
mai. Cette inflation « collante »,
qui peine à rentrer dans sa boîte,
inquiète la BCE. D’ailleurs, ses
économistes ont légèrement
revu leurs prévisions de hausse
des prix pour l’année prochaine,
de 2 % à 2,2 %. « La route [de la
désinflation] sera accidentée »,
prévient sa présidente.
Hausse du PIB
Dans le même temps, la BCE est
très légèrement plus optimiste
pour la croissance, tablant sur
une hausse du produit intérieur
brut de 0,9 % en zone euro cette
année (contre une prévision de
0,6 % en mars) et de 1,4 % en 2025.
« Après cinq trimestres de sta-
gnation, l’économie a augmenté
de 0,3 % au premier trimestre (…)
et nous prévoyons que la reprise
continuera », affirme Mme La-
garde. Rien de spectaculaire,
mais baisser les taux d’intérêt
alors que l’économie s’améliore
représente un paradoxe pour
une banque centrale. Dans ces
circonstances, ses vingt-six gou-
verneurs continuent à surveiller
comme le lait sur le feu l’évolu-
tion des salaires.
En progression de presque 5 %
dans la zone euro au premier tri-
mestre (sur un an), ceux-ci rattra-
pent une partie du pouvoir d’achat
perdu ces dernières années. Ris-
quent-ils de déclencher une
hausse des prix autoentretenue ?
La réponse est incertaine, dit la
présidente de la BCE. « On cons-
tate une divergence entre les pays.
(…) En Allemagne, par exemple, les
accords salariaux se négocient
souvent tous les trois ans. Ç’a été le
cas récemment dans la fonction
publique, où la perte de pouvoir
d’achat a maintenant été entière-
ment compensée, avec une hausse
de 12 % [des salaires]. » La question
est de savoir si de tels accords,
substantiels, seront répliqués par
la suite ou s’il s’agit d’un simple
effet de rattrapage.
Ce refus d’aller trop vite dans la
baisse des taux directeurs
commence à se ressentir sérieu-
sement sur les marchés finan-
ciers. Le rendement des obliga-
tions françaises à dix ans, qui
était descendu à 2,4 % en décem-
bre, est remonté à 3 %. Ce qui rend
le financement du déficit français
un peu plus coûteux.
« Nous ne pensons pas que la BCE
baissera ses taux fortement et
rapidement, conclut Ann-Katrin
Petersen, stratégiste pour l’Alle-
magne et l’Autriche à BlackRock,
une société de gestion. Comme
avec le récent cycle de hausses, il ne
s’agit pas d’un cycle de baisses
typique. Nous ne retournerons pas
dans le monde d’avant, où l’infla-
tion était constamment en des-
sous de l’objectif de 2 %. »
Divergence avec la Fed
En baissant ses taux jeudi, la BCE
rejoint les banques centrales de
Suisse, de Suède et du Canada,
qui ont déjà pris des décisions
similaires. Ce n’est cependant
pas le cas des Etats-Unis. L’infla-
tion y reste élevée – à 3,4 % en
avril (sur douze mois) –, et elle
est, en particulier, forte dans les
Inquiets de la stagnation économique, les Chinois se ruent sur l’or
Alors que la croissance de la deuxième puissance mondiale peine à repartir depuis la pandémie, le métal précieux incarne une valeur refuge
REPORTAGE
pékin – correspondant
L
e magasin Caibai est une ré-
férence de la bijouterie dans
la capitale chinoise. « De-
puis 1956 », lit-on sur la devanture
du commerce, situé dans l’ouest
de Pékin. Au rez-de-chaussée, les
acquéreurs potentiels ont l’œil sur
des bijoux et objets sertis d’or. Au
sommet des escalators, le client
tombe sur un grand écran affi-
chant une courbe qui n’a cessé de
grimper depuis quelques mois : le
cours de l’or au gramme sur le
marché de Shanghaï. Il cotait
autour de 550 yuans (près de
70 euros), ce 27 mai.
Ici, les clients sont discrets et
beaucoup n’ont pas de grande for-
tune, mais plutôt leurs petites éco-
nomies. Caibai propose tous types
de poids, des petites pièces allant
de 1 à 30 grammes à l’effigie du
panda, avec certification de la ban-
que centrale tout de même, aux
barres de 50, 100 ou 300 gram-
mes. Le gros succès revient à celles
qui sont gravées des animaux de
l’astrologie chinoise.
Un homme demande au ven-
deur en chemise bleue et cravate
rose s’il peut voir de plus près une
petite plaque d’or. Il confie en
acheter un tout petit peu chaque
année. « Dans le contexte actuel,
c’est le plus sûr pour placer de l’ar-
gent », déclare M. Lu, qui ne donne
pas son nom de famille. Le ven-
deur, Wang Anmei, voit de plus en
plus de clients comme lui défiler.
Alors que la deuxième écono-
mie de la planète peine à repartir
après les années de pandémie,
l’or est plus que jamais la valeur
refuge. « Les gens pensent que
c’est le meilleur investissement. Il
y avait aussi l’immobilier et la
Bourse, mais maintenant les gens
hésitent là-dessus, tandis que l’or
n’a cessé de grimper », dit M.
Wang. La consommation d’or a
crû de 6 % au premier trimestre
dans le pays, après un bond de
9 % déjà en 2023.
Bourses locales instables
Pour les Chinois, dont la devise
n’est qu’en partie convertible, il
est difficile de sortir des fonds
pour investir à l’étranger. Les pla-
ces boursières locales se sont ré-
vélées instables, connaissant une
chute et des fluctuations préoccu-
pantes pour les petits porteurs
en 2023, jusqu’à l’intervention
massive de l’Etat pour stabiliser
les cours à la fin janvier 2024.
Les prix de l’immobilier, enfin
et surtout, ne sont toujours pas
stabilisés, or c’était dans ce sec-
teur que les ménages plaçaient
70 % de leur richesse, un marché
longtemps considéré comme peu
risqué puisque le pays ne cessait
de s’urbaniser. Mais les investis-
sements dans ce secteur ont en-
core chuté de 9,8 % d’une année
sur l’autre sur les quatre premiers
mois de 2024.
Conséquence de ces doutes, la
Chine s’est tournée massivement
vers l’or, et cette demande a
poussé les cours mondiaux à des
records, dépassant les 2 400 dol-
lars (2 207 euros) l’once. L’affaire
n’intéresse pas que les citoyens :
la Banque populaire de Chine
(banque centrale, PBoC) a aug-
menté continûment ses réserves
d’or depuis dix-huit mois. Pékin
veut en effet réduire ses investis-
sements en bons du Trésor amé-
ricain, alors que les tensions com-
merciales avec les Etats-Unis s’in-
tensifient. La PBoC a ajouté
225 tonnes d’or à ses réserves
en 2023, un record depuis 1977.
Le vendeur sort ses gants noirs,
prend le petit lingot que lui mon-
tre un client, le pose sur la balance
qui indique 100 grammes. Il peut
lister les événements internatio-
naux qui convainquent les Chi-
nois de se tourner vers l’or : la
guerre en Ukraine et celle à Gaza
ou encore les interrogations sur
les décisions à venir de la Réserve
fédérale américaine.
Une femme en tee-shirt et jog-
ging déambule longuement
autour des vitrines, hésite. Wang
Guiping considère avec amuse-
ment qu’elle fait partie de ces
clients indécis qui attendent
d’être sûrs pour finalement ne
pas gagner grand-chose. Elle ex-
plique qu’elle a déjà investi en
Bourse, « mais ça n’a rien rap-
porté parce qu’[elle] n’a aucune
expertise là-dedans ».
Elle a entendu dans les médias
que l’or était le nouvel avenir des
investisseurs, elle a aussi de-
mandé conseil à des amis. Elle
fait attention : « Les gens ordinai-
res comptent tous chaque yuan. »
Son fils, lui, a fait le pari de l’or
mais un peu plus tôt, et en achat
dématérialisé auprès de sa ban-
que. Elle préférerait du concret,
investir dans une petite plaque.
« Mais je crains de m’y prendre en
retard. Si j’achète quand le cours
est au plus haut, je vais encore y
perdre », regrette-t-elle. p
harold thibault
Christine Lagarde, présidente de la BCE, à Francfort (Allemagne), le 6 juin. KIRILL KUDRYAVTSEV/AFP
Dans ces
circonstances,
les gouverneurs
de l’institution
continuent
à surveiller
comme le lait sur
le feu l’évolution
des salaires
services. Dans ce contexte, la
Réserve fédérale américaine
(Fed) repousse régulièrement les
espoirs d’une baisse des taux.
Anticipée initialement à la fin du
premier trimestre, puis au prin-
temps, celle-ci n’aura finalement
pas lieu avant le deuxième
semestre, au mieux.
Or, la divergence entre la Fed et
la BCE va attirer les investisseurs
vers les Etats-Unis, où les taux
d’intérêt seront comparative-
ment plus généreux. Cela risque
d’affaiblir la monnaie unique et
de renchérir mécaniquement les
prix du pétrole et du gaz, généra-
lement libellés en dollars.
Ce mécanisme pourrait nourrir
l’inflation européenne, forçant la
Banque centrale européenne à
maintenir ses taux d’intérêt à un
niveau élevé. Le chemin de la nor-
malisation de la politique moné-
taire sera décidément long. p
éric albert
14 | économie & entreprise SAMEDI 8 JUIN 2024
0123
La rémunération des patrons
et leur statut restent des sujets
de tension pour les actionnaires
P
rofits, dividendes et ra-
chats d’actions record ne
suffisent pas à contenter
les actionnaires. Alors
que la saison des assemblées gé-
nérales des géants du CAC 40 a été
clôturée jeudi 6 juin par Saint-Go-
bain, nombre des grands-messes
annuelles qui se sont égrenées ces
deux derniers mois ont été mar-
quées par une agitation tous azi-
muts. Chez Carrefour ou Sanofi,
les syndicats se sont ainsi mêlés
aux militants palestiniens et aux
activistes du climat pour porter
leurs revendications sur l’emploi.
Chez Seb, ce sont les actionnaires
familiaux qui s’affrontent.
Mais la palme du chahut revient
évidemment à TotalEnergies. Cor-
dons de policiers pour contenir
les protestataires et portrait géant
du PDG, Patrick Pouyanné, affu-
blé d’un « Wanted » accroché par
des militants de Greenpeace : le
24 mai, l’assemblée générale de
l’entreprise énergétique s’est te-
nue comme à l’accoutumée dans
une ambiance chargée. Mais der-
rière le fracas et le tumulte, le plus
marquant reste le taux d’approba-
tion de 75,7 % obtenu pour le re-
nouvellement du mandat d’admi-
nistrateur de M. Pouyanné : dans
la grande urne des affaires où les
votes « pour » frôlent souvent les
100 %, tout score en deçà de 80 %
claque comme un désaveu.
En amont de l’assemblée, un
groupe d’actionnaires avait tenté,
en vain, de porter au scrutin une
résolution consultative appelant à
dissocier les fonctions de prési-
dent et de directeur général chez
TotalEnergies. « Nous avions dé-
cidé cette année de déplacer le dé-
bat sur le thème de la gouvernance,
mais toujours en lien avec le climat.
La séparation des pouvoirs est, en
effet, essentielle pour permettre au
conseil d’administration d’évaluer
en toute indépendance la stratégie
climatique de l’entreprise », expli-
que Anne-Claire Imperiale, res-
ponsable durabilité chez Syco-
more Asset Management, l’un des
dix-neuf investisseurs de cette
coalition internationale.
« Un seuil de modération »
Climat ou pas, en fait, les action-
naires anglo-saxons réprouvent
la formule du PDG tout-puissant.
En 2024, les stars de Wall Street,
Larry Fink, le PDG de BlackRock,
et Jamie Dimon, celui de J.P. Mor-
gan, ont d’ailleurs essuyé des ré-
solutions visant à séparer les pou-
voirs de président et de directeur
général. Pour autant, malgré cette
pression forte des marchés, le
modèle de commandant unique
reste pour beaucoup de diri-
geants français un but ultime.
Ainsi chez Saint-Gobain, après
une « période de transition » de
à voter contre environ 35 % des
packages de rémunération pré-
sentés par les entreprises dont
nous sommes actionnaires. En
2024, ce taux de rejet sera supé-
rieur, car certaines rémunérations
se sont envolées. »
Vote consultatif
Les bénéfices record et l’embellie
des cours de Bourse ont permis à
la plupart des dirigeants des mul-
tinationales de remplir, voire de
dépasser largement, les objectifs
fixés par les « boards », ce qui a eu
pour effet de gonfler la part varia-
ble de leur rétribution. Carlos Ta-
vares, le directeur général de Stel-
lantis, a conservé sa médaille d’or
des salaires du CAC 40, avec
36,5 millions d’euros alloués pour
l’année 2023, éléments différés
compris, soit 56 % de plus
qu’en 2022. Ce « package » a été ap-
prouvé à 70 %.
En revanche, les primes excep-
tionnelles octroyées à deux diri-
geants d’Euronext, le directeur gé-
néral Stéphane Boujnah et le di-
recteur des opérations Manuel
Bento, ont été rejetées à 54 %. Mais
comme l’entreprise de marchés
paneuropéenne a son siège aux
Pays-Bas, ce vote reste consultatif.
« En 2024, cinq dirigeants du CAC
40 ont vu leur rémunération au ti-
tre de 2023 être approuvée à moins
de 80 %, contre un score moyen de
91 % : Sébastien Bazin chez Accor
(66 %), Alexandre Bompard chez
Carrefour (70 %), Carlos Tavares
chez Stellantis (70 %), Bertrand Du-
mazy chez Edenred (70 %), et Oli-
vier Roussat chez Bouygues (77 %).
Ils étaient huit dans ce cas en 2023,
dont Kering, Schneider et Teleper-
formance qui ont tenu compte des
remarques et revu leur proposition
cette année », indique Bénédicte
Hautefort, présidente et fonda-
trice de la fintech Scalens. p
isabelle chaperon
trois ans ayant vu cohabiter le pré-
sident Pierre-André de Chalendar,
ancien PDG, et le directeur général
Benoit Bazin, ce dernier a été dési-
gné PDG jeudi. De même, à l’occa-
sion du départ de Maurice Lévy,
l’emblématique président du con-
seil de surveillance de Publicis, Ar-
thur Sadoun, président du direc-
toire depuis 2017, a été nommé
PDG : si les actionnaires ont sou-
tenu à 95 % le changement de sta-
tut du géant de la publicité, ils ont
approuvé le renouvellement du
mandat d’administrateur de M.
Sadoun à 78 % seulement.
Mais plus encore que le statut
des patrons, c’est leur rémunéra-
tion qui est scrutée par les action-
naires. « Nous sommes d’autant
plus vigilants sur les rémunéra-
tions des dirigeants que le con-
texte économique, marqué par
une forte inflation, a renforcé la
sensibilité des collaborateurs aux
enjeux d’équité salariale », avance
Anne-Claire Imperiale. Et de dé-
tailler : « Nous avons fixé un seuil
de modération de 5,7 millions
d’euros, correspondant à 250 fois
la moyenne du salaire minimum
en France et en Allemagne. Avec
quelque deux cent cinquante jours
ouvrés par an, cela revient à dire
qu’un dirigeant ne peut pas ga-
gner en un jour ce qu’un collabo-
rateur en bas de l’échelle gagne en
un an. Ce critère notamment nous
a conduits les années précédentes
Le modèle
de commandant
unique reste
pour beaucoup
de dirigeants
français
un but ultime
A Saint-Denis, l’hôtel de la tour Pleyel
symbole de la mutation d’un quartier
L’édifice, qui abritait autrefois des bureaux, rouvrira le 10 juin,
avec l’ambition de remplir 700 chambres
A
u sommet de la tour
Pleyel, à 130 mètres au-
dessus du sol, le pano-
rama sur Paris est spectaculaire.
Un bar d’altitude y ouvrira, lundi
10 juin, en même temps qu’un
nouvel hôtel, qui occupe désor-
mais les quarante étages de cet
édifice emblématique de Saint-
Denis (Seine-Saint-Denis).
Un hôtel dans la tour Pleyel ? Le
pari semble audacieux. D’abord,
car ce nouvel établissement au
nom compliqué (le H4 Wyndham
Paris Pleyel) est un projet masto-
donte, particulièrement lourd à
faire tourner. Avec ses 700 cham-
bres, sa salle de congrès de
2 600 places, ses 400 employés, le
H4 Paris Pleyel se hisse d’emblée
dans le club des plus gros hôtels
de région parisienne, aux côtés
du Méridien de la porte Maillot
(1 025 chambres), du Hyatt Re-
gency (995 chambres), porte de
Champerret, et du Pullman
Montparnasse (957 chambres).
Comme ses concurrents, le H4,
avec ses chambres de gamme
quatre étoiles et sa décoration
passe-partout, cible avant tout les
voyageurs d’affaires, en particu-
lier les participants à des sémi-
naires. Pourtant, ce marché peine
à retrouver ses couleurs depuis la
pandémie de Covid-19.
« Nous avons confiance »
En 2023, en Ile-de-France, le nom-
bre de nuitées de la clientèle « af-
faire » était inférieur de 15 % par
rapport au niveau de 2019, selon
le dernier bilan du comité régio-
nal du tourisme, paru fin février.
Le nombre d’exposants et de visi-
teurs dans les salons est égale-
ment plus faible qu’avant la crise
sanitaire. « Mais nous avons con-
fiance, car on sent un besoin chez
les entreprises de réunir les équi-
pes, dessoudées par le télétra-
vail », estime le directeur de l’hô-
tel, Lars Hallier, un ancien de Cen-
ter Parcs et du groupe Disney.
D’ailleurs, un laboratoire phar-
maceutique a déjà réservé l’en-
semble de l’hôtel pour une con-
vention. Le H4 vise également
les groupes de touristes et tour-
opérateurs, bien que ce marché
soit toujours freiné par l’absence
d’une bonne partie de la clien-
tèle asiatique.
Par ailleurs, cet hôtel est situé à
Saint-Denis, en périphérie de Pa-
ris, dans un quartier peu attractif
pour les voyageurs, coincé entre
d’immenses voies ferrées et un
échangeur de l’A86. Réussira-t-il à
remplir ses 700 chambres, au
prix de 180 à 300 euros la nuit,
dans un tel environnement ? « Le
problème d’image du “93”, il est
surtout auprès de la clientèle na-
tionale. Les étrangers, ils voient
surtout le fait qu’ils seront en
dix minutes au centre de Paris »,
commente Marc Salhany, direc-
teur des ventes du H4.
Pour attirer des clients, le H4
compte beaucoup sur sa proxi-
mité avec le métro, au pied du bâ-
timent. Outre la ligne 13, l’arrivée
de la 14 en ce mois de juin va
changer la donne. Les futures li-
gnes 15, 16 et 17 se rejoin-
dront aussi dans cette gare
Pleyel, appelée à devenir un hub
du Grand Paris.
L’établissement mise de sur-
croît sur la faiblesse de l’offre hô-
telière dans ce secteur, et sur ses
tarifs, inférieurs à ceux proposés
par les « gros porteurs » de
gamme similaire. « On vise, en
moyenne, un taux d’occupation
moyen de 70 %. Notre gros défi,
cela va être de remplir le week-
end », résume Marc Salhany. Aux
commandes de ce mastodonte,
on ne trouve ni Accor, numéro un
de l’hôtellerie en France, ni l’un
des géants anglo-saxons (Mar-
riott, Intercontinental, Hilton…).
Le marché a été remporté par la
société allemande H-Hotels, dont
le siège se situe à Bad Arolsen
(Hesse). Un acteur peu connu,
sans expérience en France, qui
gère seulement une soixantaine
d’établissements, essentielle-
ment en Allemagne, en Suisse et
en Autriche. Il s’est adossé au
groupe hôtelier américain Wynd-
ham pour sa commercialisation.
Multiples retards
Quant aux murs, ils appartien-
nent à la Financière des Quatre
Rives, qui opère pour le compte
de Burrus, un groupe familial
d’assurances d’origine alsa-
cienne. La Financière des Quatre
Rives a commencé à acquérir les
bureaux de la tour Pleyel à partir
de 2008, alors que l’édifice, cons-
truit en 1973 sur l’ancienne ma-
nufacture de pianos Pleyel, con-
naissait de multiples difficultés.
Le taux de vacance des bureaux
explosait, les multiples proprié-
taires refusaient de s’entendre
pour engager des travaux…
A partir de 2014, la tour, long-
temps associée aux locaux de la
caisse d’allocations familiales du
département, a été vidée et désa-
miantée. L’hôtel a mis près de dix
ans à voir le jour. Après de multi-
ples retards, il ouvre à temps pour
les Jeux olympiques de Paris (du
26 juillet au 11 août), qui se dérou-
leront sur des sites tout proches.
Une rampe de lancement idéale
pour le H4 : pendant toute cette
période, il affiche complet. p
jessica gourdon
FINANCE
Les investissements
chinois en Europe sont
au plus bas depuis 2010
Les investissements chinois
dans les entreprises euro-
péennes sont tombés à
6,8 millions d’euros en 2023,
au plus bas depuis 2010,
selon un rapport du Rho-
dium Group et du Mercator
Institute for China Studies
publié vendredi 7 juin. 70 %
de ces sommes sont allées
dans des projets liés aux vé-
hicules électriques, comme
les batteries. La Hongrie a
reçu à elle seule 3 millions
d’euros, soit 44 % des inves-
tissements. – (Bloomberg.)
CONJONCTURE
Le déficit commercial
français s’est creusé
en avril
Le déficit commercial de la
France s’est établi à 7,58 mil-
liards d’euros fin avril,
selon les données publiées
par les douanes françaises
vendredi 7 juin,. Fin mars,
ce même déficit s’élevait à
5,38 milliards d’euros.
MATIÈRES PREMIÈRES
Le plus grand gisement
d’Europe aurait été
découvert en Norvège
Le groupe minier norvégien
Rare Earths Norway a
annoncé, jeudi 6 juin, que le
gisement de terres rares Fens-
feltet, au sud-est de la Nor-
vège, recèlerait 8,8 millions
de tonnes de ces métaux es-
sentiels à la transition verte,
soit nettement plus que celui
de Kiruna en Suède censé en
contenir entre 1 et 2 millions
de tonnes, ce qui en ferait
le plus grand d’Europe. L’ex-
traction minière pourrait
commencer en 2030. – (AFP.)
CAC 40 : vent
de fronde dans
les assemblées
générales
36,5 MILLIONS
C’est la rémunération touchée par le directeur général de Stellantis,
Carlos Tavares, au titre de 2023. C’est plus que pour 2022
(23,5 millions d’euros) et 2021 (19 millions d’euros). Par jour ouvré,
il gagne autant qu’un salarié moyen de Stellantis sur toute l’année.
Le document financier de référence du groupe indique
que le directeur général a gagné 518 fois plus qu’un salarié moyen
(70 404 euros). Un écart qui se creuse : en 2022, c’était 365 fois
(la rémunération moyenne était de 64 328 euros), en 2021, 298 fois
(par rapport à une moyenne de 58 475 euros).
0123
SAMEDI 8 JUIN 2024 économie & entreprise | 15
La CGT lance une série de grèves
sur les retraites dans les ports
Hostile au report de l’âge légal de départ des dockers de 58 à 60 ans, le
syndicat a déposé un préavis pour quatorze jours de mouvement social
D
es accès bloqués, des
pneus enflammés et
des piquets de doc-
kers en gilets fluo
siglés CGT aux points stratégi-
ques… De Marseille au Havre
(Seine-Maritime) et de Dunker-
que (Nord) à Bordeaux, la grève à
répétition fait son retour dans
les ports français, réveillant l’in-
quiétude d’une filière portuaire
bousculée depuis 2020 par la
pandémie de Covid-19, par la
guerre en Ukraine et par les ten-
sions en mer Rouge.
Hostile à la réforme des retrai-
tes inscrite dans la loi du
14 avril 2023, qui porte de 58 ans à
60 ans l’âge légal de départ à la
retraite des dockers, la Fédéra-
tion des ports et docks CGT, très
majoritaire dans le secteur, a dé-
posé des préavis de grève pour
quatorze jours en juin : une opé-
ration « ports morts » avec blo-
cage des accès aux zones por-
tuaires vendredi 7 juin, trois
jours de grève de vingt-quatre
heures les 13, 21 et 25 juin, et plu-
sieurs jours marqués par des dé-
brayages de plusieurs heures en-
tre 10 heures et 16 heures. Sans
exclure une « amplification de la
lutte » au mois de juillet.
« Le gouvernement doutait de
notre capacité à mobiliser. Il va
voir que tout le monde sera au
rendez-vous », prévient Serge
Coutouris, secrétaire général
adjoint de la CGT-Ports et docks.
Tout est parti d’une promesse
faite au Havre, le 14 avril 2022, par
un Emmanuel Macron en campa-
gne d’entre-deux-tours pour sa
réélection. « Le président de la Ré-
publique [avait] très clairement
exprimé que la réforme des retrai-
tes ne s’appliquerait pas aux
ouvriers dockers et travailleurs
portuaires », assure le syndicat,
qui se sent « trahi ». Les dockers
bénéficient d’un régime spécial.
Entre l’exposition à l’amiante
(jusqu’en 2004) et les quatre ans
accordés au titre de la pénibilité
réduisant leur espérance de vie,
certains peuvent partir à 55 ans.
La CGT-Ports et docks se bat pour
le maintien de ces acquis.
Mais, dans un premier temps,
elle s’était appuyée sur la mobili-
sation de l’intersyndicale natio-
nale, sans engager de négocia-
tion sectorielle comme dans le
transport routier, où les chauf-
feurs ont décroché un congé
pénibilité de fin d’activité leur
permettant de partir plus tôt.
« Stratégie nationale portuaire »
Après des mois de flottement, les
négociations sur la pénibilité ont
finalement débuté à l’automne
2023 avec le ministère des trans-
ports. Sans aboutir à un accord
dont le coût financier devrait être
supporté par l’Etat et les entrepri-
ses de manutention, qui refusent
de payer un surcoût trop élevé.
La Fédération nationale des
transports routiers estime que
les grèves de juin arrivent « au
pire moment » pour l’activité de
conteneurs, qui reprenait timi-
dement depuis quelques mois, ce
qui « met en péril la pérennité de
nombreuses entreprises ».
Chaque conflit dans les ports de
l’Hexagone relance la question
de leur compétitivité face à des
concurrents aussi puissants que
Rotterdam, dont le tonnage
traité dépasse celui des sept
grands ports maritimes français
réunis. Armateurs, chargeurs (in-
dustriels, grande distribution…),
dirigeants des ports, entreprises
de manutention, logisticiens et
neurs, pour que 80 % des « boî-
tes » destinées à la France arrivent
dans ses ports à l’horizon 2050.
Premier port français sur ce
segment, Le Havre en a traité
2,6 millions en 2023, cinq fois
moins que Rotterdam et quatre
fois moins qu’Anvers-Bruges.
Après d’importants investisse-
ments, « [leur] potentiel est de
12 millions », note Stéphane Rai-
son, président du directoire
d’Haropa Port (Le Havre-Rouen-
Paris). Cette stratégie nationale
vise aussi à porter de 200 000 à
400 000 le nombre d’emplois di-
rects et induits générés par l’acti-
vité d’Haropa, de Marseille-Fos,
de Dunkerque, de La Rochelle, de
Bordeaux ou de Nantes-Saint-
Nazaire.
La CGT-Ports et docks, qui a éla-
boré sa propre stratégie de « ren-
forcement des ports français »,
juge que le coût de la
main-d’œuvre est un « facteur
marginal » dans leur attractivité.
Elle refuse d’être « pointée
comme étant à l’origine des dys-
fonctionnements ou d’une ab-
sence d’attractivité ». Il reste que
les armateurs cherchent à ré-
duire au maximum la durée des
escales, coûteuses pour eux, et
veulent être sûrs de pouvoir
charger et décharger conteneurs,
hydrocarbures et céréales. p
jean-michel bezat
transporteurs, tous redoutent
ces périodes de tensions sociales.
Malgré de nombreuses réfor-
mes depuis celle de 1992, qui a
privatisé l’activité de manuten-
tion et salarié les dockers, les
ports français souffrent de plu-
sieurs handicaps, a relevé l’ins-
pection des finances et de l’envi-
ronnement en 2018. Ils persis-
tent, malgré une reprise des in-
vestissements au cours des
dernières années : coûts du pas-
sage (droits et services portuai-
res) plus élevés, insuffisance de la
desserte par des modes massifiés
(trains et barges) moins émet-
teurs de CO2
, image de fiabi-
lité écornée à l’étranger… Cela ex-
plique en partie que 40 % des
conteneurs destinés à la France
transitent encore par des ports
européens.
Premier ministre entre 2017 et
2020, Edouard Philippe, rede-
venu maire du Havre, avait éla-
boré une « stratégie nationale
portuaire », adoptée en jan-
vier 2021. Objectif : réindustriali-
ser l’hinterland des ports (leur
zone d’influence terrestre) avec
des usines décarbonées, et
« reconquérir des parts de
marché ». Surtout dans les conte-
Le Havre a traité
2,6 millions
de conteneurs
en 2023,
cinq fois moins
que Rotterdam
et quatre fois
moins qu’Anvers-
Bruges
Jean-François Kahn dénonce la vente
de « Marianne » à Pierre-Edouard Stérin
Le cofondateur de l’hebdomadaire prend position contre
la cession du titre par Daniel Kretinsky au fondateur de Smartbox
I
l s’est décidé à parler. Après
avoir longuement hésité, crai-
gnant de fragiliser davantage
l’hebdomadaire qu’il a cofondé
avec Maurice Szafran en 1997,
Jean-François Kahn a décidé de
prendre la parole publiquement
pour s’opposer à la vente de Ma-
rianne au milliardaire, fondateur
de Smartbox, et fervent catholi-
que Pierre-Edouard Stérin. « Je ne
peux cautionner le fait qu’il y ait un
acheteur qui, dans tous les domai-
nes, soit l’exact inverse de ce pour
quoi nous avons créé le journal »,
s’agace l’homme qui a quitté la di-
rection de titre en 2007 et aura
prochainement 86 ans.
Cela fait plusieurs semaines que
l’octogénaire, qui échange tous les
deux jours avec Maurice Szafran,
se mobilise en coulisses pour ne
pas voir le titre basculer entre les
mains de M. Stérin. « Marianne ne
peut devenir la propriété d’un per-
sonnage ultralibéral en matière
économique, qui n’est pas laïc, et
qui n’est pas patriote, car toujours
exilé fiscal en Belgique », lâche
M. Kahn, persuadé que, « au-delà
des divergences avec la direction de
la rédaction de Natacha Polony, sur
le souverainisme et le protection-
nisme, ce journal n’avait pas rompu
avec ses fondamentaux jusqu’ici ».
Cette prise de position, avant
tout symbolique, intervient alors
que les négociations exclusives
entre le fonds d’investissement
Otium de Pierre-Edouard Stérin
courent jusqu’à la mi-juin avec
CMI France, groupe de médias de
l’homme d’affaires tchèque Da-
niel Kretinsky.
Un candidat en embuscade
M. Stérin finance déjà plusieurs
médias numériques se définis-
sant comme « apolitiques », mais
qui penchent à droite comme
Néo, Factuel ou encore Le Crayon,
auquel le président de la Républi-
que, Emmanuel Macron, a ac-
cordé une interview diffusée
mardi 4 juin. « Je refuse que mon
nom, encore lié à Marianne, soit
associé à M. Stérin alors que je suis
très inquiet par la montée de l’ex-
trême droite », explique encore
Jean-François Kahn.
Si CMI France réfute une accélé-
ration récente des discussions
avec Pierre-Edouard Stérin, son
bras droit, Alban du Rostu, est at-
tendu par la rédaction mardi
11 juin pour détailler les garanties
d’indépendance qu’est prêt à ac-
corder le candidat au rachat. « Si le
propriétaire majoritaire veut s’es-
suyer les pieds sur ces garanties, il le
fera », est pourtant persuadé Jean-
François Kahn, qui a d’ailleurs re-
fusé de siéger dans un conseil vi-
sant à s’assurer que les garanties
d’indépendance comme proposé
par Denis Olivennes, le bras droit
de M. Kretinsky, sont respectées.
Contactés, MM. Stérin et du Rostu,
n’ont pas donné suite.
Dans l’éventualité où les négo-
ciations entre CMI France et
M. Stérin n’aboutiraient pas, un
homme qui a fait carrière dans la
presse spécialisée et les jeux vidéo,
Jean-Martial Lefranc, se tient en
embuscade. L’entrepreneur a ren-
contré des représentants de la So-
ciété des rédacteurs de Marianne
ainsi que du CSE le 23 mai. Si nom-
bre de journalistes de la rédaction
aimeraient voir en M. Lefranc
comme une alternative à M. Sté-
rin, ils ne sont pas convaincus par
ses capacités financières. Un point
de vue partagé par CMI.
Natacha Polony, qui avait laissé
entendre en interne qu’elle allait
démissionner face à ce change-
ment d’actionnaires, a finalement
discuté avec Pierre-Edouard Stérin
et déjeuné avec son bras droit
Alban du Rostu le 30 mai pour
faire valoir les demandes d’indé-
pendance de la rédaction.
De son côté, M. Kahn se dit « prêt
à aller en justice » pour empêcher
l’utilisation de la marque « Ma-
rianne » – qui appartient à CMI
France – en cas de vente à Pierre-
Edouard Stérin. Même si le cofon-
dateur du titre convient qu’il ne
sait pas quelle forme juridique
cela pourrait prendre. p
brice laemle
Au moment où les Etats-Unis,
l’Europe, la Chine, l’Inde ou le Ja-
pon lancent des fusées dans la
stratosphère, s’installent dans
des stations spatiales ou vont se
poser sur la Lune, certains ont
une vision plus terre à terre de
l’espace. Ce qui se passe entre
zéro et 3 000 mètres de hauteur.
Les Chinois appellent cela l’« éco-
nomie de basse altitude », et ils
entendent en faire l’un des mo-
teurs de leur croissance future.
Les drones et taxis volants exci-
tent les imaginations, mais, du
côté de Guangdong (Canton), la
réalité est tangible.
Le quotidien japonais Nikkei
nous apprend que la grande mé-
gapole du sud de la Chine a an-
noncé, mardi 4 juin, un plan d’in-
vestissement de plus de un mil-
liard d’euros pour construire des
infrastructures adaptées à ce
mode de transport, notamment
une centaine de sites de décol-
lage et d’atterrissage. La ville se
veut le carrefour de cette nou-
velle économie.
Mais elle est loin d’être la seule.
Sa voisine Shenzhen, la « Silicon
Valley chinoise » aux portes de
Hongkong, a annoncé, en dé-
cembre 2023, une politique de
subventions tous azimuts pour
développer la filière. Il faut dire
que la ville de Canton abrite
EHang, l’entreprise la plus avan-
cée dans le domaine des véhicu-
les électriques à décollage et at-
terrissage vertical, cotée sur le
marché américain du Nasdaq.
Son véhicule autonome, l’EH
216-S, qui peut emporter deux
passagers, est le premier à avoir
obtenu l’autorisation de l’admi-
nistration chinoise pour pro-
duire en masse son véhicule. Elle
l’avait présenté en 2023 au salon
du Bourget, à Paris.
Pékin est à la manœuvre pour
soutenir cet engouement. Selon
un rapport commandé par son
administration et dévoilé par le
China Daily, l’économie de basse
altitude, qui permet de transpor-
ter sur de courtes distances du
matériel, des passagers ou des
touristes, représente un marché
de 65 milliards d’euros en 2023,
et pourrait dépasser les 130 mil-
liards en 2026.
Déjà leader mondial du drone
civil avec l’entreprise DJI, le pays
compte être le premier à franchir
l’étape du transport de passagers.
Et ainsi rééditer, dans les airs,
l’exploit qu’il a réalisé dans
l’automobile en profitant de la
transition vers l’électrique pour
prendre la suprématie mondiale
dans un secteur où il n’était jus-
que-là qu’un sous-traitant docile.
Bien sûr, la Chine n’est pas la
seule dans cette course. Airbus,
Boeing, les livreurs Uber ou
Amazon, ainsi qu’une myriade
de PME en Europe et aux Etats-
Unis sont sur la ligne de départ
avec des produits déjà construits,
mais l’ambition chinoise est
spectaculaire et s’appuie sur une
base industrielle unique. Ce sera
sa prochaine bataille. p
PERTES & PROFITS | TRANSPORTS
par philippe escande
L’ « économie de
basse altitude » et la Chine
TOUS LES RÉSULTATS
D ÈS LUNDI 10 JUIN CHEZ VOT RE MARCHAND DE JOURNAU X
ET SUR LEMONDE.FR POUR SUIVRE TOUTE LA CAMPAGNE DÈS MAINTENANT.
D ÈS LUNDI 10 JUIN CHEZ VOT RE MARCHAND DE JOURNAU X
ET SUR LEMONDE.FR POUR SUIVRE TOUTE LA CAMPAGNE DÈS MAINTENANT.
TOUS
LES
RÉSULTATS
16 | économie & entreprise SAMEDI 8 JUIN 2024
0123
C’ est un sujet
majeur pour
les créateurs
du Vieux Con-
tinent et, de
manière plus
large, pour l’identité des pays
membres de l’Union européenne
(UE). Pourtant, aucun des grands
partis n’en a fait un enjeu de cam-
pagne des élections européennes
de ce début juin. Depuis des mois,
l’exception culturelle euro-
péenne semble toujours plus fra-
gilisée par les grosses produc-
tions venues des Etats-Unis, mais
aussi par l’hégémonie des Gafam
(Google, Apple, Facebook, Ama-
zon et Microsoft), sans que les ci-
toyens et leurs représentants en
aient toujours conscience.
« Après l’élection, les lobbys amé-
ricains vont jouer sur l’ignorance
des nouveaux élus européens »
sur ces sujets, redoute déjà l’euro-
député Geoffroy Didier (Parti po-
pulaire européen), vice-président
de la commission spéciale sur
l’intelligence artificielle (IA) à
l’ère du numérique. « Dans n’im-
porte quel texte, ils continueront
de tenter d’inclure des amende-
ments » visant « à diluer et à faire
disparaître » les politiques natio-
nales « protectrices de notre sou-
veraineté culturelle ». Pour ces
lobbys, « la culture est une mar-
chandise comme les autres, qui
doit circuler sans entrave dans le
marché commun », analyse cet
élu, avocat aux barreaux de Paris
et de New York, qui craint une
« uniformisation et une américa-
nisation forcées des esprits ».
Ce n’est pas seulement une lu-
bie française. Le grand public
l’ignore souvent, mais, en 1993,
l’UE a adopté un « statut spécial
pour les œuvres et la production
audiovisuelles visant à les proté-
ger des règles commerciales de li-
bre-échange ». Cette mesure re-
pose justement sur l’idée que la
création culturelle ne constitue
pas un bien marchand comme les
autres. Et qu’elle doit, à ce titre,
être protégée par un ensemble de
règlements, de lois et de mesures.
En France, ce concept très fort
justifie le cadre législatif le plus
avancé d’Europe, destiné à défen-
dre la diversité de la musique, de
la littérature et du cinéma tricolo-
res. Avec, par exemple, des quotas
de production et de diffusion
d’œuvres européennes pour les
télévisions. Et, surtout, une solide
architecture d’aides publiques et
de crédits d’impôt qui permet de
financer et de faire vivre tout le ci-
néma hexagonal.
OPÉRATIONS D’AMPLEUR
Mais, aujourd’hui, « l’exception
culturelle est plus menacée que ja-
mais », s’inquiète aussi l’eurodé-
puté Emmanuel Maurel (La Gau-
che au Parlement européen, GUE/
NGL). « La très forte influence amé-
ricaine s’explique par un double
phénomène : l’atlantisme de leurs
alliés des pays de l’Est et une assez
grande indifférence des eurodépu-
tés aux questions culturelles. »
« L’exception culturelle est souvent
considérée comme un truc de
Français », ajoute-t-il, confessant
« ramer » pour sensibiliser ses
collègues. Lorsqu’il cherche à les
convaincre, Geoffroy Didier, lui,
parle de « diversité culturelle » plu-
tôt que d’« exception ».
M. Maurel regrette que ces sujets
ne soient guère « prioritaires dans
l’agenda du Conseil ou du Parle-
ment », et juge la présidente de la
Commission européenne, Ursula
von der Leyen, « très proche des in-
térêts de Washington ». « La pre-
mière ingérence dans le Parlement,
ce sont les Américains ».
De fait, les Gafam ont dépensé
23 millions d’euros en 2021 en
lobbys uniquement pour contrer
le Digital Services Act (DSA) et le
Digital Markets Act (DMA), qui
réglementent les plates-formes,
selon les ONG LobbyControl et
Corporate Europe Observatory.
En 2023, ils ont été dans le top 6
des plus gros lobbyistes, d’après le
registre de transparence de l’UE :
8 millions d’euros pour Meta,
7 millions pour Apple, 5,5 millions
pour Google, 5 millions pour Mi-
crosoft – contre 6 millions pour
Bayer et 5,5 millions pour Shell.
De tels moyens leur permettent
des opérations d’ampleur. Juste
avant le vote, en 2022, de la direc-
tive DSA, qui régule les contenus
sur les plates-formes, tous les
eurodéputés ont reçu sur l’accro-
che-porte de leur bureau des
tracts non signés proclamant
« N’ouvrez pas la porte à la
désinformation » ou « Rejetez
l’exemption des médias », raconte
M. Maurel. Des argumentaires
plus techniques ont ensuite été
envoyés aux députés, signés par
le Centre pour la démocratie et la
technologie. Dans le conseil d’ad-
ministration de cette ONG figu-
rent des représentants de Micro-
soft et de la Maison Blanche.
La situation se tend tellement
que Juliette Prissard, déléguée gé-
nérale d’Eurocinéma, qui repré-
sente les organisations de pro-
ducteurs français à Bruxelles, se
demande si « la relation de coexis-
tence pacifique entre les Euro-
péens et les Américains » en ma-
tière de création n’arrive pas « à
son terme ».
Sans surprise, les crispations se
sont accrues avec l’arrivée des pla-
tes-formes américaines (Netflix,
Disney+, Prime Video et celles des
studios hollywoodiens). Les pro-
ducteurs européens se réjouis-
sent de bénéficier de nouveaux
débouchés. Ces plates-formes ont
apporté 48 millions d’euros au ci-
néma hexagonal en 2023. « Cer-
tains producteurs vendraient père
et mère pour travailler avec Net-
flix », assure un familier du dos-
sier à Bruxelles. Quitte à céder
tous leurs droits à la plate-forme.
Il faut dire que la puissance fi-
nancière des groupes américains
comme Netflix − il investit
17 milliards de dollars (15,6 mil-
liards d’euros) par an dans les sé-
ries et les films – ou Amazon
Prime est sans commune me-
sure avec celle des chaînes de té-
lévision natio nales en Europe. En
France, ces dernières n’ont in-
vesti « que » 438 millions d’euros
dans le cinéma et 936 millions
dans les programmes audiovi-
suels en 2023.
« Ce n’est pas ni tout noir, ni tout
blanc », tempère Mathilde Fiquet,
secrétaire générale du CEPI, une
association qui regroupe
2 400 producteurs indépendants
en Europe. « Ces dernières années,
la situation a changé : ce qui était
suffisant ne l’est plus et le marché
ne va pas se réguler tout seul. Il
faut des outils supplémentaires »,
assure-t-elle, afin de préserver
une réelle diversité et de sanctua-
riser la production indépendante.
« ABERRATION ÉCONOMIQUE »
« Pour les Américains, les critères
de diversité culturelle sont une
aberration économique » et un
obstacle aux règles de la libre
concurrence, constate un lob-
byiste. A la manœuvre, la Motion
Picture Association (MPA), qui a
un bureau de quarante salariés à
Bruxelles, veille aux intérêts des
studios californiens et de Netflix.
Avec un impératif, vieux comme
l’invention d’Hollywood : expor-
ter toujours davantage les films et
séries « made in USA » pour
mieux les rentabiliser.
Incontournables dans le pay-
sage européen − dans nombre de
pays, le cinéma américain repré-
sente plus de 70 % des entrées en
salle −, les studios hollywoodiens
ont intégré la très grande majo-
rité des organisations européen-
nes. Cela vaut notamment pour
l’Association des chaînes privées
(ACP), qui regroupe aussi bien
Canal+ et TF1 que les filiales de
NBCUniversal, de Warner Bros.
Discovery ou de Paramount.
Autre illustration : Lucie Carette,
la conseillère cinéma de la minis-
tre de la culture, Rachida Dati, a
travaillé à la MPA avant de rejoin-
dre la Rue de Valois. Un emploi
sensible, gommé de son CV sur
LinkedIn, contrairement à ses
fonctions d’attachée audiovi-
suelle puis de directrice de la Villa
Albertine à Los Angeles. Le minis-
tère précise que la Haute Autorité
pour la transparence de la vie pu-
blique a validé son recrutement,
après sa mission à la MPA, « qui a
duré du 1er janvier au 7 février, en
recommandant son déport sur les
sujets en lien avec les Etats-Unis ».
La MPA se veut bonne élève. La
pandémie due au Covid-19 et l’in-
flation ayant fait exploser les
coûts de production aux Etats-
Unis, les studios produisent da-
vantage en Europe, où certains
Etats leur déroulent le tapis
rouge, à grand renfort d’inci –
tations fiscales. Pour justifier
cette stratégie, la MPA vient de pu-
blier trois études commandées à
Oxford Economics, qui vantent
les retombées économiques de
Pour ces lobbys,
« la culture est
une marchandise
comme
les autres »
GEoffroy DiDiER
eurodéputé
(Parti populaire européen)
ces investissements sur le Vieux
Continent. Ainsi, la série améri-
caine Pitch Perfect : Bumper in
Berlin a rapporté une manne de
31,3 millions d’euros au produit
intérieur brut allemand, et la
deuxième saison de The White
Lotus, 38 millions d’euros à l’Italie.
La MPA, qui projette régulière-
ment aux parlementaires euro-
péens les nouveaux blockbusters
américains − comme Furiosa, au
cinéma Flagey, à Bruxelles, le
23 mai −, affirme, dans son docu-
ment d’engagement politique
pour 2024-2029, avoir comme
priorité le soutien à la diversité
culturelle en Europe. « Il faut faire
un distinguo essentiel entre nous
et les Gafam, car nous travaillons
avec le secteur européen depuis
plus de cent ans », assure l’associa-
tion américaine.
FAILLES
De fait, les Gafam, par les outils
qu’ils mettent en place, fragilisent
sérieusement la diversité cultu-
relle du Vieux Continent. Exem-
ple : en refusant de dévoiler la liste
des données intégrées dans les IA
génératives qu’il développe, Mi-
crosoft a voulu empêcher la pro-
tection de millions de contenus
culturels, comme les archives nu-
mérisées de bibliothèques.
Les lobbys américains jouent
aussi sur les dissensions entre les
pays européens. Deux grands
blocs s’opposent : d’un côté, la
France et l’Europe du Sud, favora-
bles à une forte protection de
leurs arts nationaux, et, de l’autre,
les pays de l’Est, alignés sur les
Etats-Unis. Ainsi, seuls quatorze
Etats sur vingt-sept ont transposé
dans leur législation la direc-
tive sur les médias audiovisuels,
qui oblige tous les opérateurs à
investir dans les films ou les pro-
grammes télévisuels nationaux
et européens.
Pour tenter de faire tomber ce
qu’ils considèrent comme une
« aberration », les lobbys améri-
cains ciblent de nombreux textes
adoptés par l’Europe, afin d’y faire
valoir leurs intérêts : sur l’IA, les
influenceurs, le géoblocage (res-
triction de l’accès au contenu In-
ternet selon l’emplacement de
l’utilisateur en Europe)…
Dans le Media Freedom Act,
adopté en mars 2024, sur la li-
berté des journalistes, les eurodé-
putés atlantistes ont ainsi tenté,
en vain, dans l’article 20, de re-
mettre en cause la chronologie
des médias − ordre dans lequel
sont exploités les films après leur
sortie en salle −, les crédits d’im-
pôt au cinéma ou encore l’obliga-
tion de diffusion d’œuvres euro-
péennes. En 2026, lorsque la di-
rective sur les droits d’auteur sera
révisée, ils pourraient s’engouf-
frer dans la brèche en vue d’affai-
blir l’exception culturelle.
Enfin, certaines failles dans la
réglementation leur sont favora-
bles. Ainsi, les films coproduits
par des Américains et des Britan-
niques sont considérés comme
des œuvres européennes, même
si le Royaume-Uni a quitté l’UE.
Un « cheval de Troie », jugent cer-
tains. « Barbie, de Greta Gerwig,
ou Gran Turismo, de Neill Blom-
kamp, entrent dans les quotas de
diffusion, selon le Bureau des
films britanniques », déplore
M. Maurel. Qui a déposé des
amendements pour corriger
cette anomalie… p
nicole vulser
Deux blocs
s’opposent : d’un
côté, la France et
l’Europe du Sud
et, de l’autre,
les pays de l’Est,
alignés sur
les Etats-Unis
Le lobbying américain
à l’assaut de la culture
européenne
Les plates-formes, studios hollywoodiens et les Gafam tentent
de s’immiscer dans les textes discutés à Bruxelles pour diluer les
mesures soutenant la diversité des œuvres du Vieux Continent
PLEIN CADRE
SERGIO AQUINDO
0123
SAMEDI 8 JUIN 2024 argent | 17
IMMOBILIER
A Clermont-Ferrand, des rendements encore élevés
A Clermont-Ferrand, les
grues jaunes disputent
désormais à la cathédrale
Notre-Dame-de-l’Assomption le
regard des badauds. Car, malgré la
crise de la construction immobi-
lière, on construit encore dans la
préfecture du Puy-de-Dôme. « Les
travaux d’aujourd’hui correspon-
dent aux projets validés en 2022 ; à
cette période, 70 % des réserva-
tions étaient réalisées dans le ca-
dre du dispositif Pinel [incitation
fiscale à l’investissement locatif]
et nous construisions mille nou-
veaux logements par an »,
explique Richard Bazelle, direc-
teur de l’agence Clermont chez
Bouygues Immobilier.
« Mais, avec la dégradation des
taux de défiscalisation du Pinel et
la crise qui frappe le secteur depuis
dix-huit mois, la part des investis-
seurs est passée à 56 % et les réali-
sations à un peu plus de trois
cents », poursuit-il. Parmi les
multiples chantiers dans la ville,
le vaste réaménagement urbain
de la ZAC Saint-Jean est l’un des
projets les plus ambitieux. D’ici à
2025, près de 1 500 logements se-
ront livrés sur ce territoire.
C’est que la métropole des Ar-
vernes attire. Depuis la fin des an-
nées 1990, Clermont-Ferrand a re-
noué avec la croissance démogra-
phique. De 2014 à 2020, la popula-
tion a progressé de 0,7 % par an en
moyenne dans la commune, se-
lon l’Insee. « La ville a su recréer de
l’emploi depuis 2009. Elle est très
bien positionnée pour son poten-
tiel d’innovation », constatent Hé-
lène Mainet, Milhan Chaze et
Jean-Charles Edouard, dans
l’ouvrage Attractivité d’une métro-
pole intermédiaire. Enjeux cler-
montois (éd. Autrement, 2023).
Plateau central et hypercentre
D’ailleurs, les prix de l’immobi-
lier ont fortement augmenté du-
rant cette période. La progression
enregistrée est de 15,6 % sur cinq
ans (19,6 % sur dix ans) pour les
appartements, selon MeilleursA-
gents. Cependant, pour ces deux
dernières années, Clermont-
Ferrand n’est pas épargnée par la
baisse (− 4,7 %), avec un mètre
carré moyen aujourd’hui estimé
à 2 138 euros.
De plus, les prix varient forte-
ment selon la localisation des
biens. Dans le nord de la ville,
moins prisé, il n’est pas rare de
trouver des appartements sous
les 1 000 euros le mètre carré
quand, dans l’hypercentre, un
bien rénové, avec une grande ter-
rasse, peut se négocier au-dessus
des 3 000 euros.
Les biens les plus recherchés
sont les grands T3 et les pavillons
de taille moyenne dans les com-
munes limitrophes. « Sous les
300 000 euros, on trouve facile-
ment des acheteurs, au-delà, c’est
plus difficile, à cause des conditions
d’accès au crédit. Pour ces biens, la
durée moyenne d’une transaction
est passée en un an de trente jours
à quatre-vingt-dix jours », estime
Damien Marofin, directeur asso-
cié d’une agence Guy Hoquet.
Le plateau central, autour de la
place de la Victoire et de la cathé-
drale, et l’hypercentre, non loin
de la gare, sont très demandés,
malgré des problèmes de station-
nement. D’où l’engouement
pour l’investissement dans des
places de parking. Vendus entre
15 000 euros et 20 000 euros la
place et loués une centaine
d’euros par mois, les garages en
sous-sol offrent une rentabilité
brute moyenne d’environ 6 %.
« On peut encore espérer une
rentabilité brute entre 4 % à 8 %
pour les meilleures opérations
dans le secteur locatif classique »,
ajoute M. Marofin, précisant tou-
tefois que les rendements les plus
hauts sont l’apanage des investis-
seurs achetant des immeubles ou
des passoires énergétiques à ré-
nover. Car la demande en loge-
ments à louer est importante
pour les petites surfaces, avec
quelque quarante mille étudiants
dans l’agglomération.
Dans le neuf, le mètre carré
moyen atteint les 4 250 euros,
parking compris. « La rentabilité
brute sur ce marché va de 3 % à
3,5 %. Mais de plus en plus d’inves-
tisseurs se détournent du Pinel et
nous demandent de livrer le loge-
ment avec les équipements néces-
saires pour le louer meublé ; dans
ce cas, la rentabilité brute peut dé-
passer 4 % », note Franck Attali,
directeur régional chez Nexity.
Les promoteurs s’attendent à
un appel d’air autour du Pinel
un peu avant la fin de l’année, le
dispositif devant disparaître le
31 décembre. p
l. ca
Crédit et risque de « dégâts climatiques »
Les prêts immobiliers pourraient devenir plus difficiles à obtenir dans certains territoires
I
nondations, épisodes de
grêle, tempêtes, mouve-
ments des sols argileux, feux
de forêt, submersion ma-
rine… Les événements climati-
ques peuvent causer des domma-
ges considérables aux biens im-
mobiliers.
Ainsi, l’alternance répétée d’épi-
sodes de sécheresse et de fortes
pluies favorise le retrait-gonfle-
ment des sols argileux ; un phéno-
mène qui peut provoquer des fis-
sures, voire menacer la structure
du bâtiment. Les inondations,
lorsqu’elles durent trop long-
temps, fragilisent les fondations
du bien et contribuent au déve-
loppement de moisissures et de
champignons.
Face à la multiplication des si-
nistres frappant maisons et ap-
partements, des courtiers consta-
tent une attention plus grande
des banques aux dossiers des em-
prunteurs qui achètent dans des
zones à risque. « De nombreux
établissements bancaires sont déjà
très vigilants sur les biens situés en
zone inondable. Aujourd’hui, ils
commencent même à refuser de fi-
nancer les résidences de bord de
mer, sur le trait de côte, du fait de la
montée des eaux et du risque que,
demain, ces secteurs deviennent
inondables », affirme Laura Mar-
tino, directrice des partenariats
bancaires du courtier Cafpi.
« C’est le cas, par exemple, des
caisses régionales du Crédit mutuel
et du Crédit agricole lorsqu’elles
sont près des côtes », observe Mu-
riel Friquet, responsable régionale
des partenariats bancaires pour
Cafpi. « Aucun refus de prêt ne sera
motivé par des critères climati-
ques, mais la banque va prendre
cette donnée en compte quand elle
se demandera si le client a une
épargne de précaution suffisante
en cas de catastrophe. Elle va aussi
s’intéresser à l’historique des sinis-
tres sur le territoire. »
La majorité des autres courtiers
interrogés n’ont toutefois pas re-
levé ces pratiques. Seul Meilleur-
taux confirme l’information, en
apportant des nuances. Selon
Maël Bernier, son porte-parole, ce
sont surtout les biens déjà situés
en zone inondable qui font l’objet
d’une grande surveillance de la
part des banques.
Perte de valeur
« Au lieu de financer le bien à
100 %, la banque va monter jus-
qu’à 70 % ou 80 %. Il ne faut pas
oublier que les banquiers qui vous
prêtent de l’argent vivent sur ces
territoires et connaissent très bien
les risques en présence », précise-t-
elle. Leur crainte, selon Mme Ber-
nier, est de ne pas pouvoir retrou-
ver leur mise en cas de vente
prématurée du bien immobilier
après plusieurs sinistres : « Le lo-
gement va perdre en valeur et le
client ne pourra peut-être pas rem-
bourser son crédit », dit-elle. Les
établissements bancaires contac-
tés réfutent, pour l’essentiel. La
Banque postale affirme ainsi
n’avoir aucune politique d’octroi,
des règles spécifiques ou des exi-
gences particulières en matière de
garanties concernant le finance-
ment d’un bien immobilier dans
des zones à risque. Idem pour le
LCL ou les banques du groupe
BPCE (Banque populaire et Caisse
d’épargne). La Société générale
abonde, tout en précisant être « en
réflexion sur ces sujets, ni plus ni
moins que les autres acteurs ».
Avant d’être délivré au client par
l’établissement prêteur, le prêt im-
mobilier est en effet très souvent
soumis à un organisme chargé de
le garantir en cas de défaut de
paiement du particulier, comme
le Crédit Logement. Si ces structu-
res refusent le dossier du client, la
banque ne prend généralement
pas le risque d’accorder le prêt.
Crédit Logement affirme ainsi
ne pas demander davantage de
garanties pour l’achat d’un bien
immobilier sur une zone à risque :
« Les risques physiques sont cou-
verts par les contrats d’assurance.
Aucun projet de prêt immobilier ne
peut être refusé sur ce motif. Les
prêts immobiliers octroyés par les
banques et les garanties apportées
par Crédit Logement sont avant
tout centrés sur la solvabilité de
l’emprunteur et sa capacité à rem-
bourser son prêt, indépendam-
ment de la valeur du bien fi-
nancé. » L’organisme confirme
néanmoins mener des travaux
pour « identifier parfaitement ces
zones à risque, observer leurs évo-
lutions dans le futur et intégrer ces
informations dans notre système
d’information », sans qu’elles
n’aient à ce jour d’impact sur les
conditions d’octroi. Les autres so-
ciétés de cautionnement interro-
gées n’ont pas répondu.
Hausse de la sinistralité
« A l’heure actuelle, l’exposition du
secteur bancaire aux risques clima-
tiques à travers l’immobilier rési-
dentiel [donc à travers son activité
de prêts à l’habitat] semble maîtri-
sée », conclut, de son côté, un bul-
letin de la Banque de France, pu-
blié à l’automne 2023, intitulé
« Changement climatique et im-
mobilier résidentiel : quels ris-
ques pour le secteur bancaire ? ».
Du moins, à court terme. « Les
travaux de l’Autorité de contrôle
prudentiel et de résolution suggè-
rent que ces mécanismes seront
mis en tension à l’horizon 2050 »,
disent les auteurs. Ces derniers es-
timent que l’assurance du bien et
l’existence en France du régime
catastrophe naturelle (Cat Nat) li-
mitent toutefois le risque pour
l’occupant et donc pour son
créancier.
Mais la pérennité de ce système,
déficitaire depuis 2015, est aujour –
d’hui en question, compte tenu
des projections de hausse de la si-
nistralité. Comme le souligne le
rapport sur l’assurabilité des ris-
ques climatiques remis au gou-
vernement en avril par une mis-
sion conduite par Thierry Langre-
ney, l’ancien directeur général de
Pacifica et président de l’ONG Les
Ateliers du futur, certains assu-
reurs se retirent des territoires
soumis à de fortes sinistralités.
Le gouvernement a pour l’heure
acté une hausse des cotisations fi-
nançant le régime Cat Nat, à partir
de 2025. Des mesures doivent être
annoncées dans le cadre du troi-
sième plan national d’adaptation
au changement climatique. p
ludovic clerima
Prix en baisse
Infographie Le Monde Source : Meilleurs Agents
Prix moyen
d’un appartement
Prix moyen
d’une maison
Rentabilité
moyenne d’un T2
2 138 €/m2 2 571 €/m2
6,7 %
Clermont-
Ferrand
Loyer moyen
mensuel
(appartements)
11,9 €/m2
Variation des prix
des appartements
sur un an
– 3,9 %
+ 15,6 %
sur cinq ans
QUESTION À UN EXPERT
Location saisonnière : comment
bien assurer mon logement ?
olivier moustacakis, cofondateur d’Assurland.com
Louer temporairement son appartement expose à un certain nombre
de risques – dégradations, vols, impayés, etc. Avant toute chose, il est
essentiel de vérifier auprès de sa copropriété, ou par écrit auprès de
son propriétaire, que la location ou sous-location est autorisée. Sinon,
le risque est de se voir refuser toute indemnisation en cas de sinistre.
Les assurances proposées par les plates-formes de location spéciali-
sées n’offrent que des garanties partielles en cas de dommages.
L’assurance multirisque habitation reste donc à privilégier dans l’hy-
pothèse où un aléa surviendrait pendant le séjour (dégât des eaux,
catastrophe naturelle, dommage électrique…). Attention, certains
contrats excluent la location temporaire. Pour un meublé, il est possi-
ble d’exiger du locataire la souscription d’une assurance temporaire.
Ce dernier doit être titulaire au moins d’une responsabilité civile et,
idéalement, d’une garantie villégiature, à activer auprès de son assu-
reur habitation. Le loueur peut aussi souscrire une assurance pour le
compte du locataire. Enfin, contre le risque de perte financière, en cas
d’annulation ou d’interruption de séjour, on peut souscrire une assu-
rance location saisonnière. En cas de sinistre, le délai de déclaration
démarre quand le titulaire du contrat en prend connaissance. Il est
de cinq jours pour un dommage, de deux jours pour un vol. p
SCPI
Nombre de litiges en hausse
Alors que les sociétés civiles de placement immobilier
(SCPI) ont évolué dans un contexte financier et écono-
mique défavorable en 2023, le nombre de litiges a for-
tement crû, selon le rapport de la médiatrice de l’Auto-
rité des marchés financiers. Celle-ci a reçu presque
2,5 fois plus de demandes de médiation impliquant
des parts de SCPI qu’en 2022. Les plaintes ont surtout
porté sur les délais d’exécution des demandes de
rachat de parts et la dépréciation de leur valeur. Des
litiges liés à la méconnaissance par les épargnants des
règles de fonctionnement des SCPI, suggère le rapport.
DES COURTIERS NOTENT
UNE ATTENTION PLUS
GRANDE DES BANQUES
AUX DOSSIERS
DES EMPRUNTEURS QUI
ACHÈTENT DANS
LES ZONES SENSIBLES
6,5 MILLIARDS
C’est, en euros, le coût pour les assureurs des sinistres climatiques
en France en 2023, selon les estimations de France Assureurs.
« Sur les quatre dernières années, la sinistralité climatique atteint
en moyenne 6 milliards d’euros par an », précise cette fédération
professionnelle. Sur cette période, 2020-2023, le coût pour
les assureurs des dommages liés aux sécheresses, aux inondations,
aux tempêtes et aux épisodes de grêle s’est avéré supérieur
de 18 % par rapport aux projections établies, en 2021, par France
Assureurs à l’horizon 2050.
SOS CONSO
CHRONIQUE PAR RAFAËLE RIVAIS
Fraude bancaire
et régime « spécial »
L
a Cour de cassation vient de rendre deux décisions
très importantes pour les clients des banques : ceux
qui saisissent la justice afin d’obtenir le rembourse-
ment d’une « opération de paiement non autorisée »
(phishing, virement falsifié) ne peuvent plus invoquer que
le régime de responsabilité « spécial », défini aux articles
L133-18 à L133-24 du code monétaire et financier, et non plus
celui de la responsabilité contractuelle de droit commun,
prévu par le code civil. M. X, pourtant avocat de profession,
l’a découvert à ses dépens, dans les circonstances suivantes.
En 2017, il assigne la Caisse d’épargne pour qu’elle lui
rembourse des sommes que son ex-épouse, employée de la
banque, a débitées de son compte entre 2007 et 2011, grâce à
un doublon de sa carte bancaire, ce qu’il a découvert
en 2014. Il reproche à la banque d’avoir, sans son accord,
émis le doublon, et pense bénéficier de la prescription quin-
quennale prévue par le code civil.
Le 7 avril 2022, la cour d’appel de Nîmes considère que sa de-
mande est irrecevable : elle assimile en effet les débits à des
« opérations de paiement non autorisées », et juge que M. X ne
pouvait attaquer la banque qu’en invo-
quant le code monétaire et financier.
Or, si ce corpus de textes est très protec-
teur vis à vis du client, puisqu’il impose au
banquier de rembourser « le montant
d’une opération de paiement non autori-
sée immédiatement » après en avoir été in-
formé, sans que le client ait à démontrer
une faute, il exige que ce dernier réagisse
« dans les treize mois suivant la date de dé-
bit, sous peine de forclusion ». Ce que n’a
pas fait M. X. La Cour de cassation, que celui-ci saisit, ap-
prouve la décision, le 2 mai. Elle rappelle que c’est la Cour de
justice de l’Union européenne (UE) qui a jugé, le 2 septem-
bre 2021, puis le 16 mars 2023, que seul ce régime de responsa-
bilité, issu d’une directive de 2007, doit être invoqué. Mainte-
nir des régimes alternatifs nationaux serait, selon elle,
contraire à l’objectif de « sécurité juridique » recherché par le
législateur de l’UE, qui a créé « un marché unique des services
de paiement, en remplaçant les vingt-sept systèmes nationaux
existants, dont la coexistence était source de confusion ».
Pour la même raison, la Cour de cassation a, le 27 mars,
censuré un arrêt d’appel de Metz qui avait condamné une
banque à rembourser des « opérations de paiement non
autorisées », en jugeant qu’elle avait « manqué à son devoir
contractuel de vigilance », face à un ordre de virement pré-
sentant une « anomalie apparente ».
Deux décisions que Jérôme Lasserre Capdeville, maître de
conférences à l’université de Strasbourg, spécialiste en droit
bancaire, trouve sévères, dans la mesure où elles restrei-
gnent les possibilités d’action des justiciables. p
LA CONTESTATION
DOIT SE FAIRE
« DANS LES TREIZE
MOIS SUIVANT
LA DATE DE DÉBIT »
CLIGNOTANT
18 | SAMEDI 8 JUIN 2024
0123
berlin – correspondant
E
n affirmant à la Sorbonne, le
25 avril, que « l’Europe peut mou-
rir », Emmanuel Macron a cité
« Paul Valéry [1871-1945], [qui] di-
sait, au sortir de la première
guerre mondiale, que nous sa-
vions désormais que nos civilisations étaient
mortelles ». Le président de la République
aurait pu choisir une autre référence,
moins philosophique mais plus récente :
un article du premier directeur du Monde,
Hubert Beuve-Méry (1902-1989), paru dans
l’hebdomadaire catholique Temps présent, le
29 juin 1945,trois jours après l’adoption de la
Charte des Nations unies à San Francisco.
« Elaboré à Dumbarton Oaks, retouché à
Yalta, défini sur les rives du Pacifique, ce docu-
ment illustre assez bien le déclin de l’Europe.
Ni le Portugal, ni l’Espagne, ni l’Italie, ni la
Suisse, ni la Suède, ni l’Allemagne évidemment
n’y ont participé. Et la France, promue, après la
Chine, au rang de grande puissance, n’a joué
dans l’affaire qu’un rôle tardif et, à tout pren-
dre, assez secondaire. Que cette situation ne
soit pas sans appel, on veut bien le croire, mais
si les regroupements et les redressements in-
dispensables se faisaient trop attendre, l’Eu-
rope pourrait perdre jusqu’à son nom. »
Beuve-Méry a alors 43 ans, et s’il s’inquiète
de l’avenir de l’Europe, ce n’est pas pour rien.
Le fondateur du Monde reste profondément
marqué par la décennie qu’il a passée
comme correspondant à Prague, de 1929 à
1939, notamment du Temps, le quotidien
français alors le plus lu à l’étranger, considéré
comme le porte-parole officieux du Quai
d’Orsay. Dix ans pendant lesquels il a vu les
Etats d’Europe centrale et orientale s’enferrer
dans des rivalités funestes, créant un drama-
tique appel d’air pour les visées expansion-
nistes de l’Allemagne nazie. Dix ans qui ont
forgé chez lui une conviction : l’Europe, pour
survivre, doit s’unir.
Ce qui lui fit écrire dans la revue Esprit, en
mars 1941 : « Quand l’avion se déplace à près
de 1 000 kilomètres à l’heure, quand la radio
transmet instantanément la même voix à
tous les auditeurs de la planète, quand les mê-
mes images mouvantes s’emparent au même
moment des sens et de l’imagination de mil-
lions de spectateurs, il ne peut être question de
changer à tout bout de champ de régime, de
monnaie et de train. C’est dire que des princi-
pes qui furent longtemps des assises de l’Eu-
rope – la souveraineté absolue des Etats petits
ou grands, l’équilibre européen, le droit de
neutralité – doivent céder la place à un amé-
nagement plus ordonné du continent. »
En lisant ces lignes, on comprend pourquoi
Le Monde a failli s’appeler Le Continent, l’un
des deux autres noms – avec L’Univers – entre
lesquels Beuve-Méry a hésité quand Pierre-
Henri Teitgen (1908-1997), le ministre de l’in-
formation du général de Gaulle, l’a sollicité,
en octobre 1944, pour lancer un nouveau
quotidien sur le modèle du Temps, qui s’était
sabordé en novembre 1942 après quatre-
vingt-un ans d’existence. Dans leur livre Le
Monde de Beuve-Méry ou le métier d’Alceste
(Seuil, 1979), les historiens Jean-Noël Jeanne-
ney et Jacques Julliard (1933-2023) font remar-
quer que « ces convictions européennes n’ont
rien de surprenant, de la part d’un homme qui
fut longtemps proche de la démocratie chré-
tienne ». En 1945, soulignent-ils, « elles ne sont
d’ailleurs plus originales : si l’on met de côté le
Parti communiste et le général de Gaulle, il y a
dans la France de la Libération des hommes et
des femmes pour estimer le nationalisme ré-
volu et pour placer leur espoir dans une cons-
truction européenne ».
Construire l’Europe, donc. Mais quelle Eu-
rope ? Alors que la « grande alliance » des
vainqueurs de 1945 laisse rapidement la
place à la « guerre froide », selon l’expression
popularisée en 1947 par le journaliste améri-
cain Walter Lippmann (1889-1974), le direc-
teur du Monde fait partie de ceux qui ne se ré-
solvent pas à devoir appartenir à un camp
plus qu’à l’autre. Non qu’il mette sur un pied
d’égalité les Etats-Unis et l’URSS (« Aussi long-
temps que la moindre velléité d’opposition
sera impitoyablement réprimée en régime so-
viétique, les préférences des hommes libres
iront d’elles-mêmes », écrira-t-il en 1951). Mais
il veut croire qu’une troisième voie est possi-
ble : celle d’une Europe indépendante, capa-
ble d’échapper au joug de Moscou sans pour
autant s’allier à Washington.
PAS D’UNANIMITÉ SUR LE « NEUTRALISME »
Au sein du journal, cette ligne est défendue
avec vigueur par deux intellectuels que Beu-
ve-Méry a recrutés comme collaborateurs ré-
guliers. Le premier est Maurice Duverger
(1917-2014), jeune professeur de droit à l’uni-
versité de Bordeaux : « Entre l’Europe soviéti-
sée et l’Empire atlantique, la seconde solution
est évidemment préférable (…). Mais une troi-
sième solution demeure : celle de l’Europe neu-
tralisée », écrit, le 14 septembre 1948, le futur
« “pape” de la science politique française »,
comme Le Monde le baptisera à sa mort. Le se-
cond est Etienne Gilson (1884-1978), profes-
seur d’histoire de la philosophie médiévale au
Collège de France et membre de l’Académie
française. Entre avril 1948 et septembre 1950,
ce spécialiste de saint Thomas d’Aquin publie
dans Le Monde pas moins de trente-deux arti-
cles dans lesquels il se fait l’inlassable avocat
d’une « neutralité de l’Europe ».
Au 5 rue des Italiens, cette position ne fait
pas l’unanimité. Un homme, en particulier,
est en total désaccord : René Courtin (1900-
1964). Ancien professeur d’économie politi-
que à l’université de Montpellier, ce grand ré-
sistant – il fut chef régional du mouvement
Combat dans le Languedoc – fait partie de la
troïka à qui le gouvernement a confié la tâche
de créer Le Monde, avec Beuve-Méry et Chris-
tian Funck-Brentano (1894-1966), chargé de
la presse au cabinet du général de Gaulle.
Membre du comité de direction du journal,
René Courtin est, lui aussi, convaincu qu’il
faut unir l’Europe. Fin 1947, il est ainsi l’un
des cofondateurs du très fédéraliste Mouve-
ment européen, au côté de Duncan Sandys
(1908-1987), le gendre de Winston Churchill
(1874-1965). Quelques mois plus tard, en
mai 1948, il participe au congrès de La Haye,
qui débouche, un an plus tard, le 5 mai 1949,
sur la création du Conseil de l’Europe.
Mais pour Courtin, qui est aussi résolu-
ment libéral que viscéralement anticommu-
niste, il va de soi que cette Europe doit se
construire dans l’orbite des Etats-Unis, et
donc que Beuve-Méry se fourvoie en ouvrant
généreusement les colonnes du Monde aux
chantres de ce qu’on appelle alors le « neutra-
lisme », un courant que le quotidien de la rue
des Italiens incarne aux côtés des revues
Esprit et Les Temps modernes, ainsi que d’un
nouvel hebdomadaire fondé en 1950, L’Ob-
servateur politique, économique et littéraire,
ancêtre de l’actuel Nouvel Obs. Entre les deux
hommes, la rupture est inévitable.
En décembre 1949, Courtin, qui a réclamé
en vain la tenue d’un comité de rédaction
pour définir la ligne du quotidien, demande
que son nom disparaisse de la une. Les mois
suivants, le conflit avec Beuve-Méry est tel
que ce dernier annonce sa démission, en
juillet 1951, avant de se voir reconfirmé
comme directeur, cinq mois plus tard, ce qui
met fin à la première crise de l’histoire du
journal. Née d’un désaccord éditorial, aggra-
vée par un différend personnel, cette crise
aura toutefois contribué à renforcer de façon
décisive l’indépendance du Monde, en don-
nant naissance à la Société des rédacteurs,
détentrice de la minorité de blocage dans le
capital de l’entreprise.
DES RÉSERVES SUR L’OTAN
Après coup, Beuve-Méry reconnaîtra que le
mot « neutralisme » – qu’il n’a d’ailleurs ja-
mais revendiqué – était malheureux, car il
pouvait laisser accroire que l’Europe devait
renoncer à toute ambition de puissance. Or, il
était précisément convaincu du contraire, ce
qui explique l’extrême réserve que lui inspira
la création de l’Organisation du traité de
l’Atlantique Nord (OTAN), en 1949. « L’Europe
occidentale est obligée de se frayer un chemin
dans un dédale de contradictions. Elle ne peut
se passer du concours de l’Amérique, mais elle
ne peut lui abandonner son destin », écrit-il
sous son pseudonyme de Sirius, le
17 mars 1949, trois semaines avant la signa-
ture du pacte atlantique, le 4 avril 1949.
Doutant que les Américains intervien-
draient automatiquement en cas d’invasion
de l’Europe occidentale par l’URSS, Beuve-
Méry estime que le pacte ne doit pas « nourrir
d’illusions » chez les Européens. D’où cette in-
jonction qui résonne de façon troublante avec
les débats actuels sur la fiabilité de l’engage-
ment américain au sein de l’OTAN : « Raison de
plus pour que les Européens, assurés d’avoir à
se défendre seuls au moins dans un premier
temps, se hâtent de préparer cette défense. Il est
inconcevable que 150 millions d’hommes dotés
d’une industrie puissante deviennent, sans
grand combat, la proie de l’envahisseur. »
Une autre raison explique pourquoi Le
Monde accueille avec tant de réserve la nais-
sance de l’OTAN. Elle est résumée en une
phrase dans le « Bulletin de l’étranger », l’édi-
torial non signé qui occupe alors la colonne
de gauche de la première page du journal, le
4 avril 1949 : « Le réarmement de l’Allemagne
est contenu dans le pacte atlantique comme le
germe dans l’œuf. » Cinq ans après la Libéra-
tion, l’opinion française s’inquiète de voir de
nouveau des Allemands en uniforme, et, sur
ce point, Le Monde ne fait que refléter l’état
d’esprit majoritaire. Beuve-Méry lui-même
est pétri de contradictions sur la question.
D’un côté, c’est un fervent partisan de la ré-
conciliation franco-allemande : début 1945,
quelques semaines après la création du
Monde et alors que le IIIe Reich n’a pas encore
capitulé, il est allé donner une conférence à
des officiers allemands prisonniers. Plus
tard, il reprochera à la France de n’avoir pas
répondu oui lorsque de jeunes Allemands
proposèrent, dans un geste d’expiation, de
reconstruire de leurs mains le village martyr
d’Oradour-sur-Glane (Haute-Vienne), ravagé
par la division SS Das Reich, le 10 juin 1944.
Se réconcilier avec l’ennemi d’hier est une
chose ; le voir se réarmer en est une autre. Ce
pas, Le Monde n’est pas prêt à le franchir.
En 1952, il prend ainsi fait et cause contre le
traité instituant la Communauté européenne
de défense (CED), signé par la France, la Répu-
blique fédérale d’Allemagne (RFA), l’Italie, la
Belgique, les Pays-Bas et le Luxembourg. Cer-
tes, l’idée, selon la formule de Jean Monnet
(1888-1979), est de « réarmer les Allemands
sans réarmer l’Allemagne », dans la mesure où
les futurs soldats allemands – comme ceux
des autres pays – doivent être encadrés et
noyés dans une armée européenne com-
mune, mais c’est déjà trop pour les contemp-
teurs du projet, d’autant plus que cette armée
doit être placée sous la supervision du com-
mandant en chef de l’OTAN, lui-même
nommé par le président des Etats-Unis.
« [Avec la CED], le pacte atlantique prend un
caractère équivoque. Conçu pour endiguer
tout nouveau débordement des Russes, il de-
vient l’instrument d’une réhabilitation puis
d’une promotion accélérée de l’Allemagne. Les
anciens cadres, nationalistes ou nazis, se trou-
vent absous, voire justifiés, comme se trou-
vent en fait condamnés les efforts entrepris
sur d’autres plans pour parvenir à une vérita-
ble réconciliation des Français et des Alle-
mands. Bien mieux, les plus impénitents de
ceux-ci voient désormais poindre le jour où,
grâce à la CED, les troupes continentales se
présenteront comme une réincarnation des
trop célèbres Waffen SS », écrit Sirius le
19 avril 1954, quatre mois avant que l’Assem-
blée nationale enterre définitivement le pro-
jet. Un ton aussi virulent est rare sous la
plume du directeur du Monde. Ce n’est pas
pour rien que le philosophe Raymond Aron
(1905-1983), dans ses Mémoires, dira que la
CED a nourri « la plus grande querelle idéolo-
gico-politique que la France ait connue (…) de-
puis l’affaire Dreyfus ».
La CED mort-née, c’est vers l’économie que
les promoteurs de l’idée européenne vont dé-
sormais se tourner pour relancer la machine
communautaire. Des négociations engagées
à Bruxelles sous la houlette du ministre belge
des affaires étrangères, Paul-Henri Spaak
(1899-1972), débouchent sur la signature, en
HUBERT
BEUVE-MÉRY,
LE DIRECTEUR
DU « MONDE »,
VOULAIT CROIRE
EN UNE EUROPE
CAPABLE
D’ÉCHAPPER AU
JOUG DE MOSCOU
SANS S’ALLIER
À WASHINGTON
Thomas Wieder
« Le Monde » et l’Europe,
une histoire française
Tout au long de son histoire,
et avec plus ou moins
d’enthousiasme selon
les époques et les directeurs,
« Le Monde » n’a cessé
de proclamer ses convictions
européennes. Sans pour
autant faire de l’Europe le cœur
battant de sa ligne éditoriale
0123
SAMEDI 8 JUIN 2024 | 19
Signature des traités instituant la Communauté économique européenne et la Communauté européenne de l’énergie atomique, à Rome, le 25 mars 1957. MARIO TORRISI
mars 1957, des deux traités de Rome par la
France, la RFA, la Belgique, l’Italie, le Luxem-
bourg et les Pays-Bas. Le premier, qui établit
la Communauté européenne de l’énergie ato-
mique (CEEA, ou Euratom), vise à « créer les
conditions de développement d’une puissante
industrie nucléaire, source de vastes disponibi-
lités d’énergie » : une réponse aux menaces
qui pèsent sur l’approvisionnement en pé-
trole, rendues sensibles par la crise de Suez,
en 1956. Le second, qui crée la Communauté
économique européenne (CEE), a pour but
l’« établissement d’un marché commun » et le
« rapprochement progressif des politiques
économiques des Etats membres ».
D’IDÉE, L’EUROPE DEVIENT UNE RÉALITÉ
Cette fois, comme il l’a fait en 1950 pour le
« plan Schuman », qui déboucha sur la créa-
tion de la Communauté européenne du char-
bon et de l’acier (CECA), Le Monde applaudit.
Certes, « la lecture des textes de l’Euratom et
du Marché commun donne moins de satisfac-
tion intellectuelle que celle du code civil »,
commente le « Bulletin de l’étranger », le
26 mars 1957, évoquant « une macédoine as-
sez extraordinaire où s’affrontent les règles et
leurs multiples exceptions ». Certes, « on peut
se demander ce qu’il adviendra de textes aussi
complexes », mais cette « Europe empirique »
est une occasion, économique au premier
chef. « La France, c’est vrai, perdra des droits
en entrant dans le marché commun : mais
aussi celui de s’enfermer dans une vie médio-
cre », assure alors Pierre Drouin (1921-2010),
futur chef du service Economie du Monde
(1961-1969), sans doute l’un des plus fervents
européens au sein de la rédaction. En 1973,
alors rédacteur en chef, c’est lui qui lancera
Europa, un supplément mensuel de dix à
seize pages, réalisé en collaboration avec Die
Welt, La Stampa et The Times, qui sera publié
jusqu’en 1981. Un supplément du même
nom, réalisé en collaboration avec d’autres
quotidiens européens et cette fois piloté par
la directrice éditoriale du Monde Sylvie Kauf-
fmann, paraîtra de 2012 à 2015.
Avec la création de la CEE, la couverture de
l’actualité européenne dans Le Monde évo-
lue. Désormais, l’Europe n’est plus une idée
mais une réalité, avec ses institutions (la
Commission, le conseil des ministres, l’As-
semblée parlementaire), son agenda et sa ca-
pitale : Bruxelles. A partir de 1964, le journal y
aura son propre correspondant : Philippe Le-
maitre. Déjà pigiste pour l’agence d’informa-
tion agroéconomique Agra-Presse, cet ancien
élève de Sciences Po, alors âgé de 28 ans, est
repéré par François-Henri de Virieu (1931-
1997), titulaire de la rubrique agriculture au
service Economie du Monde, où l’urgence se
fait sentir d’avoir un journaliste à temps plein
à Bruxelles pour couvrir les débuts de la poli-
tique agricole commune (PAC). En signant
son premier article dans Le Monde, le 9 dé-
cembre 1964, à propos des différends germa-
no-néerlandais sur la fixation des prix euro-
péens des céréales, Philippe Lemaitre n’ima-
gine pas qu’il y en aura… 4 113 autres, jusqu’au
dernier, en date du 8 décembre 2001, consa-
cré à la décision de l’UE d’ouvrir ses frontières
aux produits agricoles du tiers-monde.
Parce qu’il fut l’un des tout premiers cor-
respondants permanents accrédités auprès
des institutions bruxelloises, et parce qu’il le
demeura pendant trente-sept années au to-
tal, Philippe Lemaitre finira par occuper une
place à part parmi les journalistes spécialis-
tes des affaires communautaires. « Quand
j’étais étudiant à Dauphine, les profs nous di-
saient : “Si vous vous intéressez à l’Europe,
vous devez lire Philippe Lemaitre dans Le
Monde”. En 1973, quand je suis arrivé à
Bruxelles comme journaliste, le débat portait
sur les montants compensatoires monétaires.
C’était un sujet ultra-aride. Philippe connais-
sait ça sur le bout des doigts et en parlait de
façon lumineuse », se souvient Jacques Doc-
quiert, qui fut le correspondant des Echos à
Bruxelles de 1973 à 2010.
« Avec l’expertise qui était la sienne et le ma-
gistère que lui donnait Le Monde, Lemaitre fai-
sait partie de ceux qui, en salle de presse, se per-
mettaient volontiers de faire la leçon à tel ou tel
ministre pour lui expliquer grosso modo qu’il
n’avait rien compris à un dossier. C’était dit tou-
jours avec une extrême courtoisie, mais on
voyait qu’on avait affaire à un journaliste qui
ne s’en laissait pas conter », se rappelle le diplo-
mate Pierre Sellal, qui fit la connaissance de
l’ancien correspondant du Monde au début
des années 1980, quand il était lui-même
jeune conseiller à la Représentation perma-
nente de la France auprès des Communautés
européennes, avant de le côtoyer de nouveau
quand il revint à Bruxelles comme représen-
tant permanent adjoint, de 1992 à 1997.
Agé aujourd’hui de 88 ans et toujours ins-
tallé à Bruxelles, Philippe Lemaitre reconnaît
avoir du mal à dire quelle était la « ligne » du
Monde sur l’Europe pendant les presque qua-
tre décennies où il a couvert les affaires
communautaires. « J’ai toujours senti que le
journal était pro-européen, c’est-à-dire favora-
ble aux étapes successives de la construction
européenne. Mais j’ai l’impression que c’est
quelque chose qui allait de soi, sans qu’on
éprouve le besoin de s’interroger beaucoup
dessus. Cela peut sembler paradoxal, mais je
dirais que Le Monde est un journal pro-euro-
péen qui n’a jamais vraiment réfléchi à ce que
cela voulait dire précisément. »
LIGNE ÉDITORIALE D’OPPOSITION
Sous la IVe
République (1946-1958), les réser-
ves du Monde vis-à-vis du pacte atlantique
comme son opposition résolue à la CED
l’avaient mis sur des positions proches de
celles du général de Gaulle. Après le retour
de celui-ci au pouvoir, en 1958, c’est de moins
en moins le cas. Alors que le fondateur de
la Ve
République entend que la France
reconquière une forme d’autonomie au sein
de l’OTAN, le journal, qui défendait pourtant
la même idée une dizaine d’années plus tôt,
est désormais sur une autre ligne : « La vraie
question est de savoir jusqu’à quel point l’Eu-
rope peut se passer de l’Amérique. Une neutra-
lité positive pouvait se concevoir au lende-
main de la guerre. Elle a été longtemps, et non
sans risques, préconisée dans ce journal. (…)
Depuis, par heurs et malheurs, le partage du
monde en deux camps rivaux n’a cessé de s’af-
firmer, et ce qu’on a appelé le tiers-monde
n’échappe pas aux influences et aux rivalités.
Mieux vaudrait sans doute en prendre son
parti. Au sein de l’Alliance [atlantique], l’Eu-
rope fait sentir le poids de son économie res-
taurée : pourquoi n’en irait-il pas de même à
l’avenir dans le domaine de la défense ? Un at-
lantisme réellement bipolaire est-il si chiméri-
que ? Ne serait-ce pas désormais la meilleure
voie – ou la moins mauvaise – vers l’entente
nécessaire avec l’Union soviétique et les signa-
taires du pacte de Varsovie ? », s’interroge
Beuve-Méry, le 16 janvier 1963.
Conversion tardive à un atlantisme de
raison ? Adaptation pragmatique à une
nouvelle donne géopolitique, celle de la « dé-
tente » qui s’installe après la crise de Cuba en
octobre 1962, justifiant que l’on mette à jour
le logiciel des débuts de la guerre froide ? A
moins qu’il ne s’agisse plus prosaïquement
d’une volonté plus ou moins consciente de
faire du Monde le grand quotidien d’opposi-
tion au pouvoir, quitte à le faire de changer
de ligne éditoriale si celle-ci coïncide avec la
politique décidée par le général de Gaulle
depuis l’Elysée…
A cet égard, la position du journal sur l’adhé-
sion du Royaume-Uni à la CEE est révélatrice.
Quand de Gaulle s’y oppose, en 1963 puis
en 1967, le journal s’insurge. « Le problème,
aujourd’hui, n’est plus vraiment de savoir qui
conservera une sorte de leadership en Europe,
mais comment l’hégémonie américaine sera
contrebalancée. Pour y parvenir, les Anglais ne
sont pas de trop, et la meilleure façon de les
“convertir” définitivement aux vues des Euro-
péens – une fois qu’ils auront mis de l’ordre
dans leur maison – n’est-ce pas encore de les
faire travailler au coude-à-coude avec les conti-
nentaux ? », s’interroge Pierre Drouin, le 18 oc-
tobre 1967. « L’entrée de la Grande-Bretagne ne
contribuerait-elle pas à faire l’Europe vraiment
européenne, c’est-à-dire fondée sur les princi-
pes de la démocratie libérale qui constituent un
élément privilégié de l’héritage commun ? (…)
La Grande-Bretagne ne connaît ni l’affronte-
ment ethnique de la Belgique, ni l’instabilité
gouvernementale des Pays-Bas d’aujourd’hui,
ni peut-être, hélas !, de la France de demain. Si
l’Europe se fait vraiment, l’interdépendance ne
sera pas seulement celle des économies : les
vies politiques nationales s’influenceront mu-
tuellement. La présence britannique ne peut
être alors que bénéfique », affirme, cette même
année 1967, Alfred Grosser (1925-2024), direc-
teur de recherches à la Fondation nationale
des sciences politiques, à qui Beuve-Méry a
proposé, deux ans plus tôt, d’écrire deux arti-
cles par mois démarrant en une du journal.
Quand Georges Pompidou, après son élec-
tion à la présidence de la République, en 1969,
décide de relancer le moteur européen en
OPPOSÉ
À LA COMMUNAUTÉ
EUROPÉENNE
DE DÉFENSE,
MORT-NÉE EN 1954,
« LE MONDE »
APPLAUDIT
LA CONSTRUCTION
ÉCONOMIQUE
DE L’EUROPE
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20 | SAMEDI 8 JUIN 2024
0123
ouvrant la voie au premier élargissement de
la CEE, Le Monde ne peut que saluer cette évo-
lution. Mais, en avril 1972, à l’heure du réfé-
rendum organisé pour ratifier l’adhésion du
Royaume-Uni, de l’Irlande et du Danemark au
Marché commun, le nouveau directeur du
journal, Jacques Fauvet (1914-2002), qui a suc-
cédé à Hubert Beuve-Méry trois ans plus tôt,
estime, au terme d’une démonstration pour
le moins sinueuse, que le mieux est encore de
voter… blanc : « Faute d’un débat plus appro-
fondi et plus franc, il risque de naître deux sor-
tes de dupes. L’Europe, la “nouvelle” comme
l’ancienne, a été trop souvent présentée
comme la solution miracle à tous les problè-
mes, comme l’exutoire à tous les maux. Or, l’ad-
hésion britannique exigera plus d’un effort et
plus d’un sacrifice de l’économie française. Tel
ou tel groupe social qui en attend beaucoup en
sera fatalement déçu, tandis que telle ou telle
partie de la classe politique se sentira trompée
si la construction européenne ne répond pas à
son attente. (…) Le vote blanc n’est pas l’absten-
tion, qui a aussi sa logique ; c’est moins encore
l’indifférence. C’est le constat d’incertitudes et
de contradictions, le résultat d’une analyse.
C’est, parmi d’autres, un vote de raison. »
DU DÉSENCHANTEMENT À L’ARDEUR
Rétrospectivement, les années Pompidou
(1969-1974) et Giscard (1974-1981) apparais-
sent comme une période où le regard porté
par Le Monde sur ce qui était alors l’Europe
des Neuf fut empreint d’un certain désen-
chantement. Emblématique, à cet égard, est
ce passage d’un long article du spécialiste des
relations internationales André Fontaine
(1921-2013), alors rédacteur en chef, qui s’inter-
roge sur l’incapacité de l’Europe à peser da-
vantage face à une Amérique dont l’étoile a
pâli après la guerre du Vietnam et le scandale
du Watergate et une Union soviétique qui se
sclérose dans la grisaille brejnévienne : « L’Eu-
rope occidentale, sur le papier, aurait les
moyens [de s’imposer] : après tout, ses ressour-
ces démographiques et économiques sont du
même ordre que celles des Etats-Unis ou de
l’URSS. Mais, jusqu’à plus ample informé, il lui
manque la volonté de les employer à devenir ce
que de Gaulle et Jean Monnet, chacun à sa ma-
nière, avaient rêvé pour elle : l’une des trois
grandes puissances du monde. Si l’Europe n’a
pas cette volonté, c’est parce que les peuples qui
la composent ont été trop bercés par les délices
et les poisons de la société d’abondance et par
les illusions de la sécurité pour regarder beau-
coup plus loin que le bout de leur nez. Quelle
décadence, pour des nations dont les décisions,
il y a moins d’un demi-siècle, commandaient
encore le destin de la planète ! », écrit André
Fontaine, le 13 janvier 1976.
A la lecture de ces lignes, on comprend que
Bruno Dethomas – qui a la particularité
d’avoir été journaliste au Monde de 1972 à
1988, avant de rejoindre la Commission euro-
péenne comme porte-parole adjoint (1988-
1990) puis en titre (1990-1995), quand celle-ci
était présidée par Jacques Delors (1925-2023) –,
ait du mal à identifier un véritable élan euro-
péen dans Le Monde des années 1970 et du dé-
but des années 1980 : « Après la grande que-
relle de la CED, Le Monde ne s’est plus trop pas-
sionné pour l’Europe. Pendant les quarante an-
nées qui ont suivi, l’actualité européenne a
principalement été traitée dans les pages éco-
nomiques, et comme c’est un quotidien où les
journalistes jouissent d’une immense liberté,
l’intérêt pour l’Europe a fluctué avec les person-
nes : à Bruxelles, il y avait Philippe Lemaitre qui
était très européen ; à Paris, c’était le cas de
Pierre Drouin, mais son successeur à la tête du
service Economie dans les années 1970, Gilbert
Mathieu [1928-1980], l’était moins ; quant à
d’autres noms influents à l’époque, comme
Philippe Labarde ou Jean-Michel Quatrepoint
[1944-2024], ils étaient carrément chevéne-
mentistes, et on peut dire assez euroscepti-
ques », explique Bruno Dethomas.
Les années 1990 marquent l’entrée dans
une nouvelle phase. Le mur de Berlin est
tombé, l’Allemagne se réunifie, et la
Commission Delors, après l’Acte unique
en 1986, engage une nouvelle étape de la
construction européenne avec le traité de
Maastricht. Dans les colonnes du Monde,
l’europhilie prudente des années précéden-
tes laisse la place à un européisme ardent. A
la veille du référendum sur le traité de Maas-
tricht, le 20 septembre 1992, le directeur du
Monde, Jacques Lesourne (1928-2020), s’en-
gage sans réserve pour le oui et met en garde
ceux qui voteraient non : « Le non porterait
un coup fatal à la construction européenne,
car cette construction, encore fragile, tire
comme un cycliste son équilibre de sa
dynamique. Le scénario le plus probable ? Une
Europe aboulique régressant au niveau d’une
zone de libre-échange capitaliste. Une Europe
aux ordres du président des Etats-Unis et ter-
rain de chasse privilégié des firmes américai-
nes et japonaises. Il faut le dire en pesant ses
mots : un non au référendum serait pour la
France et l’Europe la plus grande catastrophe
depuis les désastres engendrés par l’arrivée de
Hitler au pouvoir. »
Le Monde ne se contentera pas de saluer
dans ses colonnes cette relance de l’aventure
communautaire. Jean-Marie Colombani, qui
succède à Jacques Lesourne en 1994, a de
grandes ambitions pour le journal en matière
de développement. Alors, puisque l’Europe
elle-même prend de l’importance, il est logi-
que, pense cet européen convaincu, que Le
Monde investisse dans ce domaine. Ce sera
d’abord la création de L’Européen, un hebdo-
madaire cofondé avec les frères Barclay, deux
financiers écossais qui ont racheté The Euro-
pean, en 1992, aux héritiers de Robert
Maxwell (1923-1991), afin de décliner sur le
continent des magazines adaptés du titre an-
glais, à sa ligne europhobe près.
Réalisé en quelques semaines sans étude de
marché, le premier numéro, pour lequel sont
notamment mis à contribution les corres-
pondants du Monde à l’étranger, sort en
mars 1998 et est diffusé à 110 000 exemplai-
res. Mais les ventes en kiosque chutent, et les
recettes publicitaires ne suivent pas : au bout
de trois mois, l’hebdomadaire devient men-
suel, avant que le titre soit revendu l’année
suivante au groupe Expansion, laissant une
ardoise de 11 millions d’euros dans les comp-
tes du Groupe Le Monde.
Plus durable sera la publication, dans le
quotidien lui-même, d’une page quotidienne
baptisée « Union européenne », intégrée en-
tre la séquence International et la séquence
France, à partir de 2002. Réalisée par le nou-
veau « bureau européen » du Monde, com-
posé désormais de quatre journalistes per-
manents sous la direction d’Arnaud Lepar-
mentier, ancien correspondant à Berlin, et
coordonnée à Paris par Henri de Bresson,
cette page « propose d’assurer un suivi de la vie
européenne comparable à celui de la vie politi-
que française », promet le quotidien dans son
édition du 12 janvier 2002.Alors que l’euro ve-
nait d’arriver et que l’UE s’apprêtait, deux ans
plus tard, à accueillir dix nouveaux membres,
« il y avait la volonté de parler plus des sujets
européens, mais aussi de varier les modes de
traitement, avec des approches moins institu-
tionnelles et plus parlantes pour la vie des
gens », se souvient l’ancienne journaliste du
Monde Claire Tréan, qui a passé près de vingt-
cinq ans au service Etranger, où elle a princi-
palement couvert l’actualité européenne.
« Avec la création du marché intérieur, dans
les années 1990, les entreprises, les fédérations
et les syndicats ont considérablement gonflé
leurs effectifs présents à Bruxelles. Le Monde
s’est adapté, en y envoyant plus de journalistes
aussi, mais la plupart des grands médias euro-
péens ont suivi le même mouvement. Ça a
vraiment été un moment particulier et très in-
tense de la vie européenne », se souvient
Pierre Sellal, qui fut lui-même représentant
permanent de la France auprès de l’UE de
2002 à 2009 puis de 2014 à 2017.
LE CHOC DU NON AU RÉFÉRENDUM DE 2005
En 2004, Avec le même enthousiasme que
Jacques Lesourne pour Maastricht en 1992,
Jean-Marie Colombani se prononcera pour le
oui, en 2005, à l’occasion du référendum sur
le traité constitutionnel européen. « Le choix
est uniquement celui-ci : la ratification d’un
projet qui autorise un début d’existence politi-
que de l’Europe ou un statu quo qui nous prive
de cette fonction politique », résume le direc-
teur du journal, expliquant que, grâce à ce
traité, l’Europe aura « un fonctionnement à la
fois plus social, plus démocratique et plus favo-
rable à la France ». Mais cette fois, l’histoire ne
se répète pas, et les Français, qui avaient voté
oui en 1992 avec 51 % des voix, se prononcent
cette fois à 54,7 % en faveur du non.
« Le référendum de 2005 a été un choc. Même
si cela n’a pas été dit clairement, le journal a
tenu compte de ce basculement de l’opinion, et
ça s’est reflété dans nos colonnes : [après le
3 septembre 2005,] la page Union européenne,
qui objectivement était compliquée à monter
au quotidien, a disparu ; et à Bruxelles, on a
progressivement réduit la voilure pour se re-
trouver finalement à deux », raconte Jean-
Pierre Stroobants, le seul « rescapé » du bu-
reau européen de Bruxelles, fondé en 2001.
Lequel a connu une amplitude variable :
après n’avoir plus compté que deux membres
pendant environ une décennie, il a accueilli
un troisième rédacteur en 2022, la guerre en
Ukraine ayant conduit le journal à renforcer
sa couverture européenne, notamment sur
les questions de sécurité et de défense.
Comme Philippe Lemaitre, qui a quitté le
journal à peu près au moment où lui-même l’a
rejoint, Jean-Pierre Stroobants – aujourd’hui
chargé spécifiquement de couvrir la Belgique
et les Pays-Bas – a du mal à dire, au bout de
vingt-cinq ans, ce qui définit l’identité
européenne du Monde : « Incontestablement,
nous défendons l’Europe. Mais cette ligne
est-elle mûrement réfléchie ? Je ne suis pas sûr.
Peut-être cela tient-il au fait que Le Monde, en
dépit de son nom, reste un journal français.
Moi qui suis belge, cela me frappe : chez nous,
nous sommes européens avant même d’être
belges. En France, on reste français avant
d’être européen. » p
thomas wieder
(avec l’aide de vincent nouvet,
à la documentation du « monde »)
Pour aller plus loin, retrouvez Thomas
Wieder et ses invités lors du Festival
du « Monde » Edition spéciale 80 ans,
du 20 au 22 septembre 2024.
Hubert
Beuve-Méry,
fondateur
et premier
directeur
du « Monde »,
dans les
locaux
du journal,
rue des Ita-
liens, à Paris,
en 1961.
ELLIOTT ERWITT
Philippe Lemaitre, ancien correspondant du « Monde »
à Bruxelles (1964-2001). COLLECTION PARTICULIÈRE
« “LE MONDE”
EST UN JOURNAL
PRO-EUROPÉEN
QUI N’A JAMAIS
VRAIMENT RÉFLÉCHI
À CE QUE CELA
VOULAIT DIRE
PRÉCISÉMENT »
PHILIPPE LEMAITRE
correspondant à Bruxelles
de 1964 à 2001
suite de la page 19
0123
SAMEDI 8 JUIN 2024 horizons | 21
beauvais (oise) – envoyée spéciale
V
us de l’extérieur, les bâti-
ments bleus de l’aéroport de
Beauvais-Tillé ne sont ni très
vastes ni très beaux. Avec
leurs murs ondulés, on dirait
même des hangars plantés en
pleine campagne. D’autant qu’à l’intérieur
l’infrastructure des deux terminaux n’incite
guère plus au rêve. Ici, pas de boutiques de
luxe, pas de fauteuils cosy, pas de salons capi-
tonnés ni de voiturettes électriques. Normal :
cette plate-forme située dans l’Oise, à 100 kilo-
mètres au nord de Paris, accueille exclusive-
ment des vols low cost, pour la plupart à desti-
nation de l’Europe. On y va en voiture ou en
autocar, avec des bagages réduits, comme le
sont les installations et le prix des billets.
Telle est la promesse implicite de ce lieu :
permettre de circuler à travers le continent
sans se ruiner. Une possibilité que l’élargisse-
ment de l’Union européenne (UE) à l’Est a dé-
veloppé dans des proportions considérables.
Au point qu’en vingt ans ce site est devenu le
neuvième aéroport français en termes de
flux et continue de croître à vive allure. Plus
de 6 millions de passagers sont attendus en
2024, contre 4,6 en 2022.
L’histoire de cette métamorphose débute
en 1997, avec la dérégulation du transport aé-
rien. A partir de cette date, toute compagnie
établie dans l’UE peut desservir librement les
destinations de son choix. Flairant la bonne
affaire, l’irlandais Ryanair cherche aussitôt des
plates-formes où s’installer. En France, l’entre-
prise n’hésite pas longtemps : elle jette son dé-
volu sur l’aérodrome de Beauvais, doté d’une
piste de 2 400 mètres de long et de 45 de large,
soit les normes imposées par l’Organisation
du traité de l’Atlantique Nord. Pendant la se-
conde guerre mondiale, l’endroit a accueilli
des bombardiers allemands en route pour
l’Angleterre, puis des avions alliés, avant de re-
devenir, dans les années 1950, un aéroport ci-
vil d’où l’on décollait vers le Royaume-Uni.
Les affaires marchent gentiment pendant
une vingtaine d’années, mais, au moment où
la compagnie irlandaise s’intéresse à lui, la
base aérienne est en train de péricliter, étouf-
fée par la concurrence de l’aéroport Roissy-
Charles-de-Gaulle, inauguré en 1974. « En 1996,
Beauvais n’accueillait plus que 60 000 passa-
gers par an, indique Philippe Trubert, direc-
teur du Syndicat mixte de Beauvais-Tillé, l’éta-
blissement propriétaire des lieux. Il était pres-
que à l’arrêt. » L’arrivée de Ryanair, en mai 1997,
change la donne : la société irlandaise, dont les
appareils assurent aujourd’hui 80 % du trafic
de l’aéroport, connaît un succès immédiat.
Dès 2000, Beauvais voit déjà passer 387 000
voyageurs par an, pour 4 500 « mouvements »,
autrement dit décollages et atterrissages.
« LOISIRS AFFINITAIRES »
C’est dans ce contexte que survient le premier
élargissement de l’UE vers l’Est, en 2004. Et
avec lui, la naissance, en 2003, d’une toute
nouvelle compagnie low cost, de nationalité
hongroise celle-ci : Wizz Air. Très présente à
Beauvais, elle a si bien pris son essor qu’elle
dispose à présent de 182 avions, tous des Air-
bus. Dans l’Oise, la compagnie propose
aujourd’hui plus de quinze destinations,
contre seulement trois l’année de sa création.
Encore ne détient-elle pas l’ensemble du mar-
ché oriental et central-européen, loin de là,
puisque Ryanair est entré dans la danse.
Résultat, l’aéroport est devenu un véritable
pont vers ces destinations, même si les pays
de l’arc méditerranéen tiennent encore le
haut du pavé, comme l’explique Philippe Tru-
bert : « Notre premier marché est l’Italie, suivie
de l’Espagne et du Portugal, mais la Roumanie
arrive en cinquième position et la Pologne
juste après. » Trente des quatre-vingt-dix des-
tinations disponibles depuis ou vers Beauvais
concernent l’Europe centrale et orientale.
Sur les panneaux d’affichage électroniques,
les noms très connus, Budapest, Cracovie,
Prague ou Bucarest, côtoient ceux d’une my-
riade de villes moins courues, comme Poz-
nan et Wroclaw, en Pologne, Timisoara, Cluj
et Baia Mare, en Roumanie, Chisinau, en Mol-
davie, ou Tirana, en Albanie. « C’est un reflet
des évolutions géopolitiques de l’UE », observe
M. Trubert, avant d’ajouter : « La demande est
énorme. » Chemin faisant, l’offre a débordé
les frontières de l’UE, pour atteindre des pays
comme la Serbie, la Moldavie ou l’Albanie.
Dans ce petit concentré d’Europe, les voya-
geurs se déplacent pour toutes sortes de rai-
sons. Tourisme pur bien sûr, affaires un peu
(entre 15 % et 20 % du trafic), mais aussi ce
qu’Edo Friart, directeur commercial de l’aé-
roport Paris-Beauvais, appelle les « loisirs affi-
nitaires » (40 %). Autrement dit, les déplace-
ments effectués par des travailleurs émigrés
pour rejoindre leur famille établie dans un
autre pays, ou tout simplement rentrer chez
eux. D’après M. Friart, les Roumains sont les
champions du « déplacement affinitaire. »
D’une certaine façon, cet aéroport rend
l’émigration moins difficile, puisqu’il permet
de rentrer au pays à moindres frais, et rapide-
ment. C’est ce qu’explique Iwona, une quin-
quagénaire polonaise qui attend son frère à
l’extérieur de l’aéroport. « Il vient de temps en
temps me rendre visite, dit-elle en tirant sur sa
cigarette, mais c’est surtout moi qui retourne
voir ma famille, dans la région de Cracovie.
Avant, je prenais le bus, mais c’était terrible-
ment long : au moins quatorze heures. » A
force, certains finissent presque par vivre en-
tre deux lieux. Ceux-là connaissent l’aéroport
comme leur poche.
Ainsi en va-t-il d’Elma, une Albanaise de
48 ans, habituée à prendre un billet pour Ti-
rana tous les deux mois environ. Son mari
travaille en France depuis des années, mais el-
le-même est sans emploi, donc libre de s’oc-
cuper des « affaires personnelles et familiales »
qui l’attendent au pays. « Ma mère est âgée, dit
Elma, elle vit seule, et puis, avec mon époux,
nous avons une maison au bord de la mer. »
A sa manière, l’aéroport finit même par oc-
cuper une place dans les relations commu-
nautaires. Les gens s’y rencontrent, s’y retrou-
vent parfois ou s’y rendent à plusieurs pour
entourer des amis. Bogdan, par exemple, un
Roumain de 34 ans, venu avec sa fille pour ac-
compagner deux amis en partance pour Bu-
carest après avoir terminé une mission d’in-
térim à Orly. Certains se sont même organisés
pour rejoindre l’aéroport. C’est le cas des Ser-
bes, qui ont recours à un système bien rodé,
depuis qu’un de leurs concitoyens a monté
une société destinée à prendre, puis à recon-
duire les voyageurs directement chez eux, en
région parisienne. « Je n’ai jamais emprunté
d’autre moyen de transport, sauf ma voiture
une ou deux fois », remarque Neb Zantic, un
Serbe établi en France depuis l’enfance.
Pour 25 euros, ce taxi collectif évite à ses
clients une première partie de voyage longue
et fastidieuse. Car ceux qui n’ont pas de véhi-
cule (ou sont rebutés par les prix des par-
kings sur place) doivent se rendre porte
Maillot, dans le nord-ouest de Paris, puis
payer 16,90 euros avant d’embarquer dans
un autocar qui met au moins une heure et
quart pour arriver à l’aéroport. Depuis le
10 mai et jusqu’à la fin des Jeux olympiques,
les autocars partent de la Défense et de Saint-
Denis – Université.
NOUVEAU CONCESSIONNAIRE
Cette concurrence ne fait pas sourire Djamel,
chauffeur de taxi à Beauvais. Pas plus que
celle des taxis parisiens « chargeant » illégale-
ment des clients à Beauvais, « alors qu’ils sont
en dehors de leur zone autorisée », souligne
Djamel. Pour une course jusqu’à la capitale, il
faut débourser 180 euros. « Mais j’ai huit pla-
ces et les gens se débrouillent souvent pour par-
tager les frais », précise le chauffeur. Surtout
lorsqu’ils appartiennent à une même com-
munauté linguistique. Quant à visiter la ville
de Beauvais (57 000 habitants), très peu de
voyageurs le font, au grand regret des autori-
tés locales, qui ont pourtant placardé des écri-
teaux vantant les mérites de la préfecture de
l’Oise, située à moins de 5 kilomètres.
« Nous ne récupérons que 10 % des touristes,
tous les autres se dirigeant directement vers
Paris. C’est un sujet de préoccupation, précise
Caroline Cayeux, présidente de la commu-
nauté d’agglomération du Beauvaisis. Il faut
faire plus d’efforts pour vendre des séjours sur
notre territoire. » En attendant, l’aéroport va
subir d’importantes transformations, à l’oc-
casion d’un changement d’exploitant prévu
pour le 1er octobre. Le concessionnaire actuel
– un tandem formé par la chambre de com-
merce et d’industrie de l’Oise et l’opérateur de
mobilités Transdev – cédera la place, pour
trente ans, aux sociétés Bouygues et Egis, ap-
Beauvais,
la ruée vers l’Est
EUROPE, LES BIENFAITS DE L’ÉLARGISSEMENT 5|5 Avec des vols low cost,
l’aéroport picard est devenu un incontournable dans
le trafic aérien vers les destinations d’Europe centrale
puyées par un fonds d’investissement espa-
gnol. Les principaux objectifs : moderniser
les terminaux, les relier entre eux, agrandir
les parcs pour avions, renouveler les autocars
et augmenter les places de parking passagers
d’un tiers. Actuellement, la moitié des res-
sources de l’aéroport provient des transports
terrestres : stationnement sur place et billets
de car en provenance de Paris.
« LE COUVRE-FEU, UN TOTEM »
Les projets annoncés ne sont pas faits pour
rassurer les habitant des environs, regroupés
au sein de l’Association de défense de l’envi-
ronnement des riverains de l’aéroport de
Beauvais-Tillé. Sa présidente, Dominique La-
zarski, s’est installée en 1998 à Milly-sur-Thé-
rain (Oise), une commune distante d’une di-
zaine de kilomètres. « A l’époque, les avions ne
passaient pas au-dessus de chez nous, observe-
t-elle. Mais, avec le temps, les choses ont évolué.
L’augmentation du nombre de mouvements a
entraîné des modifications de trajectoires, pour
des raisons de sécurité. Nous avons été survolés
par les appareils à l’arrivée. » Encore son village
est-il moins pénalisé que les communes si-
tuées à l’est de l’aéroport, d’où proviennent un
plus grand nombre d’avions à l’atterrissage.
Sénateur du Parti socialiste de l’Oise, Alexan-
dre Ouizille signale, de son côté, que « le plan
d’exposition au bruit n’a pas été révisé depuis
près de quinze ans ». Selon Mme Lazarski, l’in-
frastructure s’est épanouie progressivement,
sans véritable prise en compte des nuisances.
« Des équipements ont été ajoutés au fil des an-
nées jusqu’au moment où il devenait impossi-
ble de déménager l’aéroport : cela aurait coûté
trop cher, notamment en raison de l’ampleur
des investissements. » Au plus près de la piste,
certains propriétaires ont bénéficié de fonds
pour insonoriser leur maison, « mais les aides
n’ont jamais suffi à assurer une isolation per-
formante », ajoute Mme Lazarski.
Les riverains plaident, en particulier, pour
un élargissement du couvre-feu, actuelle-
ment fixé entre minuit et 5 heures. « Depuis
2021, rappelle Dominique Lazarski, on a cons-
taté un quasi-doublement des avions du soir. »
Pour Caroline Cayeux, qui promet un déve-
loppement « sérieux, crédible et pas dérai –
sonnable » de l’aéroport, « le couvre-feu est un
totem : nous souhaiterions qu’il passe à mi-
nuit-6 heures ».
La question de la pollution, elle aussi, fait
réagir. « Les riverains qui manifestent brandis-
sent parfois des chiffons noircis : ceux avec les-
quels ils ont nettoyé leurs vitres », raconte
Mme Lazarski. Pour le sénateur Ouizille, il fau-
drait définir un moratoire sur l’accroisse-
ment du trafic « tant que des solutions techni-
ques satisfaisantes ne sont pas trouvées pour
limiter les rejets de CO2
, le bruit et l’émission de
particules ultrafines libérées par le transport
aérien. Personne ne remet en cause l’existence
du site, mais les contraintes sanitaires et clima-
tiques doivent être prises en compte ». Reste à
trouver la manière de concilier ces impératifs
avec le fonctionnement d’un aéroport que
M. Friart, le directeur commercial, présente
comme un « accélérateur d’Europe ». p
raphaëlle rérolle
FIN
ISABEL ESPANOL
À SA MANIÈRE,
L’AÉROPORT FINIT
PAR OCCUPER
UNE PLACE DANS
LES RELATIONS
COMMUNAUTAIRES
VAL-D’OISE
OISE
SEINE-
Paris ET-MARNE
YVELINES
20 km
Beauvais
22 | CULTURE SAMEDI 8 JUIN 2024
0123
ENQUÊTE
A
ucun artiste n’a poussé
aussi loin que Théo-
dore Géricault (1791-
1824) l’obsession du
cheval, qui lui coûta la vie après
trois chutes mal soignées. Aucun,
dans toute l’histoire de l’art, n’a
suscité autant de débats épidermi-
ques que ce contemporain de De-
lacroix fauché à l’âge de 32 ans,
auteur d’une œuvre prodigieuse-
ment foisonnante de peintre et,
plus encore, de dessinateur. Une
nouvelle polémique vient percu-
ter l’exposition « Les Chevaux de
Géricault », organisée jusqu’au
15 septembre au Musée de la vie
romantique, à Paris, pour commé-
morer le bicentenaire du peintre.
La controverse ne porte pas sur
la thématique ni sur la mise en
scène, aussi didactique qu’intelli-
gible. Ce qui fait rugir experts et
conservateurs, ce sont les attribu-
tions données par l’historien d’art
Bruno Chenique, qu’ils jugent
fantaisistes. Sur les quatre-vingt-
dix-sept œuvres réunies, un tiers
au bas mot provient de collections
privées. La plupart sont inédites et
ne figurent dans aucun des trois
catalogues raisonnés répertoriés
de Géricault. Elles n’en sont pas
moins présentées comme étant
de la main de l’artiste. Dès l’ouver-
ture de l’exposition, le 15 mai, le
journaliste Didier Rykner a sonné
la charge dans La Tribune de l’art :
« Une grande partie de ces “décou-
vertes” sont très loin de convaincre,
et c’est un euphémisme. Géricault
est un artiste génial, tout le monde
en convient. Beaucoup de ces
œuvres sont au mieux médiocres. »
« Dessin rempli d’hésitations »
L’ancien directeur du Musée de la
vie romantique, Daniel Marches-
seau, lui a emboîté le pas en adres-
sant un courrier rageur à Gaëlle
Rio, directrice de l’établissement.
« Ni l’exposition ni le catalogue ne
répondent aux critères de rigueur
que l’on attend d’un établissement
où la précision et l’exactitude des
éléments de transmission sont la
règle intangible», tonne ce grand
donateur du Musée d’Orsay. Les
critiques ciblent tout particulière-
ment les dessins. « Un vrai désas-
tre », lâche le marchand parisien
Nicolas Schwed, en donnant
l’exemple d’une Etude de chevaux
et de cavaliers pour la revue de
Louis XVIII, exposée dans la pre-
mière salle. « Géricault dessine
tout en rondeurs, sans soulever sa
plume ni son crayon. Ce dessin est
rempli d’hésitations, de lignes droi-
tes et courtes, c’est très brouillon. »
L’expertise, il est vrai, n’est pas
une science exacte. Elle repose sur
des rapprochements formels,
mais aussi la subjectivité, voire la
foi. A défaut de références biblio-
graphiques ou d’éléments tangi-
bles de provenance, la prudence
toutefois prévaut. « La prudence ?
On attend au contraire d’un histo-
rien d’art qu’il se prononce. Des
inédits, il y en a tous les jours. Sans
inédit, il n’y a pas d’histoire de
à Géricault par le commissaire.
« Le vrai problème de l’exposition,
dit-elle en soupirant, c’est que, son
sujet, ce n’est pas Géricault et le che-
val, mais l’invention d’un nouveau
Géricault. » Une invention visant à
valoriser les œuvres détenues par
quelques marchands prêteurs.
C’est l’argument qu’agite depuis
plusieurs mois déjà le petit milieu
de l’expertise, qui a Bruno Cheni-
que dans le collimateur – et ses at-
testations qu’il facture de 5 000 à
8 000 euros. « Depuis une dizaine
d’années déjà, on ne prend plus en
compte ses certificats », reconnaît
Olivier Lefeuvre, directeur du dé-
partement des tableaux anciens
chez Sotheby’s. Lui, comme
d’autres, préfère se fier au juge-
ment de Philippe Grunchec, un
ancien conservateur de l’Ecole
des beaux-arts de Paris, auteur
en 1978 d’un catalogue raisonné
de l’œuvre de Géricault.
« Rivalité entre marchands »
Querelle d’experts ? « Rivalité en-
tre marchands », riposte Johann
Naldi, qui prête à l’exposition un
dessin ainsi qu’un tableau, le Sa-
peur du premier régiment de hus-
sards (1814), accroché en majesté
dans la première salle. Ce mar-
chand autodidacte, qui a enchaîné
les petits boulots, avant de se lan-
cer en 2003 dans le commerce de
l’art, se fait fort de ne pas apparte-
nir au « sérail ». Chasseur de tré-
sors, il s’était emballé en 2016
pour une Grande baigneuse, qu’il
achète pour 650 euros et attribue
à Gustave Courbet. Une attribu-
tion qui, à ses yeux, ne souffre
aucune ambiguïté. Ses confrères
sont bien plus circonspects. Lors-
que en 2023 Johann Naldi met le
tableau aux enchères chez
Rouillac, sur une estimation de
300 000 à 500 000 euros, celui-ci
reste sur le carreau. Persuadé
d’avoir fait l’objet d’une cabale, il a
déposé plainte contre X le
19 juillet 2023 pour des chefs de
harcèlement moral en ligne et en-
trave à l’adjudication publique.
Selon son avocat, Me
Xavier No-
gueras, une enquête préliminaire
a été ouverte et confiée à un ser-
vice de police parisien.
C’est en 2018, dans une petite
vente à Saumur (Maine-et-Loire),
que Johann Naldi a acheté le Sa-
peur du premier régiment de hus-
sards, avec son confrère Emma-
nuel Roucher et un collectionneur
français qui requiert l’anonymat.
Présenté comme « école française
vers 1830, suiveur de Géricault », le
tableau s’adjuge pour 2 100 euros.
Pour Johann Naldi, pas de doute,
« le climat ténébreux, dramatique
est typique de Géricault ». Les trois
associés confient le tableau à Lau-
rence Baron, une restauratrice
chevronnée, qui a travaillé trente
ans au Louvre avant de s’établir à
son compte. Celle-ci se veut pru-
dente : « Je n’ai pas d’autorité pour
faire une attribution. » Elle n’en est
pas moins convaincue de la qua-
lité du tableau, dont elle a retiré les
repeints. « La matière est complè-
tement conforme à l’époque, elle
m’est familière, elle peut être de Gé-
ricault », dit-elle, pesant chaque
mot au trébuchet.
Des découvertes, il en existe ré-
gulièrement. En 2019, un panneau
anonyme accroché dans une cui-
sine à Compiègne (Oise) a été
identifié comme un tableau du
maître florentin Cimabue avant
d’être acheté par le Louvre. Der-
rière ce tour de force, Eric Turquin,
un expert réputé dont l’aisance de
classe n’a d’égale que la connais-
sance exceptionnelle de la pein-
« Sapeur du 1er régiment de hussards » (1814), attribué à Théodore Géricault dans l’exposition à Paris. COLLECTION PARTICULIÈRE
l’art », objecte Bruno Chenique,
qui planche depuis vingt ans sur
un nouveau catalogue raisonné
de Géricault. Et de rugir : « Qui
parmi les critiques a travaillé de-
puis aussi longtemps que moi sur
son œuvre ? Ils se disent spécialis-
tes, ils ne sont que généralistes. »
Gaëlle Rio, aussi, reste droite
dans ses bottes. Lorsque le duo
s’est entendu pour monter cette
exposition anniversaire, les mu-
sées sollicités n’étaient pas tou-
jours en capacité de prêter, expli-
que-t-elle. Faire venir des œuvres
de l’étranger aurait coûté trop cher
pour le petit budget du musée pa-
risien. D’où la présence impor-
tante d’inédits en mains privées.
Mais pourquoi ne pas avoir
nuancé les attributions ? « On a dé-
cidé de mettre partout Géricault,
peut-être sans nuance, en effet, j’en-
tends les questions… », murmure
Gaëlle Rio, tout en revendiquant
« d’ouvrir le débat avec audace ».
« L’audace doit être maîtrisée, ré-
plique sèchement Olivia Voisin,
directrice des musées d’Orléans.
On ne peut pas balancer des
œuvres qui ne ressemblent en rien
à ce qu’on connaît de Géricault en
disant “croyez-moi sur parole” ! Le
visiteur vient en confiance au mu-
sée, et celui-ci a la responsabilité
de fournir des informations sû-
res. » Cette conservatrice est
d’autant plus remontée que, en
parcourant le catalogue, elle a dé-
couvert que deux œuvres qu’elle
avait refusé de prêter du fait de
l’attribution ont été publiées sans
précaution comme d’authenti-
ques Géricault. Ce n’est pourtant
pas faute d’avoir argumenté son
refus dans un courriel adressé le
3 juillet 2023 à Gaëlle Rio. Le des-
sin, dûment référencé, est de
Léon Cogniet (1794-1880), affir-
me-t-elle. «On a trois mille dessins
de lui, on sait à quoi ça ressemble,
il n’y a pas l’ombre d’un doute que
ce n’est pas de Géricault. » Quant
au tableau, considéré de longue
date comme un faux, il provient
de l’ancienne collection Paul
Fourché, connue pour comporter
de nombreux pastiches.
Dans un nouveau courriel
adressé le 15 mai à Gaëlle Rio ainsi
qu’à sa tutelle – Anne-Sophie de
Gasquet, présidente de Paris Mu-
sées –, Olivia Voisin rappelle
qu’elle n’a jamais donné son ac-
cord pour la reproduction de ces
images. « Pour éviter les consé-
quences de telles réattributions
présentées comme acquises et évi-
dentes », elle réclame l’ajout d’un
erratum précisant que les deux
œuvres d’Orléans sont attribuées
« Le musée
a la responsabilité
de fournir des
informations
sûres »
OLIVIA VOISIN
directrice des musées
d’Orléans
Philippe Grunchec attribue à Gé-
ricault un Portrait d’un homme
noir, qui sera finalement attribué
des années plus tard à François-
Auguste Biard (1799-1882) et
acheté comme tel par le Metropo-
litan Museum, à New York, chez
Artcurial en 2021. « J’ai pas mal
évolué dans mes attributions de-
puis mon premier catalogue
en 1978, reconnaît Philippe Grun-
chec. Mais je ne m’érige pas contre
les convictions d’autres conserva-
teurs de musée. »
« De qui est-ce ? »
Pour l’heure, les musées prêteurs
de l’exposition « Les Chevaux de
Géricault » cherchent à calmer le
jeu. « Le débat sur les attributions
est légitime, mais il pourrait avoir
lieu de manière plus sereine »,
nuance Robert Blaizeau, directeur
des musées de Rouen, qui a en-
voyé une quinzaine d’œuvres à
Paris. Le musée de Besançon, qui a
vu une petite toile jusque-là consi-
dérée comme « entourage de » at-
tribuée à Géricault à la suite d’une
restauration en début d’année, re-
fuse aussi de jeter de l’huile sur le
feu. « Pour l’instant, nous n’avons
pas de raison de ne pas accepter
l’attribution de Bruno Chenique »,
déclare sa conservatrice, Virginie
Guffroy.
Conservatrice de la collection de
dessins aux Beaux-Arts de Paris,
Emmanuelle Brugerolles en ap-
pelle à la modération : « Qu’on me
dise que telle ou telle œuvre n’est
pas de Géricault, qu’il y a des choses
de qualité plus ou moins égale,
pourquoi pas. Mais, si ce n’est pas
de Géricault, de qui est-ce ? Qu’on
me donne des noms, qu’on argu-
mente. C’est comme cela aussi
qu’on fait avancer la recherche. » p
roxana azimi
Querelles
d’experts
autour
de Géricault
L’attribution à l’artiste d’œuvres
inédites, exposées au Musée
de la vie romantique à Paris,
est vivement contestée
ture ancienne. Il lui est arrivé
d’être contesté : le Judith et Holo-
pherne qu’il avait attribué en 2019
à Caravage ne faisait pas l’unani-
mité. Dans son cabinet, fondé
en 1987, une équipe de neuf per-
sonnes, assistées de consultants
extérieurs tels que l’ancien con-
servateur du Louvre Jean-Pierre
Cuzin, débattent chaque semaine
des tableaux qui leur sont soumis.
« L’attribution, c’est un sport collec-
tif, on ne peut pas trancher seul »,
assure Eric Turquin, comparant sa
méthode à celle des services hos-
pitaliers, où les diagnostics s’affi-
nent dans les échanges.
« Bruno Chenique, en revanche,
agit seul contre tous », regrette l’ex-
pert. Une méthode qui accuse ses
limites. En 2012, lors d’une exposi-
tion à Clermont-Ferrand, l’histo-
rien d’art a réhabilité comme étant
de Géricault un portrait d’homme,
en le rapprochant d’un person-
nage du Radeau de la Méduse
(1818). Une réattribution battue en
brèche par l’historien d’art et con-
servateur Benjamin Couilleaux,
qui, dans La Tribune de l’art, dresse
un parallèle visuellement plus
probant avec un portrait d’un petit
maître, Auguste Bigand (1803-
1875), conservé à l’église Saint-Ger-
main, au Chesnay (Yvelines).
Nul n’est toutefois à l’abri d’er-
reurs. Dans son catalogue de 1978,
« L’attribution,
c’est un sport
collectif, on
ne peut pas
trancher seul »
ÉRIC TURQUIN
expert indépendant
0123
SAMEDI 8 JUIN 2024 culture | 23
La Normandie vue par Marc Desgrandchamps
La galerie Duchamp, à Yvetot, expose une quarantaine d’œuvres réalisées sur la côte normande
EXPOSITION
yvetot (seine-maritime)
Q
ue reste-t-il de l’im-
pressionnisme ? Une
légende universelle,
que les musées
commémorent avec
d’autant plus de zèle que la popu-
larité du mouvement garantit le
succès, au risque que l’exactitude
historique souffre de raccourcis
et d’omissions. Mais, dans l’art
actuel, en reste-t-il des traces ?
La question est rarement posée.
L’expérience dans laquelle
s’est engagé Marc Desgrand-
champs, 64 ans, n’en est que plus
intéressante.
L’une des institutions partenai-
res du festival Normandie impres-
sionniste, la galerie Duchamp
d’Yvetot (Seine-Maritime), l’ayant
invité, le peintre n’a pas voulu se
contenter d’un accrochage de plus,
après ses récentes expositions
muséales à Dijon et à Marseille.
Il est allé « sur le motif », comme
on disait jadis : la vallée de la Seine,
le pays de Caux, les falaises de la
côte. Puis il est rentré dans son ate-
lier et a laissé venir à la surface de
ses toiles des fragments de ce qu’il
a vu et de ce qu’il a ressenti. Une
quarantaine d’huiles sur toile et de
gouaches sur papier en est issue.
Motif de la falaise
La manière de travailler de Des-
grandchamps n’a cependant que
très peu à voir avec celle de Claude
Monet ou de Camille Pissarro.
Il ne pose pas les couleurs par tou-
ches, virgules ou points, mais par
zones homogènes qui se rencon-
trent ou se superposent. La ma-
tière picturale n’est pas dense et
opaque, mais fluide, jusqu’à la
translucidité, encore plus accen-
tuée dans les gouaches. Le chro-
matisme est le plus souvent so-
bre, les rehauts de rouge ou de
jaune très rares, les contrastes re-
tenus. Le dessin est sous-entendu,
jamais tracé, mais créé par les rap-
ports de tons. Il suit les lignes de
contact entre les zones colorées,
produit par la peinture elle-
même. Il n’y a là aucune allusion
stylistique à l’impressionnisme
ou à ses continuateurs, tel Pierre
Bonnard, comme il arrive à David
Hockney d’en placer dans ses
œuvres récentes, que la nature
y soit anglaise ou normande.
Ce sont pourtant parfois les mê-
mes lieux qui sont à l’origine des
œuvres. Ils sont suggérés autre-
ment, mais ils le sont indubita-
blement. Deux éléments du pay-
sage ont plus particulièrement
retenu l’attention de Desgrand-
champs. L’un, le plus général, est
la lumière. Les ciels sont pâles,
moins bleus que gris. Les verts et
les ocres ne sont le plus souvent
guère plus intenses, et la diffé-
rence est donc assez nette entre
ces œuvres et celles que
Desgrand champs a peintes,
autrefois, au retour de voyages
méditerranéens. En ce sens, il y a
bien quelque chose de l’impres-
sionnisme ici : une observation in
situ et la volonté de s’y tenir.
Cette exigence est aussi visible
dans le traitement d’un motif
qui, depuis le XIXe
siècle, a retenu
bien des artistes : la falaise. On
en connaît de Friedrich, de Corot,
de Courbet, de Monet, de Degas,
de Hodler, de Matisse, de Balthus
et de bien d’autres. Elles ne sont
pas toutes normandes, mais po-
sent les mêmes questions : com-
ment suggérer leur hauteur et le
vide qu’elles creusent ? Com-
ment représenter la pierre, son
érosion, les traînées qu’y font
l’eau et la terre ? Il y aurait là un
sujet d’exposition, qui aurait, de
surcroît, quelque actualité alors
que tant de côtes reculent. Il fau-
drait donc désormais y inclure
Desgrandchamps, qui a étudié la
géologie du côté de Saint-Valery-
en-Caux (Seine-Maritime). Il pro-
pose sa solution picturale, diffé-
rente de celles de ses prédéces-
seurs. De larges coulées couleur
de craie ou d’argile sont parcou-
rues par des lignes blanches tel-
les des cicatrices. Le point de vue
est aussi différent : ni au pied de
la muraille ni en haut, mais à mi-
hauteur, ce qui accentue la sensa-
tion d’une masse en train de
s’élever pesamment.
Images mentales
Ici s’arrêtent les relations avec
l’impressionnisme. Ce que Marc
Desgrandchamps a vu est passé
par la machinerie imprévisible de
sa mémoire. A l’intérieur de cel-
le-ci, il y a l’histoire de la peinture,
Piero della Francesca et bien
d’autres, mais aussi de très nom-
breux moments cinématographi-
ques, de L’Avventura (1960), de Mi-
chelangelo Antonioni, à Melan-
cholia (2011), de Lars von Trier. Sa
peinture produit souvent une sen-
sation de « bougé », comme si le
paysage était vu par un regard en
mouvement, à travers la vitre d’un
train ou d’une automobile, avec ce
que le déplacement induit de trou-
ble dans les formes. Ou comme s’il
était peint d’après des images
mentales mobiles et changeantes.
Cette machine fonctionne aussi
à la littérature : la Gradiva (1903),
de Wilhelm Jensen, un peu de
Proust sans doute et des romans
de science-fiction très pessimis-
tes. A l’exception d’une scène noc-
turne où la chevelure blonde
d’une femme assise est éclairée
par un nuage inexplicable de
poussières blanches, il y a peu de
vivants dans ces travaux récents,
mais, plusieurs fois, le spectre
d’une sculpture de déesse ou de
reine à longue robe, acéphale, qui
parcourt ces lieux vides. On y ren-
contre aussi un cheval, qui pro-
jette sur le sol une ombre incom-
préhensible et funèbre. L’inquié-
tante étrangeté si caractéristique
de Marc Desgrandchamps s’étend
alors sur le paysage.
Elle se retrouve dans une suite
de collages qui ont été, eux aussi,
créés pour l’exposition. En décou-
pant dans des reproductions de
ses œuvres ou de celles de maîtres
anciens ou modernes et dans des
photogrammes, en jouant de la
division et de la répétition de for-
mes délibérément incomplètes,
en y introduisant des phrases ve-
nues de ses lectures, Marc Des-
grandchamps a fabriqué un petit
livre de visions énigmatiques qui
se dérobent le plus souvent à la
compréhension. p
philippe dagen
« Marc Desgrandchamps.
Les paysages demandent
aussi un temps de pose ».
Galerie Duchamp, 7, rue Percée,
Yvetot (Seine-Maritime). Jusqu’au
22 septembre. Entrée libre.
Galerie-duchamp.org
Dans son atelier,
l’artiste a laissé
venir à la surface
de ses toiles des
fragments de ce
qu’il a vu et de
ce qu’il a ressenti
« Les Egarés » (2023-2024), huile sur toile de Marc Desgrandchamps. JULIEN BOUVIER/MARC DESGRANDCHAMPS COURTESY GALERIE LELONG & CO.
DANSE
La chorégraphe
Blanca Li nommée
à la tête de La Villette
La danseuse et chorégraphe
espagnole Blanca Li, qui vit
en France, a été nommée
présidente de l’établissement
public du parc et de la Grande
Halle de La Villette, à Paris,
par décret du président de la
République, publié au Journal
officiel jeudi 6 juin. Dans un
premier temps, mi-avril,
Blanca Li avait été nommée
membre du conseil d’adminis-
tration de l’établissement par
la ministre de la culture,
Rachida Dati. La chorégraphe
a créé et mis en scène des
ballets, des opéras et des
comédies musicales, réalisé
trois longs-métrages et
collaboré avec de grands noms
du cinéma, de la musique et
de la mode (Pedro Almodovar,
Daft Punk, Paul McCartney,
Beyoncé, Jean Paul Gaultier,
Chanel…). Jusqu’en décem-
bre 2023, Blanca Li était direc-
trice du Teatros del Canal à
Madrid. Elle succède à Didier
Fusillier, nommé président de
la Réunion des musées
nationaux et du Grand Palais,
le 1er septembre 2023. – (AFP.)
LITTÉRATURE
Un manuscrit du roman
de Camus « L’Etranger »
vendu 656 000 euros
aux enchères
Un manuscrit complet du
célèbre roman d’Albert Camus
L’Etranger a été vendu
656 000 euros (frais compris),
mercredi 5 juin à Paris, par la
maison d’enchères Tajan. Alors
que le roman est paru aux
éditions Gallimard en
mai 1942, selon le témoignage
de l’épouse de l’auteur,
Francine Camus, et divers
indices comme des clins d’œil
à des œuvres ultérieures, le
manuscrit a, lui, été fabriqué
en juillet 1944 par l’écrivain
pour un bibliophile. Certains
passages sont « couverts de
ratures, d’ajouts entre les lignes
et dans les marges, le tout
parsemé de flèches et renvois »
et « Camus compose dans
les marges quatorze croquis,
qui ont parfois l’allure de plai-
santeries cachées », détaille la
maison Tajan. Cette pièce a
déjà fait l’objet de deux ventes,
en 1958 et en 1991. – (AFP.)
CINÉMA
« Un p’tit truc en plus »
dépasse les 5,8 millions
d’entrées
La comédie Un p’tit truc en
plus, plus gros succès français
en salle depuis la pandémie de
Covid-19, a dépassé les 5,8 mil-
lions d’entrées. Réussite sur-
prise, le film, qui prend le parti
de rire avec les personnes en
situation de handicap et non à
leurs dépens, a vendu 1,2
million de tickets pour sa cin-
quième semaine d’exploita-
tion. Le long-métrage signé
par l’humoriste et acteur Artus
est passé devant le dernier
opus de la saga Astérix, Astérix
et Obélix. L’empire du Milieu,
réalisé par Guillaume Canet,
qui avait attiré 4,6 millions de
spectateurs en 2023. – (AFP.)
Sa peinture
produit souvent
une sensation
de « bougé »,
comme si le
paysage était vu
par un regard en
mouvement
saison24→25
DimitriChamblas
&KimGordon
NinaLaisné
&Nestor‘Pola’Pastorive
AlbanRichard/CCN
deCaenenNormandie
Olivia Grandville
BlancaLi
RachidOuramdane
NaceraBelaza
FrançoisChaignaud
RobynOrlin
Mazelfreten
JulieNioche
Life’sRoundContest
GisèleVienne
MarlèneSaldana
&JonathanDrillet
AngelinPreljocaj
ArthurPerole
NoéSoulier
&Maud Gratton
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24 | télévision SAMEDI 8 JUIN 2024
0123
HORIZONTALEMENT
I. Mauvais spectacle d’opéra boufe.
II. S’accroche au cou. Fais le plein au
pré. III. Se bat pour la paix. Mis en
bon ordre. IV. Equipée pour sortir du
paddock. Un petit air avant de se lan-
cer. V. Met de l’ordre dans les huiles.
Sur l’Aar, en Suisse. La cité d’Abraham.
VI. Mis de côté. Toujours prêt a faire la
guerre. VII. Danses et instruments à
Versailles. Relève en cuisine. VIII. Fait
l’alliance mais pas toujours le bon-
heur. Gaz en tube. Règle tout en Iran.
IX. A perdu toutes ses protections.
X. Qui veut en mettre plein la vue.
VERTICALEMENT
1. Evite de se lancer dans les détails.
2. Comptées sur le pouce, pas sur les
doigts. 3. Prêtes à faire l’enfant. Un
peu de stress. 4. Résistible dans son
ascension. Prépare les récoltes à ve-
nir. 5. Osseux comme un poisson.
6. Ouverture fermée en façade. Facile
à donner. 7. Arrivés destination. Un
solitaire qui aime la compagnie
8. Ont longtemps alimenté les per-
cepteurs. Un peu de malt. 9. Donne à
la meulière une surface plane.
Grande en Amérique. 10. Crie comme
un cerf. Pris par surprise. 11. Doublé
romain. Cours primaire. Raie mal
tracée. 12. A perdu ses feuilles.
SOLUTION DE LA GRILLE N° 24 – 132
HORIZONTALEMENT I. Primesautier. II. Reposer. Amie. III. Onéreuse. Pop.
IV. Ho. Tri. PAO. V. Ive. Illettré. VI. Bâton. Léa. Ac. VII. Itérera. Cati. VIII. Teu
(tué). Sondages. IX. Iule. Toi. Ile. X. Frété. Sacrés.
VERTICALEMENT 1. Prohibitif. 2. Rénovateur. 3. Ipé. Eteule. 4. Mort. Or. Et.
5. Esérines. 6. Seuil. Rot. 7. Ars. LLanos. 8. Epée. Dia. 9. Ta. Ataca. 10. Im-
pôt. Agir. 11. Eio (oie). Râtelé. 12. Reprécisés.
1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12
I
II
III
IV
V
VI
VII
VIII
IX
X
GRILLE N° 24 – 133
PAR PHILIPPE DUPUIS
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N°24-133
7 1
4 8
6
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4 1 5 3
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8 4 7 1 3 5 9 2 6
3 2 5 6 9 8 1 7 4
2 8 9 4 7 1 5 6 3
5 7 3 8 2 6 4 1 9
4 6 1 3 5 9 2 8 7
9 3 2 5 8 7 6 4 1
6 5 8 9 1 4 7 3 2
7 1 4 2 6 3 8 9 5
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Chaque chiffre ne doit
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seule fois par ligne,
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DE JOURNAUX DÈS LE 6 JUIN
ÉLECTIONS
EUROPÉENNES
Dossier spécial 6JUIN1944 LERÔLE
DESMÉDIASDANS LEDÉBARQUEMENT
No 1753 du 6 au 12 juin 2024
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Algérie 530 DA, Allemagne 6,30 €,
Andorre 6 €, Canada 8,95 $CAN,
DOM 5,30 €, Espagne 5,60 €,
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Grèce 5,90 €, Italie 5,60 €,
Japon 1100 ¥, Maroc 48 DH,
Pays-Bas 6 €, Portugal cont. 5,60 €,
Sénégal 3400FCFA, Suisse 7,20 CHF,
TOM 1100 XPF, Tunisie 10 DT,
Afrique CFA autres 3600FCFA.
Oubliées lesvelléitésde sortir de l’Union européenne : aujourd’hui, lesdroites
radicalesentendentla réformer del’intérieur.Lavaguepopulisteannoncée
lors desélectionsdu 9 juinpourrait bienbouleverser leprojet européen.
EXTRÊME DROITE
MAINBASSE SURL’EUROPE
ÉTATS-UNIS—TRUMPCOUPABLE ET FIER
DE L’ÊTRE ISRAËL-HAMAS—LE FORCING
AMÉRICAINPOURUNE TRÊVE
est édité par la Société éditrice
du « Monde » SA. Durée de la société :
99 ans à compter du 15 décembre 2000.
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93290 Tremblay-en-France
Midi-Print, Gallargues le Montueux
FRANCE CULTURE
À LA DEMANDE
PODCAST
I
l y a des épisodes de l’émis-
sion « Toute une vie » parti-
culièrement réussis. Cela
tient d’abord, évidemment,
à une mise en ondes maîtrisée (ici,
et à la fois joyeuse et élégante), à
une belle utilisation des archives
(largement issues de l’émission
« Radioscopie », de Jacques
Chancel, en 1980) et à des entre-
tiens parfaitement menés. Un
contrat rempli par Amaury Ballet,
qui a imaginé l’émission, et
François Teste, qui l’a réalisée.
Cela tient sans doute aussi à la per-
sonnalité même et au talent du
sujet : le dessinateur Reiser (1941-
1983), qui aimait à dire : « Je dessine
le pire parce que j’aime le beau. »
Auteur d’une biographie parue
chez Grasset en 1995, Jean-Marc
Parisis évoque celui qui, né
en 1941 dans une Lorraine
annexée par l’Allemagne et mort
en novembre 1983, devint cet
artiste génial dont les dessins
demeurent un remède à la
mélancolie. Michèle Reiser, qui
fut sa deuxième épouse, se
souvient : « Il était beau comme
un dieu, un visage d’ange, des
yeux bleus. Il était lumineux.
C’était un homme merveilleux »,
ajoute celle qui tient à rappeler la
grande douceur et l’élégance
morale de son mari.
Un « anarchisme généreux »
Celui qui fut abandonné par son
géniteur – épisode qu’il a évoqué
dans son allégorique dessin Le
Pont des enfants perdus – trouvera
en Choron et en Cavanna des
pères accueillants d’abord à Hara-
Kiri puis à Charlie Hebdo. Admira-
tive, l’illustratrice Marie Morelle
parle de cette façon de dessiner
qui constitue l’une des singulari-
tés de Reiser : « Un trait jeté qui est
très expressif, qui naît d’une éner-
gie donnée par la main ou le poi-
gnet et va à l’essentiel. Plus c’est
épuré et plus c’est dur à faire, et
Reiser va à l’essentiel. »
Un auteur fondateur pour le
dessinateur Joann Sfar – qui lui
doit d’avoir acheté ses premières
aquarelles : « Reiser est un portrai-
tiste de notre pays. Il dessine la vio-
lence, la crasse, la bêtise. Il était en
avance sur tout le monde, sur le fé-
Reiser, en 1979.
MICHEL BARET/GAMMA-
RAPHO VIA GETTY IMAGES
Amaury Ballet arrive à saisir, dans
un portrait, l’essentiel de l’auteur
de bande dessinée à l’esprit acéré
minisme, sur l’écologie. Et il me fait
marrer comme Coluche. »
Et Jean-Marc Parisis de rappeler
que les deux hommes, Reiser et
Coluche, s’entendaient très bien,
partageant, outre une jeunesse
difficile, un « esprit acéré » et un
« anarchisme généreux » : « Reiser
était du côté des humbles, des
humiliés, de la veuve et de l’orphe-
lin, mais n’a pas défilé en 1968. Il dé-
testait les syndicats, il détestait les
effets de groupe. En politique, il
s’engageait personnellement, mais
jamais dans les appareils. »
La voix de Jean-Marc Parisis s’ef-
face alors un peu, se faisant plus
lointaine, plus triste. Il ajoutera
seulement, et au présent de l’in-
dicatif : « C’est un type formidable,
un homme qui nous manque. Je
rêve, j’imagine, ce qu’il pourrait
dessiner aujourd’hui sur la salo-
perie de l’époque, ce serait intéres-
sant. » Inquiet, tendance réaliste,
Joann Sfar déclare : « Je pense
qu’on peut tout faire aujourd’hui,
la seule question, c’est de survivre
à son dessin. » Alors que, pour
finir, Renaud entonne la chanson
Mon bistrot préféré dans laquelle
il convoque Reiser, faisant écho à
la tendresse, à la poésie et à la
justesse du bonhomme, vient
soudain l’envie de replonger
dans ses albums. p
émilie grangeray
Reiser (1941-1983) : « Je dessine
le pire parce que j’aime le beau »,
conçu par Amaury Ballet,
réalisé par François Teste
(Fr., 2024, 58 min).
Diffusé dans le cadre de
la collection « Toute une vie ».
Disponible aussi sur toutes
les plates-formes d’écoute.
Le dessinateur
Reiser, pour le pire
et pour le beau
Une histoire du surf, où le « mana » l’emporte sur la compétition
Athlètes d’aujourd’hui et légendes d’hier retracent l’évolution de ce sport traditionnel devenu discipline olympique, sur de belles images
FRANCE.TV
À LA DEMANDE
DOCUMENTAIRE
L
e surf n’est pas uniquement
un sport cool. Il est aussi
une tradition polynésienne
deux fois millénaire. Benjamin
Morel et Christophe Bouquet
s’appuient sur cette dualité pour
raconter, de façon inédite, l’his-
toire de ce sport différent. Alors
que la Polynésie française ac-
cueille, du samedi 27 au mardi
30 juillet, les premières épreuves
de surf olympique sur la vague de
Teahupoo, leur documentaire est
diffusé dans le cadre d’une pro-
grammation spéciale surf à J – 50
des Jeux olympiques 2024.
Et, très vite, on apprécie la diffé-
rence de ton. Ainsi, Vahine Fierro
et Kauli Vaast, deux surfeurs pro-
fessionnels sélectionnés aux JO,
ne parlent pas de performance
mais de respect, de spiritualité et
du « mana », le feu sacré issu de
l’union des contraires. Intercalant
les images spectaculaires avec des
archives anciennes rares, le film
remonte à l’origine migratoire du
peuple polynésien, en Asie du Sud-
Est, qu’il a quittée il y a six
mille ans, pour accoster à Tahiti « à
la chute de l’Empire romain ».
« Le surf prolonge cette migra-
tion », estime Tom Pohaku Stone,
gardien du « surf traditionnel »,
qui a failli disparaître à la fin du
XIXe
siècle. La cause surprend : les
évangéliques estimaient que les
Polynésiens devaient arrêter de
jouer – au surf – pour travailler.
Dès lors, la reconquête de ce sport
de glisse va s’appuyer sur des mar-
ginaux, devenus des icônes, tel
Duke Kahanamoku (1890-1968).
Le scénario marque les dé –
cennies importantes : fin des
années 1920, la crise et l’arrivée à
Waikiki (à Hawaï) de l’Américain
Tom Blake (1902-1994), qui de-
viendra une légende de ce sport ;
années 1950, le surf débarque en
France : « Non, ce n’est pas une
planche à repasser », commente
un journaliste ; années 1960, des
millions de surfeurs se retrouvent
en Californie. Le « mana » laisse
place au bikini ; les rebelles fuient,
essaiment à Dakar, en Australie et
à Tahiti… « On prenait du LSD.
C’était le bon temps. On a créé un
mode de vie sans travail », se sou-
vient Mike Hynson, autre légende.
« Quitte à flirter avec la mort,
autant que ce soit fun », lance la
voix off, ouvrant la voie au surf de
vagues gigantesques, magnifique-
ment filmées. Avec notamment la
Française Justine Dupont, profes-
sionnelle, et Laird Hamilton, le
premier à surfer le tube de Teahu-
poo. Les années 1980 sont mar-
quées par la participation des fem-
mes et le succès planétaire de la
série Alerte à Malibu, dans laquelle
Kelly Slater, cinq fois champion du
monde, incarne l’un des héros. Les
années 2020 resteront, elles, celles
des premiers Jeux olympiques.
Sans s’en réjouir outre mesure, le
commentaire souligne : « Le Co-
mité olympique rend au peuple de
Teahupoo ce qui lui revient. » p
catherine pacary
Surf, le feu sacré, de Benjamin
Morel et Christophe Bouquet
(Fr., 2024, 90 min).
0123
SAMEDI 8 JUIN 2024 disparitions | 25
23 JUILLET 1936 Naissance
à Neuilly-sur-Seine
(Hauts-de-Seine)
1975 Médecin, il se rend
dans le Liban en guerre
1983 Reprend Hazan, la
maison d’édition de son père
1998 Fonde La Fabrique
2002 Publie « L’Invention
de Paris »
2021 « Le Tumulte de Paris »
6 JUIN 2024 Mort à Paris
E
ric Hazan en était per-
suadé : le capitalisme est
mal en point, presque à
l’agonie. « Il est à la base
du réchauffement climatique et de
la pandémie, et ça va l’emporter »,
prédisait-il en 2021. Malgré ses es-
poirs, le vieil éditeur et écrivain
d’extrême gauche n’aura pas as-
sisté à la fin du règne de la bour-
geoisie. Il est mort le premier,
le 6 juin 2024, ont annoncé les
éditions La Fabrique, qu’il avait
fondées. Il avait 87 ans, et était
malade depuis plusieurs années.
Avec lui disparaît une figure sin-
gulière de la gauche et du monde
des lettres, un résistant de l’édi-
tion, qui défendait dans les livres
qu’il signait et ceux qu’il éditait
les causes auxquelles il était atta-
ché de longue date : le commu-
nisme, la révolution, les barrica-
des d’hier et d’aujourd’hui, la Pa-
lestine, mais aussi Balzac et le
vieux Paris.
« Plus que tout, je suis un vrai Pa-
rigot ! » affirmait Eric Hazan. Né à
Neuilly-sur-Seine le 23 juillet
1936, il est élevé à Paris. Ses pa-
rents sont juifs. Son père vient
d’Egypte, où le grand-père d’Eric
Hazan était libraire. Sa mère, de
Roumanie, même si elle est née
en Palestine. « Mais je ne mets ja-
mais les pieds dans une synagogue
et je ne parle hélas pas yiddish, pré-
cisait Eric Hazan. De cette histoire
ne me restent que des blagues, et
des plats d’Europe centrale. »
Un peu plus, sans doute, tant
son parcours est lié à celui de sa
famille. Pendant la seconde
guerre mondiale, Fernand Hazan
doit lâcher les Editions de Cluny,
qu’il a fondées en 1930. La famille
rejoint Marseille, en zone dite li-
bre. Le père d’Eric y crée une fabri-
que de sucreries, et gagne assez
d’argent pour acquérir une mai-
son à Antibes. C’est dans cette
ville sous contrôle italien que les
Hazan se replient lorsque, fin
1942, les Allemands envahissent
l’essentiel de la zone sud. La fa-
mille vit cachée. Le petit garçon
ne va pas à l’école et se réfugie
dans les livres. Tous survivent à la
guerre. L’épisode laisse à Eric Ha-
zan l’idée tenace qu’il n’est pas
tout à fait un Français comme les
autres, et que l’Etat doit être con-
sidéré avec circonspection, voire
méfiance. « La France, c’est pas ma
mère », résumait-il en 2021.
Retour à Paris au sortir de la
guerre. Eric Hazan est élève au
prestigieux lycée Louis-le-Grand.
Alors que ses parents sont des lec-
teurs du Monde qui votent socia-
liste sans hésiter, des amis de lycée
lui font découvrir le commu-
nisme. « J’ai été enveloppé par leur
fraternité, leur gaieté, leur enthou-
siasme », se souvenait-il encore en
souriant, soixante-dix ans plus
tard. C’est le début de son engage-
ment. Très tôt, il aide le FLN durant
la guerre d’Algérie. Des valises de
billets transitent à son domicile.
Médecin engagé
Professionnellement, le jeune
homme se voit à Normale-Sup,
passer l’agrégation, et rêve d’être
historien. Mais son père le pousse
à devenir médecin, « un de ces mé-
tiers qu’on emmène avec soi si l’on
doit partir du jour au lendemain »,
comme l’expliquait Eric Hazan. Le
voici donc chirurgien cardiaque.
Il opère et dirige un service à l’hô-
pital Laennec, à Paris. Sans aban-
donner ses convictions. En 1973, il
est l’un des tout premiers méde-
cins à assumer, devant une ca-
méra de l’ORTF, pratiquer des
avortements, un acte alors passi-
ble de la prison. Deux ans plus
tard, il se rend au Liban, pour
aider, avec sa blouse blanche, le
pays qui ploie sous les violences
de la guerre civile.
En 1983, Eric Hazan lâche la chi-
rurgie. A 47 ans, il ne s’imagine
pas continuer pendant vingt ans
à faire défiler les patients, ni tra-
verser Paris à 2 heures du matin
pour un malade qui fait des sien-
nes. Il reprend alors Hazan, la
maison de livres d’art recréée par
son père en 1945. Le fils rebelle, le
communiste si critique à l’égard
de ses parents, endosse ainsi le
costume inattendu de l’héritier.
« J’ai essayé d’être un patron atten-
tif, respectueux, que la maison ne
ressemble plus à l’entreprise capi-
taliste qu’elle était », expliquait-il
avec le recul. Chez Hazan, il crée
aussi une série de gros volumes
qui font sa fierté, comme les pho-
tos du vieux Paris signées Mar-
ville, et Yiddishland, de Gérard Sil-
vain et Henri Minczeles.
La dure loi capitaliste finit ce-
pendant par se rappeler à lui. En
difficulté financière, endetté, il se
résout à vendre l’affaire familiale
à Hachette en 1992, peu après la
mort de son père. Il quitte l’entre-
prise quelques années plus tard
et rebondit, en 1998, en créant
avec quelques amis La Fabrique,
une toute petite structure d’un
ou deux salariés, farouchement
indépendante.
Défenseur de Robespierre
Cette fois-ci, il n’édite plus des li-
vres d’art mais des textes très en-
gagés, un peu sur le modèle de
François Maspero trente ans plus
tôt. « Mes livres sont des armes »,
répète-t-il. A son catalogue, des
ouvrages comme L’Edition sans
éditeurs, d’André Schiffrin (1999),
Le Capitalisme patriarcal, de Silvia
Federici (2019), Figures du com-
munisme, de Frédéric Lordon
(2021), ou L’Aventure de la philoso-
phie française, d’Alain Badiou
(2012). Ou encore L’Insurrection
qui vient, du Comité invisible,
en 2007, qui vaut à l’éditeur d’être
entendu comme témoin par la
police dans la piteuse affaire de
Tarnac (Corrèze).
Michèle Alliot-Marie, alors mi-
nistre de l’intérieur de Nicolas
Chez lui, à Paris, en 2021. MAHKA ESLAMI POUR « LE MONDE »
L
à où je suis à présent, j’en-
tends encore les mouet-
tes », lâchait en guise de
première phrase le narra-
teur de Scintillation (2008, traduit
en français en 2011 aux éditions
Métailié), probablement le plus
connu des romans de John Burn-
side en français, tout juste réédité
en poche en ce début d’année
2024. Disparu le 29 mai « après une
courte maladie » (pour reprendre
l’expression de son éditeur londo-
nien, la maison Jonathan Cape),
l’écrivain écossais n’est certes plus
là pour tendre l’oreille avec Léo-
nard, son personnage. Mais il
laisse une œuvre aux formes mul-
tiples, traversée par une impres-
sionnante quantité de voix écla-
tantes et dissonantes à la fois, dont
le lecteur francophone ne connaît
majoritairement et malheureuse-
ment à ce jour que la part roma-
nesque (régulièrement publiée
par les éditions Métailié entre
2003 et 2017), ainsi qu’un récit
autobiographique, Un mensonge
sur mon père, et Chasse nocturne,
recueil de poésie bilingue publié
par la Maison des écrivains étran-
gers et des traducteurs, tous deux
traduits en français.
Dans Un mensonge sur mon
père, John Burnside, né en 1955,
revenait justement sur une en-
fance hantée par le mensonge et
la fiction, une enfance surtout dé-
favorisée dans la région de Fife, en
Ecosse, puis à Corby, dans le North
Northamptonshire – où la mytho-
manie d’un père affabulateur no-
toire et compulsif tint une grande
place, sans doute décisive pour
l’écrivain en devenir, et pour ses
démons.
Chroniqueur des vies perdues
Devenu ingénieur informatique,
John Burnside commença cepen-
dant une carrière de poète à 35 ans
avec un premier recueil, The Hoop
(« le cerceau », 1988, non traduit),
récompensé par un Scottish Arts
Council Book Award. D’autres li-
vres de poésie suivirent en 1991 et
1992, Common Knowledge et
Feast Days (« savoir commun » et
« jours de fête », non traduits),
mais ce furent surtout ses deux
célèbres recueils de 2000 et 2011,
The Asylum Dance et Black Cat
Bone (« la danse de l’asile » et « l’os
du chat noir », non traduits), qui
assurèrent sa réputation et son
aura de poète au Royaume-Uni –
le dernier opus cité remportant à
la fois le Forward Prize (2011) et le
T. S. Eliot Prize (2012), deux des
prix contemporains de poésie
parmi les plus importants en lan-
gue anglaise.
A la fin des années 1990, John
Burnside se tourna cependant
également vers la prose et tout
d’abord la fiction, égrenant une
dizaine de romans (et quelques
nouvelles) en une vingtaine d’an-
nées. Avec La Maison muette
(1997, traduit en 2003), il inaugura
une manière particulièrement
sombre, à l’occasion macabre et
désespérante, de raconter des his-
toires qui devait cependant s’es-
tomper, ou s’éclairer plutôt, avec
le temps.
Chroniqueur des vies perdues,
des vices et de la violence, de l’en-
fance nécessiteuse ou maltraitée,
John Burnside avait une prédilec-
tion certaine dans ces romans-là
pour des bouts du monde, des
lieux oubliés ou abandonnés, à
l’image de la péninsule de Scin-
tillation « dont la plupart des gens
ignorent l’existence sur les cartes ».
Mais aussi pour les figures d’auto-
rité ou paternelles, menaçantes et
perverses (comme dans La Mai-
son muette, récit horrifique d’un
père se livrant à des expériences
sur ses enfants).
C’est après l’écriture peut-être
aussi thérapeutique d’Un men-
songe sur mon père que les illumi-
nations de l’écrivain écossais de-
vaient devenir plus franches et
plus brillantes. Ce premier livre
autobiographique sera suivi de
deux autres, Waking Up in Toy-
town et I Put a Spell on You (« ré-
veil dans la ville-jouet » et « je t’ai
jeté un sort », 2010 et 2014, non
traduits), ajoutant une troisième
corde à l’arc d’écrivain de John
Burnside, celui de la non-fiction.
En relisant ses derniers livres,
dont Le Bruit du dégel (Métailié,
2018), on se rend compte que, loin
de s’opposer ou de se contredire
comme on a parfois pu le lire, ses
différentes personnalités littérai-
res finissaient par se compléter et
s’enrichir.
Ecrivain musical, dont la prose
était avant tout soutenue par un
rythme – un élan bien particulier
et très fidèlement rendu par sa
traductrice en français, Catherine
Richard –, il avait un talent très
singulier pour rendre justement
la symphonie des voix, des sensa-
Eric Hazan
Ecrivain et éditeur
19 mars 1955 Naissance
à Dunfermline (Ecosse)
1988 « The Hoop »
(non traduit)
2008 « Scintillation »
(Métailié, 2011)
29 mai 2024 Mort
John Burnside
Ecrivain écossais
En 2019. DANIEL ROLAND/AFP
Sarkozy, voit dans ce pamphlet,
dont un exemplaire a été trouvé à
Tarnac, un « manuel de l’insurrec-
tion de l’ultragauche », et une
preuve du rôle de Julien Coupat et
de huit autres personnes dans le
sabotage de caténaires de la SNCF.
Tandis qu’Eric Hazan refuse de ré-
véler l’identité des auteurs du li-
vre, l’affaire débouche sur une re-
laxe générale. Un fiasco politique
et policier, mais un succès pour
Eric Hazan : grâce à la promotion
assurée involontairement par le
pouvoir sarkozyste, L’Insurrection
qui vient se hisse pour des années
en tête des ventes de La Fabrique.
De quoi conforter la rentabilité de
la PME, donc son indépendance.
Après avoir créé sa maison,
comme l’avaient fait son père et
son oncle Emile avant la guerre, il
faut quelques années encore à
Eric Hazan pour qu’il se risque, à
60 ans passés, à devenir aussi
auteur, en signant L’Invention de
Paris. Il n’y a pas de pas perdus
(Seuil, 2002). Une délicieuse
déambulation érudite à travers la
capitale, où l’on croise Hugo,
Nerval, Balzac et Zola, Barbès et
Blanqui, les surréalistes et bien
d’autres. Une vingtaine d’ouvra-
ges suivent ce succès, dont beau-
coup sont consacrés à la capitale
et aux révolutions passées ou à
venir : Chronique de la guerre ci-
vile, Paris sous tension, Le Tu-
multe de Paris (La Fabrique, 2004,
2011 et 2021). Dans Une histoire de
la Révolution française (La
Fabrique, 2012), il prend la dé-
fense de Robespierre, un de ses
héros : « Il a été de tous les bons
combats, a pris position contre la
guerre, contre la peine de mort,
pour que les juifs soient citoyens
français, et n’a mené la Terreur
que dans la douleur. »
A l’occasion, Eric Hazan se fait
également traducteur de textes
anglais, notamment ceux de l’édi-
teur franco-américain André
Schiffrin (1935-2013), en recourant
parfois à un pseudonyme choisi
tout sauf au hasard : Michel
Luxembourg. En souvenir de
Louise Michel et de Rosa Luxem-
burg, évidemment. p
denis cosnard
tions, des impressions transmi-
ses par personnages et paysages,
silences et brouhahas. Ensei-
gnant la création littéraire à l’uni-
versité de St Andrews en Ecosse, il
commit également de nombreux
articles et essais critiques. Son
dernier recueil de poèmes, Ruin,
Blossom (« ruine, floraison », non
traduit), venait justement de pa-
raître en avril 2024. p
nils c. ahl (collaborateur
du « monde des livres »)
26 | carnet SAMEDI 8 JUIN 2024
0123
Edgardo
Cozarinsky
Cinéaste argentin
I
l arrive, parmi les aléas de
la chronique nécrologique,
que certains morts sem-
blent paradoxalement revi-
vre à l’instant de leur départ. Non
que les vivants qu’ils furent dé-
méritassent. Un tarissement d’ac-
tivité, un changement d’orienta-
tion, un âge vénérable expliquent
le plus souvent ce phénomène.
Edgardo Cozarinsky cumule les
trois circonstances. Lui qui avait
connu et fréquenté Jorge Luis
Borges dans sa jeunesse, et qui
avait de l’esprit pour plusieurs,
aurait apprécié la situation.
Ce prototype de l’intellectuel ar-
gentin – né le 13 janvier 1939 à Bue-
nos Aires, mort le 2 juin en sa ville,
à 85 ans – cultiva toujours l’art sub-
til des marges et du contre-pied,
de l’exil et de l’hybridation des
genres. Petit-fils d’immigrés juifs
originaires d’Ukraine, l’amour à
double face des livres et des films
lui vient précocement, et durable-
ment. Hélas, on ne connaît pas en
France la moitié de cette longue et
dense production.
Tout commence par la fréquen-
tation, très tôt, des salles de quar-
tier où il découvre les films hol-
lywoodiens, suivie par des études
de littérature, et bientôt par l’écri-
ture d’essais littéraires et de criti-
ques cinématographiques. Coza-
rinsky, esprit curieux autant
qu’érudit, exerce aussi sa plume
dans le journalisme. En 1970, il se
lance dans un film underground
d’esprit buñuélien dont le héros
est un prêtre d’extrême droite
(Points de suspension, 1970).
En 1974, à 35 ans, sentant peut-être
le vent du péronisme tourner et,
tapie à sa porte, la nasse de plomb
du fascisme argentin, il prend la
poudre d’escampette pour Paris.
Redécouverte du pays natal
Il se tourne alors plus résolument
vers le cinéma. Essais, documen-
taires et fictions jalonnent son
parcours. Parmi eux, quelques
très beaux films ont vivement
marqué, sinon le cours du ci-
néma, du moins la conscience de
ceux qui les découvrirent. Les Ap-
prentis sorciers (1977), thriller ba-
roque dans l’esprit de Raoul Ruiz
et de Jacques Rivette, qui réunit
notamment Dennis Hopper,
Zouzou, Marie-France Pisier, Niels
Arestrup, Pierre Clémenti…
Puis vient La Guerre d’un seul
homme (1981), qui jette un regard
aigu sur l’Occupation à Paris à tra-
vers le montage déconcertant des
images d’archives de la propa-
gande nazie et de la lecture des
journaux parisiens d’Ernst Jun-
ger, officier de la Wehrmacht
aveuglément perdu dans l’épo-
que. L’année 1989 marque par
ailleurs sa redécouverte du pays
natal, avec le western patagonien
Guerriers et captives, inspiré d’un
conte de Borges, qui ourdit une
fiction de l’expansion coloniale
œuvrant à la disparition du pay-
sage des Indiens mapuche.
Le Violon de Rothschild (1996),
par-dessus tout, brode un récit
magnifique autour de l’histoire
vraie d’une mélodie. Soit un jeune
compositeur judéo-russe, Benja-
min Fleischmann, qui trouve la
mort en 1941 durant le siège de Le-
ningrad. Elève de Dmitri Chos-
takovitch, il aura eu toutefois le
temps de faire parvenir au maître
son opéra inachevé. Intitulé Le Vio-
lon de Rothschild, le livret s’inspire
de la nouvelle éponyme d’Anton
Tchekhov publiée en 1894, qui ra-
conte l’histoire d’un autre don de-
vant la mort, celui d’un violoniste
russe léguant son instrument à un
musicien juif. Chostakovitch achè-
vera l’opéra de son élève, qui sera
aussitôt interdit par Staline et joué
pour la première fois en 1968.
Le film, qui prend la forme d’un
triptyque entre reconstitution et
images d’archives, est boulever-
sant car il joue un drame qui se ré-
pète sans perdre jamais de son ac-
tualité, celui de la transmission
contre la barbarie, de l’art contre la
guerre, de l’intelligence contre la
haine. Il n’a pas pris une ride.
En 1999, on diagnostique au réa-
lisateur un cancer. Le choc le fait
bouger. Il se recentre sur l’Argen-
tine, et délaisse un temps le ci-
néma pour la création littéraire. Il
y gagne une réputation d’excel-
lence dans le monde hispano-
phone. Seuls quelques-uns de ses
récits ont été traduits, tels De l’ar-
gent pour les fantômes (Grasset
2014) et Dark (Grasset, 2017). On le
retrouve aussi, inlassable globe-
trotteur culturel, du côté de l’opéra
ou du tango, dont il fut sur la fin de
sa vie un ardent partisan. On aime
à le quitter sur cette image de mi-
longuero juif, cultivant l’élégance
de la fuite dans l’espace. p
jacques mandelbaum
13 JANVIER 1939 Naissance
à Buenos Aires
1974 Quitte l’Argentine
pour la France
1996 Réalise « Le Violon
de Rothschild »
2014 « De l’argent pour
les fantômes » (Grasset)
2 JUIN 2024 Mort
à Buenos Aires
En 2015. SOPHIE BASSOULS/BRIDGEMAN IMAGES
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Le Carnet
AU CARNET DU «MONDE»
Décès
Noémi, Raphaëlle, Sébastien,
ses enfants,
Gaëlle, Nadia, Paddy,
ses belles-illes et gendre,
Antoine, Emma, Loretta, Louison,
Manon, Margaux, Zéphyr,
ses petits-enfants,
et leurs conjoint.e.s, Gaëlle, Jérémy,
Mathieu, Mishi,
Zoé,
son arrière-petite-ille,
Sa famille
Et ses ami.e.s,
ont la tristesse de faire part du décès
de
Catherine « Cathou » BÉDIER,
épouse DESSUS,
survenu le 3 juin 2024,
à Meudon (Hauts-de-Seine).
Une cérémonie laïque a eu lieu le
jeudi 6 juin, à 17 h 15, au crématorium
de Clamart, 104, rue de la Porte de
Trivaux, à Clamart.
Famille Dessus,
5, avenue de Trivaux,
92190 Meudon.
Anne-Marie de Besombes,
née Lanternier,
son épouse,
Marie-Liesse et Serge Verdier,
Amélie et Fabrice Barthélemy,
Matthieu et Cécile de Besombes,
ses enfants,
Louise(enreligionsœurChristophe),
Hippolyte et Emmanuelle, Pierre,
Eliette et Anatole, Thomas, Marin,
Arnaud, Ludivine, Antonin, Théophile
et Gabriel,
ses petits-enfants,
En union avec les familles de
Besombes, Lanternier, Gaultier, Ardant,
Beaudoin, Catta, Haumonté et Hutin,
ont la tristesse de faire part du rappel
à Dieu, dans la paix, de
René de BESOMBES,
ingénieur
ESTP et Génie atomique,
le 28 mai 2024.
La célébration religieuse a eu lieu
le vendredi 31 mai, en l’église Saint-
Lambert de Vaugirard, Paris 15e
.
Il a été inhumé à Pléneuf-Val-André.
313, rue Lecourbe,
75015 Paris.
Mme Chantal Bobillot,
et ses enfants, Damien, Benoit et
Marie-Sara,
font part du décès de
M. Gérard BOBILLOT,
survenu le 29 mai 2024,
à l’âge de soixante-douze ans.
La cérémonie religieuse a lieu ce
vendredi 7 juin, à 14 h 30, en l’église
de Buc (Yvelines).
Thonon-les-Bains (Haute-Savoie).
Anne Camel, Eliane et Etienne
Camel, Brigitte et Nicolas Camel-
Samalens, Julie et Jérôme Camel,
ses enfants,
Valentine, Anouk, Pierre, Marie,
Mathieu, Rose, Gaspard, Jules,
ses petits-enfants,
ont la tristesse de faire part du décès
de
Jean-Paul CAMEL,
ingénieur en chef
à l’École nationale des eaux et forêts
(ENEF, 1961),
survenu à l’âge de quatre-vingt-sept
ans.
Selon ses convictions, il a rejoint
dans l’inconnu,
Ghislaine
(† 1999),
son épouse, qui fut la lumière et le
sel de sa vie pendant quarante ans.
Les obsèques ont eu lieu le 1er juin
2024, dans la stricte intimité familiale.
Ludovique Deriaz-Cesbron,
son épouse,
Juliette, Fabienne et Dominique,
ses illes,
Serge, Xavier et George,
ses beaux-ils,
Garance, Inès, Gabriel, Anouk, Clovis,
Grégoire et Sibylle,
ses petits-enfants,
ont la tristesse de faire part du décès
de
Jean-Louis DERIAZ,
survenu le 4 juin 2024,
à l’âge de quatre-vingt-sept ans.
Lacérémoniereligieuseseracélébrée
le lundi 10 juin, à 14 h 30, en l’église
Saint-Sulpice, Paris 6e
.
Jean-Louis reposera au cimetière
de Notre-Dame-de-Monts (Vendée).
Cet avis tient lieu de faire-part.
Le 4 juin 2024, s’est endormie,
entourée de la tendresse des siens,
Marie-Françoise FERRIÈRE,
née LARROUMETS.
De la part de
Xavier (†), Bénédicte, Nathalie,
Bertrand,
ses enfants,
Victor, Chloé, Valentine, Théophile,
Alexandre, Marion, Matthieu, Arsène,
ses petits-enfants,
Gaspard,
son arrière-petit-ils.
Une messe d’adieu sera célébrée le
mardi 11 juin, à 10 heures, en l’église
Saint-Jacques-du-Haut-Pas, 252, rue
Saint-Jacques, Paris 5e
.
M. Adrien Goetz,
président,
M. Laurent Petitgirard,
secrétaire perpétuel,
Les membres et correspondants
de l’Académie des beaux-arts,
Le personnel de la Maison et des
jardins de Claude Monet – Giverny,
ont la tristesse de faire part du décès
de leur confrère,
Hugues R. GALL,
membre de la section
des membres libres
de l’Académie des beaux-arts,
membre de l’Institut,
commandeur
de la Légion d’honneur,
grand oicier
de l’ordre national du Mérite,
commandeur de l’ordre
des Palmes académiques
commandeur
de l’ordre des Arts et des Lettres,
croix de commandeur
de l’ordre du Mérite de la
République fédérale d’Allemagne,
bourgeois d’honneur de Genève,
survenu le samedi 25 mai 2024,
à l’âge de quatre-vingt-quatre ans.
Ses obsèques seront célébrées
en l’église Saint-Roch, 296, rue Saint-
Honoré, Paris 1er, le mardi 11 juin, à
16 heures.
L’inhumation aura lieu le jeudi
13 juin, à 11 h 30, au cimetière de
Giverny (Eure).
Ni leurs ni couronnes.
Cet avis tient lieu de faire-part.
Académie des beaux-arts,
23, quai de Conti,
75006 Paris.
Mme Marie-Hélène Garrigues,
son épouse,
Judith et Alexandre,
sa ille et son gendre,
Melchior,
son ils,
Milo et Kiara,
ses petits-enfants
Et les familles Garrigues, Joutard
et Ahounou,
ont la douleur de faire part du décès
de
M. Emmanuel GARRIGUES,
né le 2 décembre 1943,
maître de conférence émérite,
sociologue, écrivain, photographe,
survenu le 1er juin 2024.
Une cérémonie religieuse sera
célébrée le 12 juin, à 14 h 30, en l’église
Saint-Jean-Baptiste de Belleville,
Paris 19e
, suivie de l’inhumation.
Isabelle Dangeard,
Séverine et Luc Chikhani,
ses sœurs et beau-frère,
leurs enfants
et petits-enfants,
Anne et Nicolas Pactet,
ses cousins,
ont la tristesse de faire part du décès
de
Jean-François PACTET,
ambassadeur de France
au Sri Lanka et aux Maldives,
survenu soudainement le dimanche
26 mai 2024, à Colombo (Sri Lanka), à
l’âge de cinquante-trois ans.
Lacérémoniereligieuseseracélébrée
le 11 juin, à 10 h 30, en l’église Notre-
Dame d’Auteuil, Paris 16e
.
Alexandra et Laurent Tournier
et leurs enfants,
Olivier Parisot,
ses enfants
et sa compagne,
Bénédicte Parisot,
Philippe et Monique Letourmy
et leurs enfants,
ont la tristesse de faire part du décès
du
docteur Claude PARISOT,
survenu à l’âge de quatre-vingt-onze
ans.
Une cérémonie religieuse sera
célébrée le 11 juin 2024, à 14 h 30, en
l’église Saint-Pierre-du-Gros-Caillou,
Paris 7e
.
Josette Pernès,
son épouse,
Sylvie et Laurent Bennet,
sa ille et son gendre,
Amélie et Cyprien,
ses petits-enfants,
Geneviève Maquart,
Nicole et Jean Langlois,
ses belles-sœurs et beau-frère,
Bruno et Bénédicte Maquart, Marie
Cosmao-Dumanoir, Mathieu Langlois,
Sophie, Karine et Brieuc Pernès,
ses neveux et nièces,
ont la tristesse de faire part du décès
de
Pierre PERNÈS,
ingénieur général du génie rural,
des eaux et des forêts (IGREF),
survenu le 1er juin 2024,
à l’âge de quatre-vingt-huit ans.
La cérémonie d’adieu aura lieu
le lundi 10 juin, à 11 h 45, au
crématorium du parc de Clamart
(Hauts-de-Seine).
L’École d’histoire de la Sorbonne,
L’équipe Islam médiéval de l’UMR
Orient & Méditerranée,
ont la tristesse d’annoncer le décès,
survenu le 1er juin 2024, de leur
collègue
Christophe PICARD,
professeur émérite
d’histoire médiévale,
spécialiste d’histoire
de l’Islam et de la Méditerranée,
chevalier dans l’ordre
des Palmes académiques,
ancien vice-président du jury
de l’agrégation d’histoire
et de la section 21 du CNU.
Manuela Picard,
son épouse,
Benjamin et Alexandre,
ses enfants,
Sébastien,
son frère,
ont la tristesse de faire part du décès
de
M. Christophe, Philippe,
Charles PICARD,
professeur des Universités,
professeur émérite
d’histoire médiévale
à l’université Paris 1 –
Panthéon-Sorbonne,
chevalier dans l’ordre
des Palmes académiques,
survenu le 1er juin 2024, à Toulouse.
La cérémonie des obsèques se
tient ce vendredi 7 juin, à 14 h 30,
en l’église Sainte-Jeanne-d’Arc de
Versailles.
L’inhumation a lieu à 16 h 30, au
cimetière de Montreuil, à Versailles,
dans l’intimité.
Hélène Aubart, née Rozenwaig,
Marthe Jallon, née Rozenwaig,
Boris Rozenwaig
et leurs familles,
ont la tristesse de faire part du décès
de
Régina ROZENWAIG,
survenu le 2 juin 2024, à Paris, à l’âge
de quatre-vingt-cinq ans, des suites
d’une longue maladie.
La famille remercie chaleureu-
sement tous.tes les soignant.e.s pour
leur gentillesse et leur engagement,
ainsi que toutes les personnes qui
l’ont aidée à supporter cette épreuve
et à partir en toute sérénité.
Eve Patris Schaefer,
sa ille,
Antonin, Tristan, Violaine,
ses petits-enfants,
ont la tristesse de faire part du décès
de
Marie-Claire SCHAEFFER.
La cérémonie religieuse sera
célébrée le mercredi 12 juin 2024,
à 10 h 30, en la basilique Notre-
Dame-des-Victoires, 7, place des
Petits-Pères, Paris 2e
, suivie de
l’inhumation, à 14 h 30, au cimetière
de Delincourt (Oise).
Souvenirs
Colloque
Ses douze arrière-petits-enfants
vous remercient d’avoir une pensée
pour
Louise FOULON-ROPARS,
inirmière d’un maquis en 1944,
première assistante sociale
des étudiants bretons,
entrée dans son éternité, le 6 juin
1969.
Son mari, le
professeur Charles FOULON,
médaille de la Résistance française,
est inhumé près d’elle à Saint-Malo,
depuis février 1997.
A la mère de leurs trois enfants, il
avaitécrit: « pour tous les deux, sur terre
et au-delà, se lève une aurore éternelle,
un soleil de toujours. »
Une notice Louise Foulon-Ropars
est à lire sur https://www.wiki-rennes.
fr/Matrimoine
charles-louisfoulon@orange.fr
Le 6 juin 2021, nous quittait
Michel HOST.
A lui nos pensées attristées.
Sa famille,
Ses proches amis.
Communication diverse
Les Mardis de la Philo
et les Facultés Loyola Paris
proposent une journée de rélexion,
le 13 juin 2024,
de 9 heures à 17 h 30
L’Intelligence Artiicielle
et l’humain :
des liaisons dangereuses ?
Focus sur la défense et la santé
réunissant praticiens de l’IA
et philosophes,
Alexeï Grinbaum,
le général (2S) Charles Palu,
Asma Mhalla,
le professeur Guillaume Assié,
Le docteur Julien Vibert,
Laurence Devillers,
Jean-Michel Besnier,
Eric Charmetant,
Romain Leroy-Castillo,
Raphaelle Taub,
Stéphane Ragusa.
Informations et inscription :
lesmardisdelaphilo.com
ou Tél. : 06 77 66 09 55.
L’Institut Pierre Mendès France
organise un colloque
1954-17 juin-2024
Il y a soixante-dix ans
le gouvernement
de Pierre Mendès France ;
une démocratie en actes,
le lundi 17 juin 2024,
9 heures – 19 heures,
salle Victor Hugo,
101, rue de l’Université,
75007 Paris.
Organisé par Françoise Chapron,
Vincent Duclert, Robert Frank,
Sabine Jansen.
Avec Marc-Olivier Baruch,
Gérard Bossuat, Alain Chatriot,
Joan Mendès France, Guia Migani,
Emilia Robin, Eric Roussel,
Perrine Simon-Nahum,
Jean François Sirinelli,
Georges Henri Soutou,
Frederic Turpin, Philippe Vial.
Inscription impérative
avant le 13 juin 2024
sur www.mendes-france.fr
Actualités colloque /
formulaire de contact.
IPMF, 60, rue des Francs Bourgeois,
75003 Paris.
contact@mendes-france.fr
0123
SAMEDI 8 JUIN 2024 IDÉES | 27
Le professeur de
sciences politiques
décrypte l’évolution
du phénomène de la
campagne électorale
dans le contexte des
élections européennes
ENTRETIEN
P
rofesseur de sciences politiques
à l’université de Lille et cher-
cheur au Centre d’études et de re-
cherches administratives, politi-
ques et sociales, le politiste Rémi
Lefebvre, qui a récemment coor-
donné l’ouvrage collectif Des élus déclas-
sés ? avec le sociologue Didier Demazière
(PUF, 132 pages, 11 euros), analyse les évolu-
tions sur le long terme de ce phénomène
médiatique et politique qu’est la campa-
gne électorale.
Cette campagne européenne vous
semble-t-elle se distinguer des
autres campagnes électorales ?
Ce qui est très frappant à mes yeux, c’est
de voir que les enjeux propres à cette
campagne sont invisibilisés. Cela est sou-
vent le cas pour les élections dites de se-
cond rang : leurs enjeux spécifiques sont
rarement clarifiés, et les campagnes qui
les précèdent sont détournées par les ac-
teurs politiques pour capter l’intérêt des
électeurs. Les élections régionales, locales
ou européennes sont ainsi souvent abor-
dées par le prisme national, ce qui ali-
mente une certaine confusion et, à terme,
une forme de désintérêt chez les élec-
teurs. Bien sûr, il faut prendre garde à ne
pas idéaliser le passé – la nationalisation
des élections intermédiaires est une ten-
dance ancienne –, mais ce phénomène
s’est fortement accentué : on n’a, par
exemple, jamais vu un président de la Ré-
publique s’impliquer autant lors d’élec-
tions européennes.
Un autre phénomène important à mes
yeux, c’est le fait que les campagnes soient
médiatiquement de plus en plus « parasi-
tées » par des événements extérieurs,
comme si le temps de campagne n’était
plus en rien sanctuarisé. Cela est lié d’un
côté aux logiques structurelles de l’agenda
médiatique – un thème chasse l’autre – et
à des stratégies d’instrumentalisation.
Pour cette campagne européenne, par
exemple, La France insoumise joue la
carte de la guerre menée par Israël à Gaza
– un thème dont les liens avec l’Europe ne
sont pas évidents –, tandis que Jordan
Bardella fait de ces élections un référen-
dum anti-Macron.
Le mécanisme de décantation par lequel
des thèmes saillants se détachent lors
d’une campagne n’a dès lors plus lieu. Il
n’y a plus de hiérarchisation des enjeux.
Souvenez-vous : la campagne présiden-
tielle de 2002 était axée sur l’insécurité ;
en 2007, c’était la valeur travail qui était au
cœur des débats avec le slogan « travailler
plus pour gagner plus ». En 2017, le thème
de campagne d’Emmanuel Macron était la
nouveauté. Désormais, il ne semble plus y
avoir de thème pour polariser les débats,
ce qui ne favorise pas l’intérêt pour la poli-
tique puisque les gens ne disposent pas
d’une question à laquelle se raccrocher.
Une campagne électorale est-elle,
pour les sciences politiques, un objet
identifiable ?
L’idée de campagne électorale suppose
d’abord l’existence d’un temps de « non-
campagne » : c’est une séquence qui
s’ouvre lorsqu’une élection est imminente,
et qui s’achève peu après sa tenue. Du
point de vue de la théorie démocratique,
elle a pour fonction d’offrir une délibéra-
tion collective autour de programmes et
de positions politiques pour éclairer les ci-
toyens, et qu’ils puissent exercer leur rôle
d’électeur en connaissance de cause. Cette
séquence est aussi caractérisée par une in-
tense mobilisation des partis : elle se dis-
tingue du temps routinier de la vie politi-
que parce que les partis activent alors leurs
réseaux, leurs ressources, leurs militants.
Enfin, la campagne est caractérisée par la
disponibilité des électeurs à la politique :
elle constitue un moment où environ la
moitié des citoyens sont davantage « dis-
ponibles mentalement » pour suivre atten-
tivement l’actualité politique et les débats.
Si la période de campagne dite « offi-
cielle », encadrée par des règles strictes,
commence environ deux semaines avant
une élection, elle est précédée par une
autre séquence durant laquelle les acteurs
politiques, les militants, les médias, les
électeurs se mobilisent et dont il est diffi-
cile de dire quand elle commence exacte-
ment. Or aujourd’hui, le « déclic » – l’accord
tacite qui ouvre cette première période po-
litique et médiatique – se fait de plus en
plus tardivement, voire ne se fait plus.
Comment cela est-il sensible ?
Nous avons notamment des données
sur le temps et la place que les médias
consacrent aux campagnes et sur l’Audi-
mat des débats. Or ce traitement médiati-
que est plus tardif et moins intense
qu’autrefois. Le temps consacré aux cam-
pagnes électorales sur les chaînes de télé-
vision généralistes recule à chaque élec-
tion depuis le début des années 2000.
Et les quelques débats télévisuels qui
sont encore organisés sont quant à eux de
moins en moins suivis, hormis le débat de
second tour de la présidentielle, alors
qu’ils faisaient partie intégrante du rituel
électoral. Et encore : près de 15,6 millions
de téléspectateurs ont regardé le débat
Marine Le Pen-Emmanuel Macron
en 2022, soit la pire audience de ce type
d’émission depuis sa création, en 1974.
A quelles tendances politiques de fond
attribuez-vous ce raccourcissement
– voire cette disparition – de la campa-
gne électorale ?
Nous l’avons dit, la campagne corres-
pond à un moment « d’activation » de l’in-
térêt des citoyens pour la politique. Sur la
période récente, la capacité de mobili –
sation des partis politiques a pourtant con-
sidérablement reculé. Ceux-ci ont même
du mal à produire des assesseurs pour les
dépouillements tant la main-d’œuvre mili-
tante est rare : il n’y a jamais eu aussi peu
de militants dans les partis. Or, lors d’une
campagne, les ressources militantes sont
absolument essentielles.
C’est ce que montrent les travaux de Cé-
line Braconnier, spécialiste de l’abstention
en France : les milieux populaires, en par-
ticulier, sont très sensibles aux dispositifs
d’activation de l’intérêt pour la politique
par les médiations interpersonnelles. Cela
signifie que, dans ces milieux, voter est
très souvent le résultat d’incitations fami-
liales, ou venues du cercle proche, de mili-
tants, de figures publiques, de proximité…
La disparition de ce travail de mobilisa-
tion mené par les militants, notamment à
la gauche, est une des causes de l’éloigne-
ment des citoyens de l’élection. Il n’y a
plus de médiation entre leur vie, leurs pré-
occupations personnelles et la campagne
électorale. Ce qui était censé être un temps
de délibération collective devient un dé-
bat mené dans l’entre-soi des plus politi-
sés, des plus éclairés, mais ne touche pas
la société dans son ensemble.
Plus largement, pour comprendre cette
diminution du temps de la campagne – ou
sa disparition –, il faut se souvenir que
l’élection est un rituel collectif par lequel la
communauté politique se met en mouve-
ment, et dont la dramaturgie comprend
toute une symbolique de la participation.
Le raccourcissement de la campagne va de
pair avec l’essoufflement de ce rituel,
auquel de moins en moins de gens partici-
pent : auparavant, la figure du citoyen – fi-
gure à laquelle chacun était socialisé, et qui
était donc intériorisée par le plus grand
nombre – impliquait une norme d’atten-
tion et une norme de participation à la po-
litique. Aujourd’hui, beaucoup de gens ne
se prennent plus au jeu de la campagne
parce qu’ils ne se prennent plus au jeu de
l’élection. Si la défiance règne, comme c’est
le cas actuellement, il faut d’autant plus de
travail pour enrôler les citoyens et les ame-
ner à s’intéresser aux élections.
D’autant que l’offre politique
s’est complexifiée…
En effet, et de façon considérable. Cela est
d’abord dû à la fragmentation partisane,
une tendance longue de la Ve
République :
depuis les années 1970, celle-ci est allée en
s’accentuant, à gauche comme à droite – et
même à l’extrême droite, qui compte
aujourd’hui trois partis : le Rassemblent
national, Reconquête ! et Debout la France.
Ajoutons à cela les écologistes, Renais-
sance… Avec cette explosion et cette frag-
mentation de l’offre politique, il est devenu
beaucoup plus coûteux pour les électeurs
de s’intéresser aux campagnes qu’avant.
En effet, le vote a longtemps été struc-
turé par l’identification partisane : la
corrélation était très forte entre les deux.
Aujourd’hui, cette proximité partisane a
disparu ; les gens ne se sentent plus « pro-
ches » d’une famille politique, et l’électo-
rat est devenu beaucoup plus volatil. Les
« automatismes » ont disparu : dès lors,
alors même que l’intérêt pour la politique
baisse de manière générale, à chaque
échéance électorale, les électeurs doivent
redoubler d’attention, analyser le posi-
tionnement des partis sur le spectre gau-
che-droite, comprendre les systèmes d’al-
liance souvent complexes et différents
d’une élection à l’autre, déchiffrer les
conflits qui déchirent la gauche… Nous
disposons d’enquêtes qualitatives très
précises sur le sujet qui montrent à quel
point beaucoup de citoyens ont la sensa-
tion de ne plus rien comprendre à la poli-
tique. Pour eux, le coût d’entrée cognitif
dans les campagnes s’est élevé.
Contrairement aux autres élections,
l’élection présidentielle continuer
à susciter de l’intérêt chez
les citoyens. A quoi attribuez-vous
ce « décrochage » ?
Cela tient en partie au fait que l’élection
présidentielle est facilement « lisible » : l’of-
fre politique y est souvent claire, le nom-
bre de candidats est restreint, les enjeux
sont identifiables, les règles en sont bien
connues par les citoyens. Les autres élec-
tions ne bénéficient pas d’une telle lisibi-
lité, bien que pour des raisons différentes.
L’inversion du calendrier a été très néfaste
de ce point de vue pour les élections légis-
latives. En ce qui concerne les élections lo-
cales, le fait que les élections régionales
aient lieu le même jour que les élections
départementales brouille la compréhen-
sion des compétences de chaque échelon,
par ailleurs mal identifié par les électeurs.
Les élections municipales sont désormais
éclipsées par les élections intercommuna-
les. Les élections européennes, tradition-
nellement abordées comme des élections
de second rang, ont des règles du jeu spéci-
fiques peu connues des électeurs…
Quelles conséquences
cette disparition du temps de
la campagne pourrait-elle avoir ?
Les campagnes sont censées être des
moments de mobilisation massive – c’est-
à-dire que ce sont aussi des moments de
socialisation politique, durant lesquels de
nombreux citoyens font l’apprentissage
de la politique en s’y exposant fortement.
Structurellement, leur affaiblissement va
contribuer à l’éloignement des citoyens de
ces sujets et de l’élection.
Or celle-ci est le mécanisme central de la
démocratie représentative. Nous sommes
dans un système politique – et c’est la criti-
que qu’on peut lui faire – dans lequel la lé-
gitimité des gouvernants s’acquiert prin-
cipalement par l’élection… et par la cam-
pagne qui la précède. Souvenons-nous
qu’en 1974, Valéry Giscard d’Estaing a été
élu avec moins de 51 % des voix. Pour
autant, le nouveau président n’avait pas
vu sa légitimité contestée, car lors de ce
temps de délibération collective, certaines
questions avaient été tranchées. Le non-
investissement des politiques, des médias
et des citoyens dans la campagne et dans
l’élection aboutit à l’avènement de repré-
sentants dont la légitimité est infiniment
plus fragile et par là même contestable. p
propos recueillis par
marion dupont
SI LA DÉFIANCE
RÈGNE, COMME
C’EST LE CAS
ACTUELLEMENT,
IL FAUT D’AUTANT
PLUS DE TRAVAIL
POUR ENRÔLER
LES CITOYENS
ET LES AMENER
À S’INTÉRESSER
AUX ÉLECTIONS
YANN LEGENDRE
Rémi Lefebvre « La période
de campagne électorale
s’ouvre de plus
en plus tardivement,
voire ne s’ouvre plus »
28 | idées SAMEDI 8 JUIN 2024
0123
LE LIVRE
LE RÊVE ASSASSINÉ
D’UN GRAND
CHEF KURDE
La colombe et le corbeau | par serguei
L
e 13 juillet 1989, en fin d’après-midi, le chef des Kur-
des iraniens et l’un de ses adjoints entrent dans un
appartement bourgeois de Vienne, au 5, Linke Bahn-
gasse. Ils ont rendez-vous avec trois représentants
de la République islamique. Téhéran veut négocier, leur
a-t-on dit. Sous la houlette d’Abdul Rahman Ghassemlou,
secrétaire général du Parti démocratique du Kurdistan
d’Iran (PDKI), une partie de la région kurde du pays est
toujours en état de semi-rébellion. La nuit, les forces ira-
niennes, massivement déployées sur place, ne contrôlent
plus grand-chose.
Le nouveau président, Hachémi Rafsandjani, veut faire la
paix. Lui et le Guide suprême, l’ayatollah Ruhollah Kho-
meyni, sont occupés à reconstruire l’Iran après près de
huit ans de guerre contre l’Irak. Le contact avec Ghas-
semlou a été établi grâce à Fadhil Rassoul, un immigré
kurde irakien en Autriche qui a la con-
fiance de Téhéran et celle du chef kurde.
Les trois envoyés du gouvernement ira-
nien sont arrivés les premiers. Mais ce ren-
dez-vous est un piège.
A peine les Kurdes entrent-ils dans l’ap-
partement qu’ils tombent sous une pluie
de balles : Ghassemlou, son ami Abdullah
Ghaderi et l’intermédiaire Rassoul sont
tués – dix-huit douilles sont retrouvées à
terre. L’histoire ne pourrait être qu’un cha-
pitre dans la malheureuse saga du peuple
kurde et, après tout, elle relève d’une des
pratiques politiques coutumières de la
théocratie iranienne : l’assassinat systé-
matique de ses opposants, en Iran et à
l’étranger. Mais cette histoire est beau-
coup plus – du seul fait de la personnalité
de Ghassemlou.
L’homme qui s’écroule dans l’apparte-
ment viennois a une stature particulière. Il
n’est pas qu’un chef de guérilla. Ce fils
d’une riche famille kurde est passé par
l’université de Prague et par la Sorbonne.
Docteur en économie, il parle une demi-douzaine de lan-
gues. Il est profondément démocrate, tolérant, à cheval en-
tre plusieurs cultures, aussi à l’aise pour nous réciter à Té-
héran, en fin de repas en 1979, un poème persan que pour
donner une conférence à Paris.
Silhouette haute et imposante, Ghassemlou a la poignée
de main franche, une courtoisie toute mâtinée d’humour,
la moustache étirée par le sourire – un grand seigneur. Il
n’était pas seulement respecté chez les siens. Beaucoup
d’Iraniens – d’origines perse, azérie ou autre – rêvaient de
le voir jouer un rôle à Téhéran. Difficile de passer une soi-
rée avec lui sans déceler chez Ghassemlou quelque chose
d’un homme d’Etat.
Un chef dangereux parce que modéré
Ce 13 juillet 1989 pèse dans le Moyen-Orient contemporain.
Il s’inscrit dans le récit d’une tragédie singulière – celle de
30 millions de Kurdes, peuple privé d’Etat au lendemain de
la première guerre mondiale et installé aux frontières de
l’Iran, de l’Irak, de la Turquie et de la Syrie. Et, comme pour
ajouter au malheur, cette histoire n’est pas, ou pas assez, ra-
contée. Avec cet Impossible Kurdistan. Du rêve inachevé à
l’assassinat du leader kurde Ghassemlou, la journaliste vé-
nézuélienne Carol Prunhuber comble un vide énorme. En-
fin traduit en français (Perrin, 600 pages, 26 euros), ce livre
est un monument d’histoire immédiate, un ouvrage de ré-
férence, le document le plus accessible pour qui veut com-
prendre l’histoire du peuple kurde.
Carol Prunhuber brosse un émouvant portrait de Ghas-
semlou et, à la façon de l’enquête policière, elle reconstruit
le crime de la Linke Bahngasse, son « avant » comme son
« après ». Ces chapitres-là complètent l’enquête signée en
août 1989 par notre confrère de Libération Marc Kravetz
(1942-2022) et que l’Institut kurde de Paris réédite ce prin-
temps – Enquête sur l’assassinat d’Abdul Rahman Ghas-
semlou (58 pages, 5 euros).
Mais, dans un savant montage, le livre de Carol Prunhu-
ber chemine aussi dans chacun des grands épisodes du
mouvement national kurde, des années 1920 à
aujourd’hui. C’est un livre-repère, puissant et didactique.
Prunhuber et Kravetz portent le même diagnostic. Aux
yeux de Téhéran, le chef du PDKI était dangereux parce
que modéré. Son slogan, « Démocratie pour l’Iran, autono-
mie pour le Kurdistan [iranien] », tirait les leçons du passé.
Auprès d’Etats arabes à l’identité peu assurée, auprès
d’une République islamique alors inquiète de son avenir,
l’émancipation kurde, la reconnaissance d’une singularité
ethnique et culturelle, bref, la préservation d’une civilisa-
tion minoritaire dans l’ensemble moyen-oriental, devait
s’exprimer dans le respect des frontières existantes – ce
que réussira plus tard le gouvernement autonome du
Kurdistan d’Irak.
Il fallait tuer Ghassemlou parce qu’il ne demandait pas
l’impossible : arrêtés, les « envoyés » de Téhéran furent
lâchement libérés par l’Autriche, qui craignait une cam –
pagne d’attentats. Au cours de ses entretiens avec le chef
kurde, Carol Prunhuber le supplia d’écrire sur sa vie et sur
le destin du peuple kurde. « Je n’ai pas le temps, disait-il,
mais toi, promets-moi de le faire. » Promesse magistra –
lement tenue. p
alain frachon
L’IMPOSSIBLE KURDISTAN.
DU RÊVE INACHEVÉ
À L’ASSASSINAT DU LEADER
KURDE GHASSEMLOU
de Carol Prunhuber,
Perrin, 600 pages, 26 euros
suite de la première page
Au pouvoir dans plusieurs pays, à ses
portes dans d’autres, ces partis d’ex-
trême droite affichent une entente de
façade et des programmes en trom-
pe-l’œil qui ne peuvent guère entrete-
nir d’illusions sur les conséquences de
leur éventuelle prise de contrôle des
institutions : l’affaissement de l’Union
et de ses valeurs communes, l’affai-
blissement de chaque nation, rendue
à son isolement, les conflits ajoutés
à la guerre qui frappe de nouveau no-
tre continent.
Dans la grande perte de repères qui
caractérise notre époque, à quoi re-
connaît-on l’ampleur et l’imminence
d’un danger ? A la vigueur de sa néga-
tion. De la même manière que la ca-
tastrophe climatique en cours conti-
nue d’être mise en doute, cette me-
nace politique majeure ne cesse d’être
relativisée. L’expression « extrême
droite » en vient aujourd’hui à être at-
taquée, alors que des politistes et des
polémistes rivalisent d’imagination
pour trouver de nouvelles dénomina-
tions qui maquillent l’histoire et les
obsessions persistantes de ces forma-
tions. Des chaînes de télévision ou des
journaux réputés s’emploient à ré-
duire les derniers obstacles qui gêne-
raient la circulation des idées considé-
rées encore récemment comme hon-
teuses. L’opinion, y compris au sein
des cercles dirigeants, s’acclimate peu
à peu au sentiment que tout cela ne
serait pas si grave.
Funeste aveuglement. Car quels que
soient les noms que l’on invente, quel-
les que soient les périphrases que l’on
emploie, cette banalisation s’opère
autour d’un axe immuable : l’extrême
droite continue de se construire sur la
constitution d’un bouc émissaire, sur la
stigmatisation des étrangers et sur le
rejet de catégories entières de la popu-
lation. Loin de défendre nos nations, ce
système ne peut que corrompre les fon-
dements de nos démocraties.
Les partis nationalistes en lice pour
ces élections européennes ont eux-
mêmes largement contribué à cette
minimisation des risques qu’ils repré-
sentent. D’abord en laissant croire
qu’ils seraient capables de constituer
un front durablement uni au sein des
institutions de l’Union. Rien n’est
moins garanti. Il suffit de se souvenir à
quelle vitesse, après l’agression de
l’Ukraine par la Russie, la Pologne s’est
éloignée de la Hongrie, pays dont elle
était jusqu’alors si proche dans le
groupe de Visegrad, pour mesurer à
quel point ces conglomérats d’égoïs-
mes nationaux ne restent jamais co-
hérents. Le repli derrière ses frontières
nuit fatalement aux compromis indis-
pensables à toute politique commune.
Mais la plus grande tromperie est
historique. C’est d’être arrivé à faire
croire que la victoire s’impose naturel-
lement au moment même où les
choix stratégiques s’effondrent. Au
cours des cinq années qui viennent de
s’écouler depuis la précédente élec-
tion, l’Union européenne (UE), tant
honnie, tant combattue par chacun de
ces partis, n’a jamais paru aussi utile,
autant nécessaire. C’est évident face à
la guerre déclenchée par Vladimir
Poutine en Ukraine. C’est flagrant face
à la montée en puissance chinoise, et
peut-être face aux adaptations dou-
loureuses qu’imposerait un retour de
Donald Trump à la Maison Blanche.
C’est tout aussi vrai face au risque de
nouvelles pandémies, comme l’a dé-
montré celle du Covid-19, que face à la
crise climatique, même si, sur ce
point, la volonté est en train de se relâ-
cher dangereusement.
Faillite stratégique
Alors qu’ils ont sous les yeux les effets
délétères du Brexit – déclenché par
une clique de responsables politiques
très proches des listes d’extrême
droite qui briguent leurs suffrages sur
le continent –, les Européens considè-
rent dans leur très grande majorité, se-
lon plusieurs études, que leur pays a
bénéficié de l’Union. En dépit de ses
erreurs de conception, de ses défauts
de fonctionnement, des ratés actuels
de son moteur franco-allemand, l’UE
paraît infiniment plus pertinente
aujourd’hui qu’elle pouvait l’être au
début de ce siècle.
De ce point de vue, la métamor-
phose de la présidente du conseil ita-
lien, Giorgia Meloni, en bonne élève
de Bruxelles, après avoir compté
parmi ses critiques les plus virulentes,
vaut comme un acte de reddition.
Beaucoup moins habile, le pro-
gramme défendu en France par Jor-
dan Bardella, tête de liste du Rassem-
blement national (RN), plein de faux-
semblants et de contradictions,
ressemble davantage à un aveu d’im-
puissance. Dès lors, pourquoi voter,
aussi massivement que les sondages
le pressentent, pour des partis qui se
sont toujours trouvés à contresens de
la logique et de l’histoire de l’Union
européenne, et aujourd’hui à rebours
du regain d’intérêt qu’elle suscite ?
En France, de nombreux facteurs, so-
ciaux, économiques, culturels, peu-
vent expliquer l’avance promise à la
liste conduite par Jordan Bardella, au-
delà de l’engouement circonstanciel
qui s’est fixé sur sa personnalité lisse.
Mais si l’on s’en tient au strict champ
politique, les responsabilités peuvent
être réparties sur l’ensemble du spec-
tre. A droite, il reste à écrire le très long
récit de la faillite stratégique, intellec-
tuelle et morale qui a conduit, depuis
des années, à s’aligner sur les thèmes
de l’extrême droite, au point de paraî-
tre les répéter en léger différé. En dépit
d’une campagne digne, François-Xa-
vier Bellamy ne peut que constater les
dégâts : la place est maintenant occu-
pée, la crédibilité a changé de camp.
Un peu plus au centre, le président
de la République se retrouve con-
fronté à l’échec de l’un de ses objectifs
affichés, la diminution du vote RN et
de ses causes, sur son terrain de prédi-
lection, l’Europe. De fait, sa stratégie,
ces dernières années, oscillant sans
cesse entre condamnation et course-
poursuite sur ses thématiques, n’a ja-
mais compensé le rejet de sa personne
et de sa pratique du pouvoir, facteur
majeur de vote protestataire d’après
nombre d’études. De la même ma-
nière que la suractivité maladroite de
Gabriel Attal n’a jamais aidé la tête de
liste de la majorité, Valérie Hayer, au
cours de cette campagne.
Tout à gauche enfin, le problème est
venu de La France insoumise et du
choix de son leader, Jean-Luc Mélen-
chon, de placer le conflit israélo-pales-
tinien au centre de la campagne euro-
péenne. Si atroce soit la litanie des
morts à Gaza, sous les bombes de l’ar-
mée israélienne, après les massacres
du 7 octobre 2023 commis par le Ha-
mas, cette imposition d’un thème
presque unique à la campagne appa-
raît aussi artificielle que lorsque l’ex-
trême droite s’efforce de restreindre le
débat aux questions d’immigration et
de sécurité. De multiples provoca-
tions et outrances ont de plus été for-
mulées à ce sujet, au risque d’alimen-
ter un antisémitisme qui n’est absolu-
ment pas « résiduel » en France
contrairement à ce qu’a cru bon
d’avancer M. Mélenchon. Si elle per-
dure, cette conception d’un engage-
ment sectaire et clientéliste, renforcée
pendant la campagne par des atta-
ques incessantes contre le principal
rival, Raphaël Glucksmann, tête de
liste du Parti socialiste et de Place pu-
blique, réduira durablement à néant
les chances de parvenir au pouvoir,
tout en renforçant dangereusement
celles d’y légitimer l’extrême droite.
Il faut souhaiter que cette agitation
ne détourne pas les innombrables in-
décis ou indifférents à ce scrutin et
qu’ils puissent se mobiliser pour con-
jurer in extremis, dans les urnes, le pé-
ril d’une Union européenne paralysée
par l’extrême droite. p
jérôme fenoglio
(directeur du « monde »)
1
ÉDITORIAL
FACE AU PÉRIL DE
L’EXTRÊME DROITE,
UN FUNESTE
AVEUGLEMENT
0123
SAMEDI 8 JUIN 2024 0123 | 29
A quoi ressemble une
femme belle ? On peut
imaginer les mines af-
fligées devant une
question aussi stupide. Le pro-
blème est que beaucoup se la po-
sent depuis que l’intelligence arti-
ficielle (IA) occupe les esprits, et les
algorithmes nos ordinateurs. Car
les réponses font tourner l’écono-
mie, les médias, les chercheurs, les
artistes et les têtes. Elles n’ont ja-
mais été aussi problématiques.
Le Washington Post a demandé à
trois acteurs majeurs de l’image
générée par IA (Midjourney, Sta-
ble Diffusion et DALL-E, du groupe
OpenAI) de lui fournir des centai-
nes d’images à partir de questions
sur le visage et la morphologie du
corps féminin, avant de les analy-
ser dans son édition du 31 mai.
L’IA a une réponse bien précise
quand on lui donne pour instruc-
tion de cerner la « beauté » d’une
femme : visage jeune, peau claire
et lisse, nez retroussé, pommet-
tes saillantes, maquillage appuyé,
cheveux longs et légèrement
bouclés, poitrine ronde, hanches
fines, robe fastueuse au décolleté
sexy. Ce profil de Barbie est ac-
centué par le concours de « Miss
IA », organisé le 10 mai par le site
Fanvue, avec dans le jury deux
mannequins virtuelles – il en
existe de plus en plus –, dont l’es-
pagnole Aitana Lopez, qui gagne
(ou plutôt dont le créateur gagne)
10 000 euros par mois. C’est car-
rément sexué : jambes intermi-
nables, taille fine, fesses généreu-
ses, gros seins.
Il est surprenant que ces résul-
tats puissent surprendre. Il n’a
pas fallu attendre l’IA, et même
pas l’Internet, pour que la mode,
les concours de Miss, l’imagerie
publicitaire, le cinéma, la photo-
graphie, les magazines, l’industrie
cosmétique, la chirurgie esthéti-
que, et on en oublie, définissent
un modèle de beauté ébauché par
des sculpteurs sous l’Antiquité.
Ce qui est nouveau, c’est l’inten-
sité et la radicalité. Avec l’IA, les
stéréotypes visuels, sur la beauté
et d’autres sujets, s’imposent de
façon exponentielle dans l’indus-
trie du divertissement, les réseaux
sociaux et le marketing. Avant
l’Internet, toutes sortes de créatifs,
des hommes, mais aussi des fem-
mes, étaient chargés de faire tour-
ner le marché de la séduction
féminine, parfois avec talent.
Aujourd’hui, derrière le parfait
bouc émissaire que constitue l’IA,
se cachent des banques conser-
vant des milliards d’« images sour-
ces », impersonnelles, tirées de
l’Internet, dont une partie non né-
gligeable du champ pornographi-
que, que des programmateurs, es-
sentiellement des hommes, vont
mixer et associer à des mots afin
de répondre à toute demande.
Dès 2019, le livre L’Intelligence
artificielle, pas sans elles !, d’Aude
Bernheim et Flora Vincent (Belin),
dénonçait les biais de program-
mation aboutissant à des stéréo-
types sexistes générés par l’IA
partout dans la société. A ces
biais, on peut en ajouter d’autres.
Déjà un mannequin de chair,
même magnifié par un photogra-
phe, même retouché, garde une
part de réalité que n’a plus la
femme virtuelle. Cette dernière
arbore par exemple un visage
parfaitement symétrique, introu-
vable dans la vraie vie. Ou un
rapport taille-hanches également
impossible. Quant à l’homme
standard selon l’IA, il est un brun
ténébreux au corps anormale-
ment bodybuildé.
Un stéréotype visuel peut être
intéressant, il renvoie à la vraie
vie, à nos propres stéréotypes
aussi, certains venant brouiller
ou nourrir nos convictions. Mais
la façon dont l’IA définit par
l’image une femme belle, par na-
ture inaccessible, peut créer des
ravages auprès des jeunes, en
concassant l’estime de soi.
Ce qui est problématique, aussi,
c’est le lien entre l’instruction
donnée et le résultat fourni. En ta-
pant les mots « femme normale »,
nous dit le Washington Post, vous
obtenez 90 % de visages à la peau
claire. Quasiment 100 % si vous
tapez « femme belle ». La raison
tiendrait de la technique et du
coût : les principales IA ne vont
pas puiser dans les visages de
Chine et d’Inde, qui forment
pourtant le plus gros réservoir au
monde d’usagers de l’Internet.
Pour trouver un peu de diver-
sité, il faut taper « femme laide ».
Etre insistant dans les mots pour
obtenir l’image d’une femme
« grosse » – vous avez surtout en
réponse de gros seins. Et em-
ployer des mots désobligeants
pour obtenir une femme noire
avec un corps corpulent.
Monde parallèle
Le site américain Rest of World a
publié, le 10 octobre 2023, une lon-
gue enquête basée sur trois mille
images, pour montrer que ce n’est
pas juste la beauté des femmes,
mais le monde entier que l’IA
transforme en stéréotype : un In-
dien d’Inde est presque toujours
un vieil homme barbu, un Mexi-
cain porte un sombrero, etc. En
juillet 2023, le site BuzzFeed avait
également publié cent quatre-
vingt-quinze images de poupées
Barbie produites par Midjourney,
une par pays : la Thaïlandaise est
blonde, la Libanaise pose sur des
décombres, l’Allemande porte des
vêtements militaires…
Toujours sur Midjourney,
l’image d’un « mariage en France »
donne un couple souriant en-
touré de proches lançant des con-
fettis, mais celle d’un « mariage
en banlieue » donne un couple
triste, portant des vêtements sa-
les, dans une rue remplie de dé-
chets (France Inter, le 8 novem-
bre 2023). Le ton était donné dès
2016, quand une IA choisie pour
présider un concours de beauté a
dû choisir entre six mille photos
de (vrais) visages envoyés par des
internautes du monde entier et a
éliminé la plupart des noirs.
Sans doute demain sera plus
subtil. En attendant, le décalage
est saisissant entre la vraie vie,
qui prend la forme d’un archipel
des apparences autour de l’ambi-
guïté des genres ou des couleurs
de peau, et les visages pixellisés
formant une sorte de « famille de
l’homme » binaire et rétrécie. Ce
décalage a tout pour doper les
crispations identitaires, nous dit
le Washington Post. Tout, aussi,
pour intéresser les artistes de di-
verses disciplines, les mieux pla-
cés depuis toujours pour explorer
ce champ entre la réalité et la fic-
tion des corps. Mais qu’il sera dif-
ficile de résister à ce monde paral-
lèle qui s’avance… p
L
e 31 mai, le président des Etats-Unis a
présenté une feuille de route pour
sortir enfin du conflit ouvert, il y a
huit mois, par les massacres de civils israé-
liens par le Hamas. Joe Biden a constaté
l’évidence en assurant qu’« il est temps que
la guerre s’arrête et que le jour d’après com-
mence ». Une semaine s’est écoulée, pour-
tant, sans que les hostilités cessent. Leur
terrifiante banalité a été illustrée, le 6 juin,
par le bombardement meurtrier d’une
école des Nations unies accueillant des dé-
placés, suspectée par l’armée israélienne
d’abriter « une base » du Hamas, ce qui vaut
permis de tuer.
La diplomatie américaine a fait reposer la
responsabilité de cet immobilisme sur la
direction du mouvement islamiste, qui a
effectivement évité de répondre. Alors que
Washington a curieusement présenté cette
feuille de route comme une proposition is-
raélienne, la première réaction du premier
ministre Benyamin Nétanyahou n’avait
pas été plus engageante. Il avait ainsi jugé
sa présentation « incomplète », et répété
son intention « de continuer la guerre jus-
qu’à ce que ses objectifs soient atteints, y
compris la destruction des capacités militai-
res et de gouvernement du Hamas ». Ses al-
liés d’extrême droite ont par ailleurs me-
nacé de saborder la coalition qui l’a ramené
au pouvoir en cas de réponse positive.
Ces tergiversations injustifiables sont le
reflet d’une impasse politique, militaire et
stratégique qui n’épargne aucun des pro-
tagonistes. L’armée israélienne a certes
considérablement affaibli les capacités du
Hamas, qui n’est certainement « plus capa-
ble d’organiser un nouveau 7 octobre »
comme l’a estimé Joe Biden, mais elle n’a
pas tenu sa promesse, irréaliste, de rayer
l’ensemble du mouvement de la carte, et
Benyamin Nétanyahou s’est montré inca-
pable d’imaginer autre chose à Gaza qu’un
chaos propice à sa résurgence. Le carnage
perpétré sur place a en outre considérable-
ment isolé Israël.
Si la milice islamiste avait espéré un em-
brasement régional en pariant sur l’« axe
de la résistance » qui l’a placée dans l’or-
bite de l’Iran, elle a pu vérifier à ses dépens
que cet axe n’a pour fonction que la dé-
fense des seuls intérêts de Téhéran. Discré-
dité par les massacres et les prises d’otages
du 7 octobre, le Hamas doit rendre des
comptes pour l’épreuve qu’il a imposée
aux habitants de Gaza utilisés comme des
boucliers humains, pour les milliers de Pa-
lestiniens tués par les bombardements is-
raéliens comme pour les destructions
massives dans un territoire fragilisé avant
même le début de cette guerre par un blo-
cus impitoyable.
En ne cessant jamais de soutenir militai-
rement Israël malgré quelques toussote-
ments et en refusant de se donner les
moyens d’imposer ses vues, Joe Biden s’est
également rangé parmi les perdants. Il a di-
lapidé le crédit moral des Etats-Unis
comme celui du camp occidental dans son
ensemble et compliqué encore plus une
réélection qui s’annonçait déjà délicate en
se coupant d’une partie de l’électorat dé-
mocrate outrée par son aveuglement.
Cette guerre de Gaza n’aura ainsi aucun
vainqueur. Elle ne fait plus sens, en vérité,
depuis bien longtemps. Les armes auraient
dû se taire depuis des mois, et les otages is-
raéliens encore vivants, que la force n’a pas
permis de libérer, être rendus à leurs pro-
ches. Tous les moyens doivent être mis en
œuvre et toutes les pressions envisagées,
pour y parvenir enfin. p
LES ALGORITHMES
ONT UNE RÉPONSE
BIEN PRÉCISE
QUAND ON LEUR
DEMANDE DE
CERNER LA BEAUTÉ
D’UNE FEMME
GAZA :
METTRE FIN
À UNE GUERRE
SANS VAINQUEUR
LE DÉCALAGE EST
SAISISSANT AVEC
LA VRAIE VIE, QUI
PREND LA FORME
D’UN ARCHIPEL
DES APPARENCES
Les stéréotypes
ravageurs de l’IA
CULTURE | CHRONIQUE
par michel guerrin
HORS-SÉRIE
1944
DES DÉBARQUEMENTS
À LA LIBÉRATION DE LA FRANCE
lls arrivent…. A l’aube du 6 juin 1944, les troupes anglo-américaines débarquent
sur les plages de Normandie pour ouvrir un second front face à l’armée nazie.
Les Alliés, soutenus par la Résistance, vont libérer la France et lui permettre de
retrouver son honneur après l’infamie du régime de Vichy. Le général de Gaulle
sortira en grand vainqueur de cette année décisive.
1944
Un hors-série du «Monde»
100 pages-11,50 €
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