Parler du génocide des Arméniens, c’est expliquer comment une civilisation plusieurs fois millénaire et qui a connu ses heures de gloire dans l’Antiquité et au Moyen-âge a totalement disparu de la géographie de l’Asie mineure au début du XXème siècle.
C’est prendre conscience qu’en quelques mois, de juin à septembre 1915, les six provinces arméniennes d’Anatolie, qu’on avait coutume d’appeler les « Vilayets orientaux de l’Empire », ont été définitivement vidées de leur population arménienne.
À la fin de la première guerre mondiale, il restera moins de 300.000 rescapés sur les 2.000.000 d’Arméniens vivant dans l’empire ottoman au début du siècle.
C’est également rappeler, qu’à la faveur de ce crime, s’est déroulée l’une des plus grande captation que l’Histoire a connue, celle du patrimoine foncier et mobilier des Arméniens ottomans ainsi que de leurs biens nationaux, telles que les Eglises, monastères, fondations et école.
Enfin, évoquer le génocide des Arméniens c’est aussi prendre conscience que la République turque qui verra le jour à partir de 1922 et dont l’Occident n’a cessé de célébrer la modernité, s’est en réalité fondée sur le cadavre du peuple arménien assassiné et la disparation plus générale de ses populations de confession chrétienne.
Je vous propose donc de souligner les six repères qui me paraissent essentiels pour tenter de comprendre ce que furent les évènements de 1915.
1) Le statut des Arméniens dans l’Empire Ottoman
Il a toujours existé dans l’Empire ottoman une hiérarchisation de ses sujets, même après les différentes tentatives de réformes que furent les « Tanzimat » entre 1839 et 1876 et l’instauration des constitutions de 1876 et 1908 qui n’apportèrent qu’une égalité toute théorique et très éloignée de la réalité.
On y distingue fondamentalement deux groupes:
– celui des dominants, composé de Turcs, Albanais, Arabes, turcophones, de confession musulmane
– et celui des dominés, non musulmans : Grecs, Arméniens, Chaldéens, Juifs.
Au demeurant et l’incise me parait révélatrice, dans la Turquie contemporaine, ce besoin de l’Administration d’identifier la religion de ses citoyens existe toujours puisque figure, sur la carte d’identité des chrétiens un numéro distinctif.
De cette hiérarchisation des sujets, découlera une division du travail qui va fortement marquer la sociologie et l’économie de l’Empire.
Les tâches les plus nobles que sont le service de l’Etat, la haute fonction publique, la Politique et le service de l’Armée sont naturellement réservées au groupe dominant.
Le commerce, l’artisanat et l’activité de production, notamment agricole, sont relégués aux éléments subalternes du groupe dominé.
Arméniens, Grecs et Juifs sont donc chargés d’entretenir l’Empire.
Mais au début de XXème siècle, la révolution industrielle va transformer ces artisans et commerçants en entrepreneurs et permettre l’essor d’une véritable bourgeoisie au sein des communautés grecque, arménienne et juive, qui vont s’imprégner de la culture occidentale en adoptant ses codes et créant de nombreuses écoles qui vont élever leur niveau d’éducation.
Cette évolution va ainsi créer un décalage culturel et économique avec les populations du groupe dominant qui elles, en revanche, ont le sentiment d’être humiliées par les défaites militaires dans les Balkans (Grèce, Serbie, Monténégro puis la Bulgarie en 1913), alimentant de plus fort les tensions et sentiments de jalousie et frustration.
Dans les provinces orientales, essentiellement rurales et qui constituent leur territoire historique, les Arméniens vivent aux cotés et dans la crainte des populations kurdes, nomades ou sédentarisées, organisée dans un système tribal. Les kurdes, instrumentalisées par le pouvoir central, sont autorisés à spolier, en toute impunité, les Arméniens en captant leurs propriétés foncières qui constituent leur outil de travail, afin de les pousser à émigrer.
Cette atmosphère de violence et de crainte dans lesquelles vivent Grecs et Arméniens d’Anatolie au point de vouloir quitter à jamais leurs territoires historiques est parfaitement dépeinte dans l’œuvre d’Elia Kazan et son film «America America».
Dans les milieux diplomatiques et bien avant le début du génocide, on a conscience du danger qui guette les Arméniens de l’Empire ottoman au point d’envisager, pour garantir leur sécurité, de les installer dans les colonies anglaises (aux Bahamas) ou françaises (Madagascar et l’Algérie).
Autre conséquence de cette hiérarchisation des sujets ottomans et qui intéresse tout particulièrement le thème de notre conférence, seul le témoignage des personnes appartenant au groupe dominant a valeur juridique. Ainsi, le témoignage d’un chrétien qui fera état des persécutions dont il a été l’objet n’aura aucune valeur devant la dénégation d’un musulman.
2) La situation de l’Empire à la veille de la première guerre mondiale
Dès le milieu du XIX siècle, l’Empire ottoman est surnommé « L’homme malade » par les chancelleries étrangères.
De fait la déliquescence de l’Empire, les pertes territoriales successives en Europe (Grèce, Serbie, Monténégro, Bosnie Herzégovine, Albanie, Bulgarie), mais aussi en Afrique (Egypte, Lybie) jouent un rôle important dans la radicalisation de certains milieux ottomans.
Sur un plan géographique, l’Asie mineure devient le centre de l’Empire mais les groupes de dominés y sont globalement majoritaires, avec deux millions d’Arméniens, deux millions de Grecs, cinq cent milles Syriaques.
C’est bien dans la finalité de réduire massivement la présence démographique arménienne en Anatolie que le Sultan Abdülhamid orchestrera entre 1895 et 1896 le massacre de plus de 200.000 Arméniens et maintiendra à leur encontre une insécurité permanente qui provoquera, bien avant le génocide, l’émigration de 150.000 Arméniens aux Etats-Unis et plus encore au moyen orient, notamment en Egypte.
L’attitude sanguinaire et despotique d’Abdülhamid, surnommé le Sultan rouge, provoquera la création de groupe d’autodéfense arménienne, «société secrètes» qui se transformeront en organisations politiques à la toute fin du XIX siècle, dont l’objectif se limitait à vouloir assurer la sécurité des Arméniens et obtenir une laïcisation de l’Empire.
Parallèlement, les puissances occidentales ne cesseront de vouloir contraindre la Sublime porte à introduire des réformes pour garantir aux populations chrétiennes un minimum de sécurité pour leurs biens et leurs personnes.
Il n’en fallait pas davantage pour que les Arméniens soient désignés comme « les ennemis de l’intérieur » de l’Empire.
3) L’arrivée au pouvoir du Comité Union et Progrès, mieux connus sous le nom de « Jeunes turcs » en juillet 1908
En réaction au despotisme absolu du Sultan Abdülhamid, une opposition s’est organisée en s’exilant en Europe où se côtoyaient intellectuels issus de l’Empire et notamment turcs et arméniens.
Les « Jeunes Turcs » structurés autour du Comité Union et Progrès (CUP), soucieux de fédérer autour de leur mouvement une adhésion massive de la population ottomane, promettront avec ambivalence une « égalité entre tous les sujets de l’Empire » et obtiendront ainsi le soutien des Arméniens.
En réalité, leur véritable projet politique consiste à assurer la transition entre le modèle impérial multiethnique et un Etat nation turc, selon les modèles importés d’Europe, avec un seul peuple, pour une seule identité nationale.
Inspirés par le darwinisme social et l’idée qu’il n’y aurait de place que pour un seul peuple en Turquie, l’idéologie ultranationaliste du Comité Union et Progrès les conduit à considérer les Arméniens comme un obstacle à leur projet d’Etat-nation.
De plus, l’idée d’une totale égalité entre les citoyens de l’Empire était inacceptable dans les cercles religieux musulmans, habitués depuis des siècles à traiter les groupes dominés comme ils l’entendaient.
Mais après les espoirs de la révolution de 1908 qui portera le CUP au pouvoir, la désillusion s’installera très rapidement au sein des minorités et tout particulièrement les Arméniens.
En 1909, les massacres d’Adana en Cilicie où périrent en quelques jours 30.000 Arméniens sonneront le glas des espoirs de réforme et entameront sérieusement la confiance dans le nouveau régime.
En 1910, réagissant aux demandes de réformes que la communauté internationale exigeait, le ministre de l’intérieur, Talaat déclarait : « La constitution nous impose l’égalité entre les citoyens, mais nous savons que ce n’est pas possible, c’est la charia d’abord, notre passé ensuite qui s’oppose à cette égalité.»
En janvier 1913, bien avant le fascisme mussolinien et la nazisme, l’Empire ottoman entre dans le système du parti unique, le Comité Union et Progrès ayant éliminé toute opposition.
Les jeunes turcs sont aux commandes de l’Empire, sans le moindre contrepouvoir. Ils contrôlent l’ensemble de l’administration et sont massivement présents parmi les cadres de l’Armée. Ils disposent d’un pouvoir que les Sultans n’ont jamais eu.
4) L’entrée en guerre de l’Empire en 1914 et la décision d’exterminer les Arméniens
La guerre a créé les conditions qui ont permis de mettre en œuvre une homogénéisation ethnique de l’Asie mineure.
Interrogé par le consul d’Allemagne à Erzurum pour savoir ce qu’il attendait de l’entrée en guerre de l’Empire, Talaat répondra que « c’est le seul moment qui créera les conditions propices pour la mise en œuvre de l’extermination des Arméniens. »
Le 31 octobre 1914, l’Empire ottoman s’engage aux côtés de l’Allemagne et de l’Autriche. En réalité, dès le 2 août, les Jeunes turcs ont signé un accord secret avec l’Allemagne et la mobilisation générale est déjà décrétée le 3 août suivant.
Pour les Jeunes Turcs, il s’agit d’une opération à quitte ou double, la guerre devant permettre à l’Empire de reprendre les territoires qu’elle a perdu depuis un siècle à l’Ouest et de repousser ses frontières à l’Est en intégrant les peuples turcophones d’Asie centrale, dans un expansionnisme qualifié de panturquisme.
L’offensive turque vers la Caucase se soldera par une très lourde défaite à la bataille de Sarikamis face à l’armée russe le 17 janvier 1915 et mettra un point final au projet pantouranien de réunir dans un même Etat les Turcs ottomans et les populations turcophones d’Asie centrale.
Reste donc comme seul horizon, la création d’un Etat nation au cœur de l’Asie mineure, où toute cohabitation avec les Arméniens, les Grecs et les Syriaque devient impossible.
La situation se durcit immédiatement pour les Arméniens.
Dès février1915, l’Armée procède au désarmement des conscrits et à leur liquidation progressive.
Il s’agit des forces vives de la population arménienne, des hommes âgés de 20 à 50 ans et leur élimination limitera de façon décisive les capacités de résistance des Arméniens.
5) La première phase du génocide (juin-septembre 1915)
La décision de passer à l’extermination active des Arméniens semble avoir été prise à l’issue de différentes réunions prises entre le 20 et 25 mars 1915, par les 9 membres du Comité central du CUP, au cours desquelles seront coordonnées le lancement des opérations et leur encadrement par un dispositif législatif qui relève de l’habillage juridique.
Dans la nuit du 24 avril 1915, la police procède à l’arrestation des élites arméniennes à Constantinople mais aussi dans les grande villes de provinces : presque trois milles intellectuels, avocats, journalistes, députés, sénateurs, médecins, professeurs sont ainsi neutralisés et ne pourront jamais dénoncer le destin funeste de leur nation.
Le 26 mai 1915, le conseil des Ministres qui avait mis opportunément le Parlement en congé, promulgue une « Loi provisoire de déportation » dont l’objet est d’autoriser d’une part « la répression immédiate et vigoureuse, au moyen de la force armée, des attaques et résistances de la population » et d’autre part « son déplacement et son installation dans d’autre localités, chaque fois qu’elle serait soupçonnée de trahison et d’espionnage. »
Cette loi deviendra vite obsolète par un « ordre général de déportation de tous les Arméniens, sans exception », donné le 21 juin 1915 par le Ministre de l’intérieur Talaat et adressé à tous les gouverneurs des vilayets. Il n’est plus question de zones frontière menacées mais de toutes les régions de l’Empire ou vivent les sujets arméniens, jusqu’à la frontière avec la Bulgarie.
Entre mai et septembre 1915, 306 convois de déportés emporteront 1.040.000 Arméniens, vidant de sa population arménienne les vilayets orientaux de l’Empire.
L’efficacité de cette extermination reposera sur une organisation méthodique.
Outre les conscrits arméniens progressivement éliminés à partir de janvier 1915, les hommes valides et non mobilisés seront immédiatement exécutés, à la périphérie immédiate de leurs habitations.
De facto, l’ordre de déportation ne s’appliquera plus qu’aux femmes, aux enfants et aux vieillards, incapables de se défendre.
Pour l’exécution de ce crime, les jeunes Turcs vont créer une organisation spéciale, composée de bandits et criminels libérés de prison à cet effet et dirigée par 4 des 9 membres du Comité Central du CUP .
Cette organisation spéciale se livrera à des actes de torture et barbarie que les observateurs internationaux n’hésiteront pas à qualifier de sans précédent dans l’histoire de l’Humanité.
Son existence a justement été révélée à l’occasion du procès des Unionistes en 1919 auxquels sera consacrée notre matinée.
Ces véritables escadrons de tueurs, installés dans une trentaine de sites abattoirs, réceptionneront les convois de déportés acheminés par les gendarmes et les policiers, en extrairont les derniers hommes vivants pour les massacrer, dépouilleront les déportés restant, violant et pillant les femmes et vendant aux plus offrant enfants et femmes, islamisés de force ou réduits en esclavage.
Ceux qui auront survécu à ses premières horreurs, entameront une marche en direction des déserts de Syrie jusqu’à différents camps de concentration installés sur la ligne de l’Euphrate du sud.
Sur le million d’Arméniens déportés des provinces orientales, seul 20% atteindront ces camps de concentration, véritables mouroirs dans lesquels ils stationneront jusqu’en juillet 1916, agonisant de faim et de soif.
La majeure partie des déportés qui réussiront à atteindre ces camps ne provient donc pas des vilayets orientaux, largement décimés, mais des autres provinces de l’Empire (Cilicie, Arméniens de l’ouest, périphérie de Constantinople) avec la particularité que les hommes étaient cette fois déportés avec leurs familles.
C’est donc 700.000 Arméniens qui se retrouvent ainsi dans ces camps, à l’automne 1915.
Enfin, les Jeunes Turcs offriront une nouvelle preuve légale de la préméditation de leur crime en promulguant, dès le 26 septembre 1915, une loi relative « aux biens abandonnées » par les personnes « provisoirement » déplacées, destinée à capter leur patrimoine.
Nul n’imagine donc un quelconque retour des Arméniens déportés.
6) La seconde phase du génocide (1916)
L’ultime étape du processus de destruction des Arméniens frappera les déportés rassemblés dans la vingtaine de camps de concentration situés dans les déserts de Syrie et Mésopotamie.
D’octobre 1915 à mars 1916, la masse des déportés s’est réduite progressivement sous l’effet des maladies et de la malnutrition. Les témoignages des rescapés font état d’une déshumanisation absolue et de scènes insoutenables pouvant aller jusqu’à l’anthropophagie.
Mais des secours, discrètement mis en en place par le Patriarcat de Constantinople et les missionnaires américains, permettront de maintenir en vie 500.000 Arméniens stationnés dans ces camps jusqu’au printemps 1916, dispersés entre Alep et Damas, l’Euphrate et Der Zor.
La survie de ces Arméniens qui n’avait pas été envisagée dans le plan d’extermination, ajoutée à la perte de la ville d’Erzurum prise par l’Armée russe dans l’Est anatolien, conduiront le pouvoir Jeune Turc à passer à la seconde phase de l’extermination.
Le 22 février 1916, Talaat ordonne la liquidation des derniers Arméniens encore présents en Anatolie, essentiellement composés de protestants, catholiques, familles de soldats, médecins, pharmaciens, et ceux internés dans les camps de concentration de la ligne de l’Euphrate.
A partir du 17 mars 1916 et en 5 jours, le directeur des camps de déportés aidé de Tchétchènes affiliés à l’Organisation spéciale procèdent à la liquidation des 40.000 internés encore présents dans le camps de concentration de Ras ul Ayn.
L’extermination se poursuivra dans tous les camps situés sur la ligne de l’Euphrate, supervisée et coordonnée par Ismail Hakki Bey, « Inspecteur général des déportations », envoyé spécialement de la capitale.
De juillet à décembre 1916, 192.650 déportés regroupés dans le camps de Der Zor seront exterminés, égorgés entre les dunes du désert, par les membres de l’organisation spéciale recrutés parmi les Tchétchènes ayant déjà opéré à Ras ul Ayn.
Enfin, l’un des derniers actes de ces violences de masse consistera à regrouper à Zor, le 24 octobre 1916, 2.000 orphelins, à les attacher deux par deux et à les jeter dans l’Euphrate.
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Le 24 mai 1915, il y a juste un siècle presque jour pour jour, la France, l’Angleterre et la Russie dans une déclaration commune, avertissaient solennellement le gouvernement unioniste de sa pleine responsabilité dans « le crime de la Turquie contre l’humanité et sa civilisation » et promettait l’intervention du bras séculier de la Justice.
Qu’est-il advenu de cette Justice annoncée ?
C’est bien la question à laquelle notre conférence va tenter de répondre aujourd’hui.
ALEXANDRE COUYOUMDJIAN
Avocat au Barreau de Paris
Co-président de l’AFAJA.
Discours prononcé le 27 mai 2015 à Paris, à la Maison du Barreau, à l’ouverture du colloque « Les génocides du XXème siècle face à leurs Juges », organisé par l’Association Française des Avocats et Juristes Arméniens (AFAJA) en partenariat avec l’Ordre des Avocats de Paris.
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