Diasporarm
Une guerre désastreuse
….glacis qui l'entourait. Si elle a permis d'éviter le pire, l'attitude de la Russie à l'égard de son
allié et protégé arménien n'a pas été à la hauteur des attentes espérées.
Nation pluri-millénaire mais sans tradition étatique récente, l'Arménie doit aujourd'hui analyser les
raisons d'un tel désastre, apprendre à survivre dans un environnement géopolitique hostile et réinventer
sa relation à une diaspora importante et influente.
Tigrane Yegavian, chercheur au Centre français de recherche sur le renseignement ( CF2R) aborde ces
questions dans son nouvel ouvrage « Géopolitique de l'Arménie », qui se veut avant tout pédagogique et
prospectif.
Ci-dessous l'interview de Tigran Yegavian à ENDERI (Entreprise Défense & Relations Internationales) :
Fin septembre 2020, avec le soutien militaire de la Turquie, l’Azerbaïdjan, régime autoritaire
du Sud-Caucase, a déclenché une violente offensive contre la république autoproclamée du
Haut-Karabakh. Ce conflit a fait 6 000 morts – majoritairement Arméniens – et s’est soldé par
la défaite des Artsakhiotes qui avaient négligé leur défense depuis plusieurs années face à un
Azerbaïdjan qui n’a cessé de renforcer son armée dans le but de cette « reconquête ».
Qu’est-ce que vous aviez à cœur de démontrer dans votre livre ?
La guerre de 44 jours qui a été perdue par les Arméniens à l’automne 2020 a révélé l’ampleur du
décalage entre la représentation du réel et l’évolution des rapports de force, ainsi que de la situation
géopolitique régionale et globale. Pour les Arméniens, un tel choc, lourd de conséquences humaines,
territoriales et morales, nécessitait un examen critique. Cette géopolitique « critique » est une sorte de
réponse à cette défaite face au réalisme, courant des relations internationales dont je me rapproche.
Mon propos était de démontrer que l’Arménie est un pays qui peut prétendre à une profondeur
historique et civilisationnelle unique, mais qui, en l’absence de culture étatique, porte aussi une lourde
part de responsabilité dans son malheur.
D’où vient cette obsession des Turcs et des Azéris contre une Arménie qui ne représente aucun danger
pour eux ?
Turcs et Azéris unis par une communauté linguistique, voire de destin, considèrent la petite Arménie
mutilée et exsangue comme une sorte d’incongruité. Pour eux, le danger n’est pas tant physique –
puisqu’en aucun cas l’Arménie n’a remis officiellement en cause les frontières héritées du traité de Kars
de 1921 – que psychologique, voire existentiel. Le fait qu’une Arménie aussi réduite soit elle existe
encore 107 ans après le génocide, constitue une sorte de bombe à retardement pour la Turquie qui s’est
construite comme État-nation sur le cadavre des chrétiens d’Anatolie.
La reconnaissance internationale du génocide soutenue par l’Arménie constitue un caillou dans la
chaussure d’Ankara. Si des historiens arméniens, grecs, assyro chaldéens rappellent à l’envi que leur
creuset civilisationnel se situe en Anatolie et en Haute Mésopotamie, cela alimente le discours haineux
et belliqueux d’une Turquie toujours hantée par le syndrome de Sèvres, c’est-à-dire la crainte de son
démembrement acté par le traité de Sèvres de 1920 auquel les Arméniens sont sentimentalement
attachés puisqu’il dessinait les contours d’une chimérique « Arménie libre et réunifiée ».
Pour ce qui est des Azéris, l’historien russe Alexandre Bennigsen, spécialiste de l’islam soviétique, avait
noté que l’hostilité des Azéris est à la base de leur nationalisme, tandis que les Russes n’occupent que la
seconde place dans les rangs des « étrangers haïs ». Cette haine est peut-être à la mesure du malaise
que les Azéris éprouvent à forger leur identité, laquelle est éclatée entre plusieurs systèmes de
référence antagonistes : islam, mais chiite, changements d’alphabets à trois reprises en un siècle (arabo-
persan, cyrillique, puis latin), langue turcique, mais coupée de l’espace ottoman et une histoire récente
intégrée au monde russo-soviétique.
Tout cela contraste avec le référent civilisationnel arménien profondément ancré dans sa langue, sa foi
et son alphabet original. Tenant compte que la conscience nationale azérie demeure confuse, le seul
récit fédérateur azéri se fonde sur la haine des Arméniens, une haine nourrie par le traumatisme causé
par la perte de près de 15 % de la superficie du pays en l’espace de deux ans (1992-1994).
En quoi les élites politiques arméniennes actuelles sont-elles responsables de la déroute face à
l’Azerbaïdjan ? En ont-elles tiré les leçons ?
Elles portent une très lourde responsabilité au plan politique pour avoir « gelé » un conflit au statu quo
intenable. L’Arménie a manqué l’occasion historique de faire des concessions alors que l’Azerbaïdjan
était à genoux dans la foulée du cessez-le-feu de 1994, un traité de paix était alors envisageable. L’élite
qui a pris le pouvoir en 1998 avait poussé le président arménien Levon Ter Petrossian à la démission, car
il était favorable à une solution négociée par l’OSCE sur la base de concessions mutuelles. Garantie
insuffisante pour la sécurité des Arméniens de l’Artsakh.
Depuis 30 ans, le rapport de force a considérablement évolué en faveur de l’Azerbaïdjan. Outre le
différentiel économique, entre ce pays rentier riche en hydrocarbure, il existe également un
déséquilibre démographique qui pèse de façon lourde dans le Karabagh. En 30 ans les dirigeants
arméniens n’ont pas repeuplé l’Artsakh tandis que l’Arménie s’est littéralement vidée de sa population
(1,5 million de départs enregistrés depuis l’indépendance). Le mépris ahurissant des dirigeants
arméniens pour l’intérêt général, la notion d’État et de citoyenneté, la faible participation de la diaspora
à la vie de la cité… ont considérablement affaibli ce pays exsangue, qui ne peut se permettre le luxe
d’être divisé.
Pourquoi la communauté internationale a-t-elle été aussi passive face à la guerre déclenchée par
Bakou et aux exactions observées ? Et pourquoi persiste-t-elle à ne pas réagir en dépit de la poursuite
des provocations et agressions de l’Azerbaïdjan ?
Parce qu’en droit international la défense de l’intégrité territoriale a eu le dessus sur le droit à
l’autodétermination des peuples. Le précédent kosovar est passé par là. Surtout, l’Arménie était très
isolée diplomatiquement, contrairement à l’Azerbaïdjan qui avait su intelligemment avancer ses pions
dans plusieurs organes multilatéraux (ONU, OTAN, Conseil de l’Europe…). Les Occidentaux ont vu dans
cette guerre l’opportunité d’affaiblir la Russie dans son pré carré et se sont donc abstenus de soutenir
les Arméniens.
L’Union européenne a pensé qu’en finançant des programmes de rattrapage économique en Arménie
on pourrait fermer les yeux sur sa complaisance vis-à-vis de la politique raciste et expansionniste de
l’Azerbaïdjan qui a érigé l’arménophobie en doctrine d’État. Quant à la violation du territoire arménien,
Bruxelles et l’OTAN faisant déjà peu de cas des violations de l’espace aérien et maritime grec par les
forces turques, comment s’émouvraient-ils de l’attaque de l’Arménie par son voisin, d’autant que celle-
ci ne fait partie d’aucune organisation de sécurité collective occidentale ?
L’attitude de la France a-t-elle été à la hauteur de la tradition diplomatique de notre pays et des liens
d’amitié avec l’Arménie et de son rôle traditionnel de protection des chrétiens d’Orient ? Comment
est-elle perçue localement ?
Nous avons eu droit à une redite du « en même temps macronien » pendant la guerre. Les déclarations
limpides et courageuses du chef de l’État sur la présence de mercenaires djihadistes aux côtés des
Turco-Azéris et la désignation de l’agresseur ont été contrebalancées par la politique turcophile et
inaudible du quai d’Orsay qui a proposé ses services humanitaires aux deux camps.
Les Arméniens ne comprennent pas comment un pays ami et cher comme la France, qui ne manque
jamais une occasion d’exalter cette amitié, ne lui porte pas aide et assistance quand elle est en danger.
C’est oublier que l’amitié, les sentiments, la culture n’ont aucune incidence en relations
internationales… La France a le devoir de songer à ses intérêts, mais pas aux dépens de ses principes. Or,
force est de constater qu’elle les a piétinés en Arménie et au Karabagh, sans gagner grand-chose en
contrepartie.
Le conflit récent et la situation actuelle relèvent-ils selon vous d’une guerre de civilisation, chrétiens
d’Orient contre islam conquérant ?
C’est du moins la lecture que propose le candidat Zemmour ! Force est de constater que la question du
Karabagh demeure avant toute chose celle du droit à l’autodétermination d’une population en danger
qui ne peut vivre en sécurité sous le drapeau azéri. La dimension civilisationnelle tend à jouer un rôle
plus prégnant à mesure que les Azéris ont démontré leur capacité à anéantir toute trace de la présence
plurimillénaire de la culture arménienne. Le rasage du cimetière médiéval de Djougha au Nakhitchevan à
la fin des années 1990 et début 2000 a été un signal que l’UNESCO, sensible à la diplomatie du caviar,
n’a pas saisi.
Si l’Azerbaïdjan combat l’islam politique sur son territoire, il ne se gêne pas d’exploiter la corde
religieuse pour attiser la haine des Arméniens.
D’autres acteurs ont été plus ou moins directement impliqués dans le conflit ou sa résolution : Iran,
Israël, Inde, Pakistan. Comment analysez-vous leur jeu ?
L’alliance militaire et stratégique qui unit le Pakistan la Turquie et l’Azerbaïdjan est bien plus efficiente
et réelle que le partenariat arméno-indien, bien que celui-ci tende à se raffermir. Le Pakistan ne
reconnaît même pas la souveraineté de l’Arménie dans ses frontières internationales reconnues !
Israël a de son côté misé sur l’Azerbaïdjan pour des raisons pragmatiques : convergences
géostratégiques, approvisionnement en pétrole contre vente de drones et de matériel militaire de
nouvelle génération, espionnage contre l’Iran, diplomatie culturelle avec la présence d’une
communauté juive importante à Bakou et dans le nord… cimentent ce partenariat qui continue de
s’affermir.
Pourquoi Erevan n’a jamais reconnu l’Artsakh ? Et pourquoi l’Arménie n’est-elle pas intervenue
militairement afin de soutenir les Karabakhiotes ?
Une reconnaissance par Erevan de l’Artsakh n’aurait aucune incidence au plan international, elle
contribuerait à miner le processus mis en place par le groupe de Minsk de l’OSCE. Erevan se contente
jusque de là de reconnaître de facto l’Artsakh à défaut de le reconnaître de jure.
L'armée arménienne n'a pas engagé ses forces contre les Turco-Azéris et est restée dans des casernes
(en Arménie) tout au long de la guerre de 44 jours. Selon l'analyste russe de la défense Ruslan Pukhov,
cette "décision d’Erevan de ne pas entrer en guerre" a été la principale raison de la défaite. Les forces
arméniennes le long de toute la ligne de défense de Karabagh (moins le sud) et de l'Arménie
proprement dite n'ont pris aucune mesure de contre-offensive pour distraire l'armée azérie et
détourner leur attention de leur direction principale (sud).
Il y a eu des tentatives systématiques à grande échelle pour saper la préparation au combat de l'armée
arménienne avant et pendant la guerre. L'exemple le plus flagrant en est l'achat en mai 2020 (quatre
mois avant le début de la guerre) de quatre avions de chasse SU-30M en provenance de Russie, qui ont
été livrés sans missiles et n'ont jamais décollé pendant la guerre. Peu après la dévastatrice "guerre des
quatre jours" d’avril 2016, le gouvernement arménien a rejeté une offre israélienne d'achat de drones et
de création d'une usine de production de drones et de munitions associées.
Pas un seul dépôt de munitions, route ou pont n'a été détruit pendant la guerre par les forces
arméniennes en retraite. Et ce qui peut sembler être le résultat d'une incompétence militaire, environ
les deux tiers des systèmes de défense aérienne de l’Artsakh (y compris les stations mobiles) ont été
détruit dans les heures qui ont suivi l'invasion. Événement plus embarrassant, un système de missiles
sol-air S-300 de fabrication russe a été détruit le quatrième jour de la guerre en Arménie même (un
autre a été détruit à la mi-octobre). Le reste du système de défense aérienne de l’Artsakh et de
l'Arménie, sous commandement conjoint russo-arménien depuis 2016, a laissé les avions de guerre et
les drones azéris contrôler l’espace aérien au-dessus du Haut-Karabakh, et même de lancer des attaques
en Arménie.
Une chose est certaine, la non-intervention de l’armée arménienne (mis à part les conscrits faisant leur
service militaire au Karabakh) pendant la guerre et le non-déploiement des missiles Iskander demeure
un des mystères les mieux gardés de ce conflit, tout comme les circonstances de la chute de Chouchi. Un
autre est le jeu des élites arméniennes qui, à l’évidence, ont menti sciemment à la population sur
l’imminence d’une guerre perdue d’avance.
Quel jeu joue la Russie, qui n’est finalement intervenue qu’après que la défaite arménienne ait été
consommée ? Pourquoi les pays membres de l’OTSC ont-ils refusé d’apporter leur soutien à
l’Arménie en dépit de ses appels ?
Il est difficile de savoir à quel point la Russie était avertie des préparatifs de ce conflit, mais elle le savait
inévitable.
Le cessez-le-feu du 9 novembre 2020 s’apparente à une application du plan Lavrov (en pire) puisqu’il
n’incluait pas la cessation de la ville stratégique de Chouchi et d’autres territoires de l’ancienne région
autonome du Karabagh. Les Russes sont intervenus in extremis pour sauver le Karabagh arménien afin
qu’ils puissent conserver un levier de pression sur l’Azerbaïdjan. Le Karabagh arménien est donc
redevenu un protectorat russe, du moins tant que les forces russes de maintien de la paix y
stationneront. Reste à savoir quelle est la ligne rouge de Moscou qui doit composer avec l’entrisme turc
dans une région qu’il considère comme son précarré.
L’OTSC est une organisation avant tout politique et inféodée à Moscou, même si ses la plupart de ses
membres ne font pas mystère de leur sympathie pro Bakou à l’instar de la Biélorussie et du Kazakhstan.
Il est surprenant de voir que si l’OTSC n’a pas bougé pour intervenir aux côtés de l’Arménie, elle n’a pas
tardé à voler au secours du Kazakhstan pour y « rétablir l’ordre ».
Propos recueillis par Éric Denécé
Diplômé de Sciences Po Paris de l'INALCO, Tigrane Yégavian est chercheur au Centre Français de
Recherche sur le Renseignement (CF2R) et membre du comité de rédaction de la revue de
géopolitique Conflits. Il intervient dans de nombreux médias et collabore à plusieurs revues. Tigrane
Yégavian a notamment publié :
– Arménie à l'ombre de la montagne sacrée (Névicata,2015),
– Minorités d'Orient, les oubliés de l'Histoire (Le Rocher, 2019. Mention spéciale du Prix de l'Oeuvre
d’Orient).