1 Nouvel Hay Magazine

Groupe des Cent 7 décembre 2021

Paris, le 1er décembre 2021

LETTRE OUVERTE AU PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE, EMMANUEL MACRON

 

Monsieur le Président,

            Dans le journal turinois « Grido del popolo », en date du 16 juin 1916, alors que le génocide poursuit son cours, le jeune Antonio Gramsci montre déjà la frontière qui sépare l’Arménie et les Arméniens du reste du monde et qualifiant cette frontière, il suggère aux uns et aux autres des pistes à suivre pour rompre l’isolement : « Cela se passe toujours ainsi. Pour qu'un fait nous intéresse, nous émeuve, qu'il devienne une partie de notre vie intérieure, il faut qu'il se passe près de nous, près de gens dont nous avons entendu parlé et qui sont en cela dans l'horizon de notre humanité /…/ C'est une grande souffrance que de ne pas être reconnu. Cela veut dire rester isolé, enfermé dans sa propre douleur, sans possibilité d'aide, de réconfort. Pour un peuple, pour une race, cela signifie sa lente dissolution, l'annihilation progressive de tout lien international, l'abandon à soi-même, désarmé ».

            Au tout début des hostilités, et parmi les premiers, c’est cette piste que vous avez suivie, Monsieur le Président. Vous avez qualifié l’agresseur, vous avez dénoncé le déploiement de combattants syriens djihadistes  qui ont transité par la Turquie pour rejoindre la coalition qui a attaqué l’Artsakh (Haut-Karabakh) et vous avez fait le constat qu’une « ligne rouge » avait été franchie par M. Erdogan. Dans le même temps, en France, dès les premières heures de la guerre, sénateurs et députés se sont mobilisés en faveur des forces arméniennes qui s’opposaient à une coalition militaire infiniment supérieure où se retrouvaient l’Azerbaïdjan, la Turquie, des supplétifs djihadistes de diverses origines et de maints pays vendeurs d’armes ne voulant pas manquer l’opportunité de cette vitrine offerte à leurs derniers modèles. Les morts, les disparus se sont comptés par milliers et la nature des blessures a suscité la stupeur des chirurgiens qui tentaient de prodiguer leurs soins.
           
            Alors que le Parlement français, en ses deux chambres, est devenu un bastion pro-arménien, alors qu’il commémore aujourd’hui, au nom des valeurs universelles, les résolutions votées l’année dernière en faveur de la reconnaissance de l’indépendance de l’Artsakh, alors que le lien ancestral qui lie la France à l’Arménie trouve chaque jour davantage des mots pour le dire, nous vous demandons, Monsieur le Président, de vous rendre, en personne, en Arménie.
 
            Nulle part au monde vous n’êtes autant attendu. Nulle part au monde votre visite ne contribuerait autant à l’apaisement et à l’espoir. En Arménie, vous êtes celui sur qui l’on compte, avec constance. On vous attend, Monsieur le Président, avec impatience. Votre nom résonne comme celui d’un frère. On ne peut l’expliquer, c’est ainsi. Un frère que l’on attend. Quand on prononce votre nom, le regard se porte au loin et un rêve très net se dessine.
 
            Si aucun chef d’Etat n’a rendu visite à l’Arménie prétextant le principe de neutralité, il n’en a pas été de même pour l’Azerbaïdjan, bien au contraire. Ce principe a valu pour l’Arménie et non pour l’Azerbaïdjan, pays agresseur qui a eu recours à des supplétifs djihadistes, à des armes interdites, qui a retenu et torturé nombre d’otages pour monnayer encore plus de territoires arméniens. Le principe de neutralité est ainsi devenu le principal allié de l’agresseur dédouanant l’inaction des institutions que le monde s’est donné en faveur du maintien de la paix. Et l’appareil médiatique, de son côté, n’a eu cesse de confondre l’agresseur et l’agressé en assénant les euphémismes du type : le conflit reprend.

 
            Aujourd’hui, les forces militaires azéries pénètrent en Arménie, transgressant ses frontières, elles violent les lois, terrorisent les populations, tuent parfois, créent un précédent concernant n’importe quel pays dans le monde.  Votre visite en Arménie pour rencontrer votre homologue, en son pays, c’est-à-dire à l’intérieur de ses frontières, rétablirait ce qu’est la norme, ce qu’est le sens du mot de frontière. Votre présence signifierait : les frontières de l’Arménie existent. Pourquoi ? Parce qu’un chef d’Etat est le maître des frontières de son pays. Il veille sur elles, sur leur intégrité. Il gouverne à l’intérieur d’elles. Un chef d’Etat, qui est le garant de ses propres frontières qui rend visite à son homologue, lui rend visite en ses frontières, les reconnaît de fait. Il y a là une portée symbolique forte. Tout se passe comme si les visites si précieuses des parlementaires français en Arménie invitaient le président de leur pays à faire de même et à aller plus loin. Les Arméniens de France, qui ont la chance de vivre dans un pays si proche de celui de leurs ancêtres, invitent le Président Macron à se rendre en Arménie. Fasse que leur message lui parvienne.
           

           Ouvrez la voie, Monsieur le Président, que d’autres chefs d’Etat se rendent en Arménie, avec vous ou après vous pour signifier qu’il y a bien là un Etat en ses frontières.
 
            Votre visite se situerait aujourd’hui parmi diverses rencontres internationales où la France pourrait joindre sa voix. Le 26 novembre, Vladimir Poutine a organisé un sommet à Sotchi avec Nikol Pachinian et Ilham Aliyev sans doute pour devancer celui qui se tiendra à Bruxelles, le 15 décembre, à l’invitation de Charles Michel, président du Conseil européen. Quelques jours auparavant, les 9 et 10 décembre, l’Arménie, participera, parmi 110 pays, au sommet virtuel pour la démocratie à l’invitation de Joe Biden, où les voisins et ennemis de l’Arménie, l’Azerbaïdjan et la Turquie et son semblant d’allié, la Russie ne sont pas invités. L’Arménie est sans doute très honorée de faire partie des pays reconnus « démocratiques », encore serait-il  heureux de protéger son existence des velléités destructrices de ses voisins immédiats non reconnus démocratiques. Souhaitons que lors de cette rencontre virtuelle la question de la protection de ce petit pays démocratique soit posée par ses pairs et que les moyens lui soient donnés pour assurer sa survie et son développement. Souhaitons que la question de l’indépendance de l’Artsakh, qui a exercé, dans un cadre démocratique, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, y soit soulevée ainsi que le retour de ses territoires perdus, riches d’un patrimoine ancestral.
  
            À l’heure des grands bouleversements géopolitiques, il est temps pour la France de reconnaître qu’elle a, dans le Caucase, un allié séculaire et sûr : le peuple arménien. En Artsakh, comme en Arménie, il faut que la France intervienne en faveur de cet allié, qu’elle soit son ambassadrice auprès de la Communauté européenne pour un règlement pacifique en Artsakh, qu’elle saisisse le Conseil de sécurité des Nations Unies pour assurer la paix aux frontières de l’Arménie.
 
            Pour soutenir notre propos, nous redonnons vie au Groupe des cent, structure informelle qui vit le jour au lendemain des pogroms anti-arméniens qui se déroulèrent dans la ville azerbaïdjanaise de Soumgaït, le 28 février 1988. À la mémoire des victimes, le Groupe des Cent avait alors organisé une veillée au pied de la Cathédrale Notre-Dame, aujourd’hui blessée, mais fort heureusement, en voie de restauration. Pour le peuple arménien aussi, nous souhaitons une renaissance.
 
            Dans l’attente de vous savoir en partance pour l’Arménie, veuillez agréer, Monsieur le Président, l’expression de notre très haute considération.
 
Pour le GROUPE DES CENT
 
DARONIAN Liliane
DEMIRDJIAN Vatché
SHINGHIDIAN Astrik
HOVHANNISYAN Anna
 

photo : Paris- Match