Turquie
Après dix-huit ans de régime autoritaire, la Turquie du conservateur islamique Erdogan rencontre crise de confiance, déception et lassitude. Reportage auprès d’une population désabusée qui n’attend pas grand-chose des élections à venir en 2023.
Mais qu’ont-elles donc à rigoler comme ça, en tirant sur leurs cigarettes entre deux loukoums ? Le café-pâtisserie où les trois copines se sont retrouvées en cette fin d’après-midi est plutôt chic pour le quartier, un carrefour bruyant de Keçiören, une municipalité conservatrice et peu aisée, au nord d’Ankara. Les baies vitrées sont grandes ouvertes et elles se sont installées en bordure de la rue animée.
Esra, Sule et Hayriye ont la quarantaine bien sonnée, n’arrêtent pas de fumer et de parler. Les deux premières portent le voile, l’autre non. Elles commandent de nouveau un thé, et allez hop, encore une assiette de loukoums, avec l’argent qu’elles n’ont pas. « Si mon frère me voyait, dit Esra, il me dirait comme d’habitude : “Quoi ? Tu me dis que tu n’as pas de quoi payer ton loyer, je t’aide, et tu es là au café à manger des gâteaux ?” » Les deux autres rient de plus belle. Pas question pour elles de renoncer à ces délicieux moments d’encanaillement : « Qu’est-ce qui nous reste, sinon ? »
Les trois copines étaient des fans de Recep Tayyip Erdogan. Elles ont voté plusieurs fois pour ce nationaliste islamo-conservateur qui fut maire d’Istanbul, avant de se faire élire premier ministre puis président, et d’amender ensuite la Constitution de manière à passer du système parlementaire à un régime présidentiel par lequel il s’est octroyé le rôle de chef d’Etat autocrate – sans pour autant parvenir à la dictature dont il aurait rêvé. Car dans ce pays immense qui, sur 1 500 kilomètres, s’étire du continent européen aux confins de l’Asie, tiraillé entre ses différentes identités culturelles, composé de fortes minorités ethniques ou religieuses et de populations aux aspirations contraires, la société turque ne se laisse pas faire. Comme, à leur niveau, les trois copines canailles. Lui et son parti au pouvoir, l’AKP (Parti de la justice et du développement), elles n’y croient plus et elles n’en veulent plus.
Esra est mariée sans enfants, Sule et Hayriye sont divorcées. Hayriye, mère de trois filles étudiantes, est employée dans une entreprise, et l’inflation est telle que le salaire minimum mensuel qu’elle reçoit (2 825 livres turques, soit 262 euros) n’est pas loin de passer au-dessous du seuil de pauvreté – estimé pour une famille de quatre personnes à 10 299 livres, soit 956 euros). « La vie est dure », dit-elle. « Avant, renchérit Esra, on ne trouvait pas les produits dans les magasins. Maintenant qu’ils sont tous là, on n’a pas les moyens de les acheter. Si par chance on obtient un travail, le salaire ne suffit pas. Mon mari fait les poubelles et revend le butin à des recycleurs. » « Le gouvernement ne pense qu’à ses poches ! enchaîne Sule, dont les longs faux cils donnent à son voile un air coquin. J’ai voté pour l’AKP, j’ai même milité et travaillé pour l’AKP ! Je le regrette et pour moi, c’est terminé. »