Début février, six volontaires en Arménie sont missionnés dans la région de Vardénis pour y déterminer l’urgence des besoins des familles déplacées de l’Artsakh, pour y rencontrer des blessés de guerre et échanger avec les élus.
« Les familles, que nous sommes sur le point de visiter, ont fui les bombardements intensifs azerbaïdjanais. Ils ont tout quitté en quelques heures, souvent contraints par les forces de l’ordre arméniennes et parfois azerbaïdjanaises, qui avaient pour consigne de vider entièrement la zone des derniers civils.
A 11 heures, depuis Erevan, nous prenons la route pour Vardénis, qui nous fait découvrir des paysages à couper le souffle, comme le majestueux lac Sevan situé au pied des montagnes enneigées et ensoleillées.
A quelques kilomètres de la frontière azerbaïdjanaise, la voiture s’arrête. Nous sommes attendus par le maire de Khachabhyur qui vient tout juste de rentrer de la guerre en Artsakh. « A mon départ, j’étais le conseiller municipal du village. Aujourd’hui, je remplace le maire qui a perdu la vie au front. »
Combien d’autres comme lui sont morts ? 2000-3000 ? Un peu ? Beaucoup… ? Des jeunes de mon âge dont la vie venait de commencer ! Et parmi les survivants, combien resteront à jamais marqués ? Un membre amputé, la peau brûlée et arrachée, des yeux crevés ? Quel destin est le plus funeste ?
Sargis est l’un des rescapés de ces affrontements. Après l’annonce du cessez-le-feu, il est rentré chez lui. Rien n’est plus comme avant et ne le sera jamais plus. Les mains croisées sur ses jambes, les yeux dans le vague, il nous parle de la guerre, du cortège de morts et de sacrifiés. Il nous parle aussi de la vie d’avant. Il était entraîneur de football ! Aujourd’hui il ne l’est plus. Une bombe azerbaïdjanaise lui a pris sa jambe. Il ne marche plus. Timidement, il sort une photo de sa poche. La radio est formelle : la blessure est trop grave, sa jambe inutilisable.
Que lui dire ? Compatir, lui dire que nous prions pour lui ? Ne rien dire ? Je n’ai pas vécu de guerre, je ne sais pas ce que cela fait d’entendre des bombes fendre le ciel en pleine nuit, d’être réveillé par les derniers râles de son ami touché par des fragments d’obus, de vivre grâce à des misérables sacs de sable empilés, faisant obstacle aux balles ennemies. Je n’ai que 20 ans, je ne sais rien de la vie de soldat. Que puis-je dire pour les réconforter ? Alors, je choisis le silence et attends. Je tourne les informations en boucle dans ma tête. Peu importe où mes pas me mènent, je pense à ces familles brisées par la mort et l’exil.
Datev habitait, avec ses six enfants, au cœur historique de l’Artsakh, dans la ville de Shushi. « Tout est arrivé très vite, nous ne pensions pas que la ville de Shushi tomberait aux mains de l’Azerbaïdjan. Le moment du départ a été très dur, car nous avons quitté la maison familiale de nos aïeux. »
sos chretiens orient armenie famille deplacee de l artsakhLui est, enfin était, mécanicien. Aujourd’hui, il n’a plus de travail à cause de la guerre. Sa femme est enceinte du septième. Sa famille vit dans une grande précarité. Ils ont besoin de tout : produits alimentaires, produits d’hygiène, chaussures et vêtements chauds.
Quand on part dans la minute, on n’a évidemment pas le temps de faire ses valises, de prévoir pour l’hiver et ses températures glaciales. Le mode survie est enclenché. La balise mentale de détresse s’allume… on ne pense plus… on agit. Puis, on se rappelle que dehors la tempête gronde et que l’on a survécut…pour mieux souffrir. Mais il est trop tard et l’on est toujours vivant. Alors on espère que dans cette nouvelle maison, un garage en tôle grise, avec un petit poêle qui peine à réchauffer l’air ambiant, on arrivera à refaire sa vie. Mais la réalité est glaciale.
Le sol du foyer est composé de planches de bois difformes posées à mêmes la terre afin de s’isoler tant bien que mal des températures négatives. La pauvreté est impressionnante, la souffrance omniprésente. Les regards des plus jeunes, marqués par ces atrocités que personne ne devrait connaître, encore moins un enfant, me laissent sans voix. Je suis assis parmi eux, j’écoute sans trop comprendre, car je ne parle pas arménien, mais j’écoute. La femme me tend une tasse de café chaud. Leur générosité dépasse l’entendement. Dans quelques heures, je serai au chaud dans l’appartement des volontaires et pourrais me restaurer sans avoir peur de manquer. Je pourrai refuser la tasse qui m’est tendue pour leur laisser mais comment interpréteraient-ils mon geste ? Ils ne sont pas obligés de faire preuve d’une si grande hospitalité… Ils n’ont pas les moyens d’être si généreux et pourtant, ils le sont. Alors j’honore leur gentillesse et je bois, la gorge serrée.
Partout où nous pénétrons, les situations se ressemblent. Ils sont partis sans rien, ont marché le plus loin possible des conflits et vivent aujourd’hui grâce à la générosité de quelques-uns. Et pourtant, chaque histoire est unique. Elle a de multiples visages, abîmés par l’angoisse, la peur, l’inconnu.
sos chretiens orient armenie evaluation besoin des familles shurnoukhA Vardénis, elle a le visage de 51 familles endeuillées par la guerre. Là, la misère grandit sous nos yeux. Beaucoup vivent dans une seule et même pièce. Souvent, les parents se sacrifient en laissant le lit à leurs enfants. La bouse de vache, seul combustible, est leur unique moyen d’alimenter le poêle pour lutter contre le froid. La souffrance de la guerre se lit dans leurs yeux. Le souvenir de leur vie passée en Artsakh reste indélébile. « Mon mari, pourquoi ont-ils prit mon mari ? Nous sommes si seules sur une terre qui nous est encore inconnue… » Marie est désemparée. Alors, tendrement, sa belle-mère partage son chagrin en la prenant dans ses bras. Leurs quelques mots me transpercent le cœur.
Je tourne la tête, par pudeur…peut-être. Mes yeux se fixent sur une photo accrochée au mur. Un fils ou un mari défunt ? Un héros de l’Arménie mort au combat ? Dans toutes les familles que je visite, je vois ces mausolées. Dernier souvenir de celui qui donna sa vie pour défendre son pays et sauver les siens. Avant de quitter les lieux, nous honorons sa mémoire, nous prions. Et comme Sainte Thérèse de l’Enfant Jésus, nous prions comme si l’action était inutile et agissons comme si la prière était insuffisante.
Je ne suis en Arménie que depuis une semaine mais déjà je vois concrètement les cicatrices profondes laissées par la guerre sur les cœurs et l’histoire des Hommes.
Bientôt, nous reviendrons à Vardénis pour distribuer les colis alimentaires et d’hygiène, les couvertures et vêtements chauds. De quoi les réconforter momentanément et illuminer leurs visages d’un sourire même furtif.
Mais en attendant, je m’interroge ! « Que leur dirais-je si je savais ? »
Louis-Marie, volontaire en Arménie.
Avec 20€, vous offrez un colis alimentaire et d’hygiène à une famille. Soutenez les déplacés de l’Artsakh.
bouton faire un don*Photos d’illustration prises à Shurnoukh et à Goris.