Mercredi 23 Janvier 2019 à 7 pm (19 heures) au Zorayan Museum Hall de La Cathédrale St Léon
Le Professeurr Peter Cowe va présenter la contribution du Dr Rubina Peroomian
"ire le nouvel ouvrage de Rubina Peroomian n’est ni facile, ni agréable. Or c’est nécessaire et hautement gratifiant. Ce livre, son troisième sur ce sujet, traite des images du génocide arménien dans la littérature. Son premier ouvrage sur ce thème était Literary Responses to Catastrophe : A Comparison of the Armenian and the Jewish Experience [Réactions littéraires à la catastrophe : comparaison entre l’expérience arménienne et juive] (Scholars Press, 1993) et le second était And Those Who Continued Living in Turkey after 1915 : The Metamorphosis of the Post-Genocide Armenian Identity as Reflected in Artistic Literature [Et ceux qui continuèrent à vivre en Turquie après 1915 : reflets de la métamorphose de l’identité arménienne de l’après-génocide dans la littérature artistique] (Erevan : Musée-Institut du Génocide Arménien, 2008, récemment réédité avec une préface de Richard Hovannissian]. Son objectif n’est pas de prouver que le génocide a eu lieu, ce dont les historiens ont déjà attesté. Cette œuvre puissante, qu’elle définit comme « un cri de protestation contre l’inhumanité de l’homme envers l’homme » (p. xiv), vise plutôt à « exposer la dimension humaine du crime » (p. xv) et, ce faisant, à aider les Arméniens de seconde et troisième générations à aborder au plan psychologique le traumatisme qui leur a été transmis par leurs ascendants. Elle s’inclut elle-même très directement dans cette catégorie. A l’âge tendre de six ans, elle subit la perte de son père, professeur de chimie à Tabriz, qui fut liquidé un soir par le NKVD soviétique en tant que dirigeant de l’opposition nationaliste arménienne. C’est cette expérience qui a contribué à sa décision de s’informer sur la tragédie qui frappa le peuple arménien. Lire cette volumineuse littérature fut une expérience douloureuse qui imprima sa marque sur sa psyché. « J’aimerais croire, écrit-elle, que le résultat que je produirai avec mon travail me guérira de mon tumulte psychologique. Je prie pour une prompte guérison, que serait l’achèvement imminent de ma recherche » (p. xvi).
Pourquoi la littérature ? pourrait-on se demander. L’A. explique qu’elle a choisi ce thème « parce que je pense que l’art littéraire est la forme de représentation culturelle qui livre le lieu où la création et la recréation du rapport entre le moi et le social peuvent être reconnues » (p. 2). Son espoir est qu’en achevant sa tâche par un prochain volume, elle puisse réaliser son « effort, sa vie durant, d’éclairer ce traumatisme collectif innommable et impossible à oublier, qui s’est mué en un combat pour affronter le passé, libérer les générations de survivants de leur psychologie débilitante de victimes, et survivre en tant que nation fière, tournée vers l’avenir et libre » (p. 6).
Tout en étudiant les romans, la poésie et les mémoires, et en nous informant sur leurs auteurs, elle ébauche aussi une histoire de l’expérience arménienne. Abordant l’héritage de la première génération, elle montre ainsi comment, suite aux massacres hamidiens de 1894-96, la révolution Jeune-Turc de 1908 suscita l’espoir d’une cohabitation possible, que briseront les massacres d’Adana en 1909. Après avoir connu une « impasse », cet espoir se transforma en une réaction qu’articula le « langage de la violence. » Lorsqu’en 1915 l’impensable se produisit, cela signifia pour les Arméniens la perte de leur terre ancestrale, que même le bref épisode de l’indépendance arménienne ne put récupérer ; et la transformation en une république soviétique ne fit que parachever cette perte en dressant un rideau de fer entre les Arméniens qui vivaient là et ceux qui avaient trouvé refuge à l’étranger.
Le thème central, qui domine cette littérature par la suite, est la question de l’identité nationale et ethnique : comment les Arméniens doivent-ils préserver leur identité ? Comment gérer les pressions de l’assimilation ? Dans ce contexte, Peroomian souligne le rôle joué par Hairenik (fondé en 1922) et d’autres publications pour maintenir vivante la mémoire de la terre ancestrale. En particulier dans les années 1920 et 1930, Hairenik éduqua la nouvelle génération sur son passé en publiant des biographies et des mémoires. Parmi les auteurs de ce genre littéraire figuraient aussi, outre des noms reconnus d’avant 1915 et les « orphelins du désert » plus tard, des gens ordinaires qui rédigeaient simplement leurs souvenirs.
Cette littérature des survivants, qui décrit souvent les atrocités dans des détails crus, posait la question fondamentale, « pourquoi ? » – pourquoi cela est-il arrivé ? Ces réponses littéraires incluent une centration sur le perpétrateur, désigné souvent comme « le Turc », et, naturellement aussi, la quête d’une réaction violente. La résistance armée apparaissant comme le moyen d’assouvir la vengeance ou, comme dans les œuvres de Chahan Natalie, comme une tentative de rétablir l’honneur de la nation. Une des réponses les plus douloureuses que l’on rencontre dans les œuvres de Natalie et aussi de Vahan Tékéyan, par exemple, est le désespoir existentiel de la victime, qui va jusqu’à douter de l’existence de Dieu ou qui défie Dieu pour avoir toléré une telle injustice. Ou bien la victime retourne son désespoir contre elle-même, allant jusqu’à se déclarer responsable. Résumant la gamme des réactions psychologiques, Peroomian écrit : « Dans leur vaine quête d’une réponse ou de la signification de ce qui était arrivé, ils se tournaient vers Dieu, priaient, questionnaient, disséquaient, défiaient et exprimaient leurs doutes quant à Son identité ou même Son existence tout court. Ces écrivains devinrent introspectifs, recherchant la source de la catastrophe au sein de la psyché arménienne, dont ils épinglaient les défauts et les faiblesses, à mesure qu’ils intériorisaient la tragédie. Pris dans une situation de frustration intense, ils prêchaient la vengeance » (p. 75).
Abordant la « génération orpheline, » l’A. recense les récits abondants laissés par ces êtres privés de leurs familles lors du génocide ; ces enfants des rues à Damas, réduits à la condition de mendiants crasseux, ou ces gamins qui eurent la chance d’être hébergés dans des conditions primitives au sein des orphelinats d’Alep ou de Constantinople. A nouveau, Peroomian plonge dans la dimension psychologique de la tragédie. Dans l’œuvre autobiographique de Moushegh Ishkhan, qui fut deux fois orphelin, à l’âge d’un an et de cinq ans, Peroomian identifie le détachement apparent de la victime par rapport à des événements atroces. Le souvenir de ces expériences traumatiques revient néanmoins dans les cauchemars, dans ce que les psychologues nomment « hypermnésie ». Autre phénomène psychologique, observé chez les victimes qui ont vécu le traumatisme de perdre leur mère, le « trouble d’anxiété de séparation » (p. 132), au moyen duquel la victime expérimente des peurs profondes de séparation de ses proches. Dans la réponse littéraire, ce genre d’émotions s’exprime dans la nostalgie de la patrie perdue, ou de la mère.
Cette génération d’écrivains relate aussi de quelle manière leur désespoir peut conduire à une dépression totale, des tendances autodestructrices et la mise à bas de l’ordre moral, comme dans les œuvres de Vasken Chouchanian. « Les atrocités turques n’ont pas pris fin avec la destruction et le meurtre seulement, » écrit-elle ; « elles ont totalement bouleversé l’univers d’ordre moral des survivants et les ont privé de leur capacité à nourrir des relations humaines normales » (p. 170-1). Chouchanian traite ainsi du thème de l’inceste, tout en abordant, avec d’autres, des relations frère-sœur non conventionnelles. Les hommes qui ont subi l’humiliation de la déportation et assisté aux viols et aux meurtres de leurs parentes ont souvent tendance à considérer l’ensemble des femmes comme des « sœurs ». Quant au dilemme lié à l’identité, la « génération orpheline » des écrivains propose deux approches différentes : soit l’assimilation, soit une fuite dans le passé.
Dans son troisième chapitre, le professeur Peroomian s’intéresse en détail à la pléthore de mémoires personnels produits ces trente dernières années, les « récits de sang et de larmes » (p. 232). Les douze auteurs qu’elle étudie en profondeur sont souvent motivés par un sentiment de devoir mettre les pendules à l’heure ; John Minassian, par exemple, est informé par des Arméniens pris pour cible que, s’il survit, il a pour « obligation de raconter au monde entier comment c’est arrivé et pourquoi […] » (p. 243). D’autres, comme Dirouhie Kouymdjian et Bertha (Berdjouhie) Nakchian K’etchian, sont exhortées par leurs enfants à témoigner de leur vécu. Leurs enfants sont souvent impliqués dans les efforts de la seconde génération pour lutter contre le déni, les survivants considérant leurs témoignages oculaires comme un outil efficace à cette fin. Quelques survivants, comme Hrant Sarian, ont même conservé des journaux intimes, qui ne furent publiés que plusieurs dizaines d’années plus tard. Significativement, le fait de mettre en mots leurs souvenirs sur une page exerce une fonction quasi thérapeutique, « exorcisant le traumatisme » (p. 336). De nombreux survivants portent le fardeau de la culpabilité et de la honte dans leurs cœurs, dans un silence total, durant le reste de leurs existences, coupables d’avoir dû abandonner un membre de la famille ou d’avoir été contraints de subir des humiliations qu’ils ne pourront jamais révéler.
Typiques de ce genre de souvenirs personnels, les évocations de la ville natale dans le Vieux Pays et des membres du clan familial. Puis viennent les récits du massacre : comment les hommes furent emmenés et tués, comment les ordres de déportation arrivèrent, comment les habitants des villes furent acheminés comme du bétail le long des marches de la mort, comment des femmes au désespoir choisirent le suicide plutôt que l’esclavage, tandis que d’autres étaient enlevées, comment des femmes qui s’accrochaient aux corps de leurs enfants morts de faim perdirent la raison, et ainsi de suite. Si chaque histoire est différente, elles comportent toutes des similitudes, Peroomian soulignant le fait que « ces traits communs témoignent de la réalité du génocide » (p. 330). En outre, les descriptions détaillées du territoire ancestral arménien, avant 1915, livrent de précieux témoignages sur la vaste infrastructure civile des communautés arméniennes, comptant écoles, églises, activités agricoles et industrielles.
Le « happy end » – si tant est que l’on puisse user de ce mot – se manifeste pour les rares chanceux sous la forme de la survie, considérée comme un « miracle », et l’émigration en Amérique, qu’ils vécurent comme « un rêve devenu vrai. » Dans ces récits, le personnage du « bon Turc » apparaît parfois, l’individu discret qui intervient, envers et contre tout, malgré le danger bien réel, afin de sauver des Arméniens.
Dans ses remarques finales, « en guise de conclusion, » l’A. parle avec une rare franchise de sa propre expérience sur ce thème. « J’ai essayé d’étudier la littérature arménienne sur les atrocités, » écrit-elle, « autant que je l’ai pu, de lire autant de récits que mes nerfs pouvaient le supporter. Non, ce n’est pas facile de lire ces récits. Ces scènes macabres de meurtres et de viols perpétrés de sang-froid, d’enfants mourant de faim et d’orgies sans nom d’officiers turcs se repaissant de jeunes Arméniennes, peuvent laisser le lecteur déprimé et déconcerté pour longtemps » (p. 394). Même si ses lecteurs croisent ces histoires à distance, disons, une fois l’ensemble de ces récits quittés, l’impact émotionnel et psychologique reste pesant. Comme je l’ai dit au début, il n’est ni facile, ni agréable de lire cet ouvrage. Il est pourtant extrêmement important en tant que moyen de libération : là est la récompense. Ce n’est pas seulement une expérience personnelle, c’est aussi un message politique. Comme Peroomian le rappelle, « je considère cette littérature, ces réponses au génocide arménien, comme un monument érigé à la mémoire de ce génocide, à l’aspiration des Arméniens à devenir à nouveau une nation, non une nation de victimes, mais une nation au passé tragique, qui a été reconnue et qui s’est relevée comme il convient. Tel est le moyen d’en finir avec le fardeau du passé, si l’on veut rendre possible la survie et la perpétuation de la nation » (p. 394-5).
Nous ne pouvons qu’être reconnaissants envers Rubina Peroomian d’avoir assumé la tâche difficile, ainsi que le fardeau consistant à œuvrer à travers cette vaste littérature des atrocités et d’avoir fait face au défi émotionnel et psychologique que cela représente. Elle est parvenue à se faire l’intermédiaire du combat des écrivains arméniens pour traiter du génocide, et à communiquer la substance et la teneur de leur lutte, avec courage, sincérité et cette qualité particulière du regard, qui n’est accessible qu’à ceux qui ont mené un même combat au plan personnel. Ainsi, en achevant son livre, le lecteur n’est ni déprimé, ni accablé, bien au contraire il expérimente une réelle sensation de soulagement thérapeutique et d’espoir en l’avenir.
[Muriel Mirak-Weissbach est l’auteure de Through the Wall of Fire : Armenia – Iraq – Palestine : From Wrath to Reconciliation (Frankfurt/Main : Fischer, 2009) et de Madness at the Helm : Pathology and Politics in the Arab Spring (Londres : Ithaca/Garnet, à paraître fin 2012). Contact : mirak.weissbach@googlemail.com – site internet : www.mirak-weissbach.de.]
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Traduction : © Georges Festa – 08.2012.