Slate.fr : Mourad Papazian et Ara Toranian, les deux visages du lobby arménien en France
François Hollande avec Ara Toranian, Mourad Papazian et Alexis Govcyan, le 16 juillet 2013 à l'Elysée | Présidence de la République/L.Blevennec.
L’engagement de François Hollande sur le génocide arménien naît d'une « conviction intime », mais aussi de liens anciens avec ces deux personnalités à la fois opposées et complémentaires.
La Tour Eiffel éteinte la nuit du 24 avril serait leur idée. Ces deux-là forment un tandem, Franck et Jean-Marc, que la communauté appelle de leur prénom arménien, Mourad et Ara. Quand l’un est là, l’autre n’est jamais très loin, incontournables acteurs du lobbying arménien. C’est en grande partie à leur travail acharné depuis des années qu’on doit l’omniprésence physique et morale de François Hollande aux commémorations du génocide.
A 61 ans, Ara Toranian est le plus âgé des deux. Il a étudié les lettres, la philosophie, dirige depuis 22 ans le mensuel Nouvelles d’Arménie et se dit «marqué par [sa] formation politique de jeunesse, l’extrême gauche non communiste et l’agit prop». «Je n'aborde surtout pas les problèmes en nationaliste arménien. Mais je ne comprends pas qu'on considère que le négationnisme constitue un délit dans le cas de la Shoah et qu'il n'en soit plus un dans le cas du génocide arménien. Je suis avant tout un réaliste, affirme Ara Toranian. Mourad est nettement plus optimiste que moi…»
Né en 1964, Mourad Papazian est de la génération du marketing et de la communication plutôt que de celle des graffitis, tracts et pots de colle. Comme son père, une personnalité très respectée dans le parti, le fils d’Henri Papazian appartient à la Fédération révolutionnaire arménienne, autrement dit Tashnag, fondée à la fin du XIXe siècle dans l’empire ottoman. Encore aujourd’hui, il se murmure que les impétrants prêtent serment à la patrie (arménienne) sur un… revolver.
Aznavour et Devedjian
«Je suis plus revendicatif et dur qu’Ara», explique Mourad Papazian, qui a établi des relations privilégiées avec François Hollande, auprès duquel il a travaillé de 2009 à 2011. Quoique, prend-il soin de préciser, on aurait «tort de surévaluer [son] rôle» auprès du président de la République, épaulé sur ce dossier délicat par la jeune énarque Constance Rivière.
«Mourad Papazian est héritier d’un parti qui a une histoire, il s’appuie sur une vraie base, il a une plus grande assise», précise Béatrice Ananian, la présidente de la Croix Bleue des Arméniens de France, une des associations proches du Tashnag. «Orateur formidable, Toranian cherche ce qui est bon pour son peuple. Papazian agit dans le cadre politique français», commente un bon connaisseur des institutions arméniennes.
De fait, Mourad et Ara s’opposent et se complètent tout à la fois: «Le premier s’appuie sur les bataillons du Tashnag et les socialistes. Le second fédère les individus ou petits groupes qui ne se retrouvent pas dans le centralisme et l’ultranationalisme du Tashnag», précise un autre.
Faute de parti, Ara Toranian s’appuie volontiers sur les icônes de la communauté, l'ancien ministre Patrick Devedjian (UMP) et Charles Aznavour. N’aurait-il d’ailleurs pas tenu la plume du chanteur pour le long texte «Cent ans de solitude», que ce dernier a signé dans Le Monde quelques jours avant le 24 avril? On devine la patte politique du directeur des Nouvelles d’Arménie, en phase avec le gouvernement arménien plutôt qu’avec le Tashnag.
Qu’à l’approche du centenaire, Ara Toranian et Mourad Papazian aient été élus ensemble pour coprésider le Comité de coordination des organisations arméniennes françaises (CCAF), le «Crif arménien», montre bien cependant la volonté d’union de la communauté en cette année mémorielle.
Attentats pour « briser le silence »
Car du silence à la reconnaissance, le chemin emprunté n’a pas été fait que de roses pour les Arméniens de France. Il a aussi été fait de luttes intestines et de fureur. «Quand on sait l’histoire d’Ara et Mourad, on peut être surpris de les voir aujourd'hui agir ensemble, côte à côte», commente Béatrice Ananian.
Les deux hommes sont cousins germains, ils ont partagé les lourds silences d’un grand-père orphelin, rescapé du génocide, arrivé en France dans les années 20. Dans la famille, on est Tashnag. La question ne se pose pas. Alors, quand Ara choisit l’extrême gauche, c’est vécu comme une quasi-trahison au sein de la famille Papazian, très anti-communiste. «A 16-17 ans, raconte Ara Toranian, je vis un contraste terrible entre ma prise de conscience politique et l’état d’anéantissement moral terrifiant dans lequel vit la génération de mes parents.»
La véritable guérilla diplomatique que Turcs et Arméniens se mènent dans l’enceinte des Nations unies n’aboutit à rien. Tout tentative arménienne de publiciser la cause se heurte au mur de la propagande turque.
Au temps du silence succède le temps de la fureur. L’apparition dans les années 70 de l’Armée secrète de libération de l’Arménie (Asala, d’inspiration nationaliste et marxiste-léniniste) marque une seconde rupture familiale. Des attentats ciblent de nombreux diplomates turcs à Paris, Madrid, Vienne, Burgas, Beyrouth. Avec de 1975 à 1984, 46 morts et 299 blessés.
Pour Ara, c’est le signal du réveil. «On n’avait pas le choix, la violence était notre dernier recours», justifie le neveu transfuge. Ce dernier réfute avoir constitué la «vitrine politique et légale» du groupe terroriste, via le journal Hay Baykar («Combat arménien») auquel collabore également celle qui est alors sa femme, Valérie, qui deviendra bien des années plus tard la directrice de Elle. Nouvelle directrice de la Revue des deux mondes, elle vient d’écrire un livre, L’étrangère, où elle raconte l’histoire de sa grand-mère, survivante du génocide. «Nous soutenions la lutte armée, dit-il, car elle nous permettait de relever la tête.»
D’ailleurs, le camp Tashnag a aussi ses «commandos des justiciers du génocide arménien» (29 morts et de nombreux blessés). «Soixante ans après le génocide, c’était le moyen du désespoir», confirme Mourad Papazian, qui n’avait pas dix ans lors des premiers attentats. Au titre de la «lutte armée», ce dernier n’a donc ni la même «légitimité» qu’Ara aux yeux de la communauté arménienne, ni la même étiquette de «terroriste» aux yeux des diplomates turcs.
Tentatives d’intimidation et voiture piégée
Les tentatives d’intimidation dont Mourad Papazian a fait l’objet, un cambriolage très signé, sans doute par les services turcs, ne remontent qu’à 2006. «Méfie-toi, ils sont capables de tout», lui aurait alors dit le journaliste turco-arménien Hrant Dink. Six ans plus tard, rebelote:
«Un grand type baraqué qui se trouvait ostensiblement partout où j’allais, devant chez moi, au restaurant, au bureau, manière de me dire "On sait qui tu es, où tu vis et ce que tu fais" pour me faire peur…»
Rien à voir avec ce qu’ont vécu Ara et Valérie Toranian dans les années 80. Leur voiture est plastiquée à deux reprises. La première fois, c’est une bombe de 3 kilos d’exogène qui a été fixée sous le plancher de leur voiture. Ils traverseront Paris sans s’en rendre compte. La seconde fois, en revanche, la bombe explose sans qu’ils soient touchés. «C’est le mafieux ultranationaliste Catli qui avait été chargé de nous liquider, il est mort en 1996 dans l’accident de Sursurluk. La Turquie lui a fait des funérailles nationales», raconte Ara Toranian.
Il faut dire que du côté d’Asala, les choses ont dégénéré. Peu avant ces représailles turques contre Ara Toranian, l’attentat d’Orly, commis par l’Asala en juillet 1983, fait huit morts et cinquante-six blessés, principalement civils. «Ca n’avait plus rien à voir avec ce pour quoi nous nous battions, explique Ara Toranian. L’Asala visait non plus l’Etat turc mais le pays qui nous accueillait, la France, et ça c’était inacceptable. Les militants ne s’y retrouvaient plus.» D’autant qu’en coulisses, ce sont les services syriens d’Hafez el-Assad qui tirent les ficelles pour protester contre la présence française au Liban. L’attentat d’Orly «suscite des sentiments de révulsion dans l’opinion publique», rappelle le sociologue Michel Wieworka dans la Vanguardia.
Et du côté turc, il serait arrivé qu’un diplomate confie à ses interlocuteurs français que vraiment, «le terroriste Ara Toranian à la tête de la communauté arménienne, ça passe mal». «Mes relations avec le ministère français des Affaires étrangères n’ont jamais été très bonnes. Ils ont souvent fait preuve d’une soumission totale à la version turque de l’histoire», rétorque ce dernier.
Aujourd’hui encore, peu d’Arméniens se désolidarisent des attentats –première période– de l’Asala. «Ces attentats nous ont permis de sortir du silence. Et aux Turcs de prendre conscience de ce que nous vivions», entend-on fréquemment.
Les années de braise seront suivies par des années de jachère, de mésententes et de rivalités. Outre la lutte historique entre nationalistes du Tashnag et communistes, en France, trois courants principaux traversent la communauté: le parti FRA-Tashnag, proche du PS, le parti ADL-Ramgavar, proche du RPR-UMP, et le parti social-démocrate Hentshak, tendance centre-gauche.
On a même vu des bagarres entre courants. Les Arméniens peuvent avoir le sang chaud.
« Crif arménien »
En 2001, le Parlement français vote la loi reconnaissant le génocide arménien. C’est une victoire pour la communauté arménienne, pour Ara Toranian et les Papazian, père et fils au premier chef. Ankara annule des marchés publics avec la France et prend des sanctions économiques. Les milieux d’affaires français qui travaillent avec les Turcs commencent à se mobiliser contre le «lobby arménien».
La communauté arménienne en France (500.000 personnes selon certaines estimations très approximatives) est galvanisée. Elle décide de se doter d’une représentation plus ambitieuse, rêve d’un Crif. Ce sera le CCAF, «monté à la force du poignet» selon Mourad Papazian.
Certains groupes de pression turcs aussi sont de mieux en mieux organisés, avec de plus en plus de moyens. Y compris sur le territoire français. La sensibilité est à fleur de peau. Les militants arméniens ne laissent rien passer. Tel ou tel historien qui n’aurait pas prononcé le mot génocide peut se retrouver dans l’œil du cyclone. Il n’est là pas question de «liberté d’expression» à leurs yeux. Le milieu universitaire est choqué par certaines campagnes.
«Toutes nos actions n’ont pas été nécessairement super habiles, reconnaît a posteriori Ara Toranian. Mais face à tout ce qui ressemble de près ou de loin à du négationnisme, on est à cran. Comment pourrait-il en être autrement? On a été si impuissants pendant des années…»
Et puis, les plus politisés de la communauté voient facilement des agents turcs partout. Hrant Dink racontait que lors de sa visite en 2005 à Marseille, il avait été sifflé et décrié par des militants arméniens qui le considéraient ainsi.
«A l’époque, le Premier ministre Erdogan faisait une tournée en Europe contre la loi de pénalisation des génocides. Dink était un peu sur la même ligne. On lui a dit qu’on n’attendait pas de lui qu’il vienne relayer la propagande turque, qu’il ne nous aidait pas en faisant cela», justifie Mourad Papazian, qui précise que ce ne serait pas des membres du Tashnag qui auraient chahuté Dink.
« Lors d’une émission sur AYP FM, Toranian parlait de "la génuflexion du Patriarche devant les dirigeants turcs". J’étais très énervé contre cette attitude à l’égard du Patriarche. Je suis intervenu: vous êtes bien installé dans votre fauteuil au chaud alors que les Arméniens de Turquie sont les otages d’Ankara…», se souvient Varoujan Sirapian, directeur de la revue Europe & Orient.
Avec Gérard Chaliand et d’autres, Ara Toranian tente de rectifier le tir. En novembre 2006, il organise une conférence dans laquelle le journaliste et militant arménien stambouliote peut s’expliquer. Deux mois après, ç’aurait été trop tard. Hrant Dink est assassiné par les ultra-nationalistes turcs le 19 janvier 2007.
«Le gros problème avec Mourad et Ara, c’est qu’ils ne sont jamais allés en Turquie et ils ne connaissent pas vraiment les ressorts des Turcs», dit Varoujan Sirapian, un ancien Arménien d’Istanbul qui a quitté la Turquie dans les années 70. «Bien sûr que si, on connaît les Turcs! On sait replacer leur mode de fonctionnement dans la continuité historique. Après tout, on a vécu ensemble. On connaît leurs habitudes, leurs méthodes. On peut anticiper leurs réactions sans aucun problème», rétorque Mourad Papazian.
En 2009, ils n’avaient en tout cas pas anticipé que le gouvernement turc s’apprêterait à signer avec l’Arménie un accord de paix (dit «Protocoles») qui, selon certains, aurait annulé toute possibilité de revendications territoriales à l’égard de la Turquie.
On se souvient, chez les Arméniens de France, de l’incident qui eut lieu au moment des Protocoles lorsque le président Sarkozy est venu s’incliner devant la statue de Komitas en compagnie de son alter ego arménien, Serge Sarkissian. Présents à la cérémonie, les Papazian, père et fils, avaient alors traité «Sarkissian [de] traître [“tavadjan”] à l’Arménie». Il y aurait même eu des échauffourées avec la police française.
Lobby turc en France
En 2011, la loi de pénalisation de la négation des génocides est approuvée par le Sénat. Le 21 janvier, au moins 15.000 Européens d'origine turque manifestent à Paris pour la dénoncer. «La manif était encadrée par les loups gris [ultranationalistes du Parti d’action nationaliste (MHP)] et dans les voitures, certains de ces manifestants étaient armés», raconte Mourad Papazian, qui avait, dit-il, «des hommes» dans la foule.
La loi de pénalisation divise la classe politique et le monde intellectuel français. Finalement, en février 2012, le Conseil constitutionnel la retoque. Le choc est terrible pour Ara Toranian et Mourad Papazian, qui réfutent les arguments de l’association Liberté pour l’Histoire et fustigent les personnalités, Robert Badinter, Jack Lang, Pierre Nora et tant d’autres encore, qui sont opposés au texte.
Sources :
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