“Fume fume fume cette cigarette” ou comment faire de plus en plus de bénéfices “Cash Investigation” sur France 2
Chaque année, 73 000 personnes perdent la vie à cause du tabac en France, ce qui coûte des milliards d’euros à la collectivité. Pendant ce temps, les cigarettiers font des bénéfices records. Officiellement pourtant, les gouvernements successifs s'affichent toujours plus sévères dans la lutte contre le tabagisme. Pour élucider ce paradoxe, des journalistes ont enquêté pendant une année dans les coulisses des multinationales du secteur pour révéler leurs stratégies secrètes. L’enquête pointe notamment leur jeu d'influences dans les couloirs des institutions françaises et européennes. Plus glaçant encore, certains géants du tabac tentent d’amadouer les Etats en vantant les économies sur les retraites engendrées par la mort des fumeurs.
Cash Investigation sur France 2
En faisant adopter, le 3 avril dernier, le paquet de cigarettes neutre, la ministre de la Santé Marisol Touraine a porté un coup dur aux quatre multinationales qui se partagent le marché de la nicotine.
Paris, mars 2004. Pierre s’échappe vers midi de l’hôtel particulier niché au cœur du VIIe arrondissement. Une escapade inhabituelle dans l’agenda surchargé de ce directeur de cabinet. A presque 40 ans, le diplômé de l’ENA et de HEC a épuisé les charmes de la vie politique. Assistant parlementaire, puis conseiller ministériel et, enfin, « dir cab » de l’un des ministres du gouvernement Raffarin, il n’a aucune intention de briguer un mandat électoral. Une carrière dans le privé le tente. (…) L’homme avec lequel il a rendez-vous est un quasi inconnu. « J’avais à peine entendu parler de l’entreprise », assure Pierre. Leur première rencontre a eu lieu deux mois plus tôt à une avant-première de cinéma, en présence des stars du film. « Ce fabricant de tabac arrosait les cabinets ministériels de ses invitations. Après la projection, j’ai discuté avec l’un des dirigeants du groupe, je lui ai confié mon désir de changer d’horizon. Le lendemain, il m’appelait pour me convier à déjeuner. »
Multinationale cherche lobbyiste
Entre le homard et la daurade aux baies sauvages, l’homme n’y va pas par quatre chemins. Il cherche un directeur des « relations institutionnelles », mot codé dans le monde des affaires pour désigner un lobbyiste capable de défendre les intérêts de cette multinationale anglo-saxonne auprès des pouvoirs publics. « Depuis un an, lui explique son hôte, on a déjà fait appel en vain à deux ou trois cabinets de chasseurs de têtes. » C’est qu’il cherche l’oiseau rare. « Pour leur filiale française, ils voulaient quelqu’un maîtrisant les jeux de pouvoirs entre Matignon, les cabinets, le Parlement, un expert des rouages de la haute fonction publique, se souvient Pierre. Et, en même temps, il fallait connaître le monde de l’entreprise, parler parfaitement anglais… bref, c’était le mouton à cinq pattes. »
Un argument achève de le séduire : l’argent ! (…) Son salaire mensuel de « dir cab » tourne autour de 6 000 à 7 000 euros net. On lui propose 30 % de plus et lui fait miroiter un généreux système de bonus ! Au bout de plusieurs entretiens avec la direction du groupe, Pierre est recruté. (…) Le voici lobbyiste du tabac !
Dans la plupart des 180 pays où ils sont implantés à travers la planète, les « Big Four » ont leur porte-parole attitré. Les « Big Four », ce sont les quatre multinationales du tabac. Ces géants, cotés à la bourse de New York, de Londres ou de Tokyo, emploient
200 000 salariés à travers le monde, où ils écoulent 200 milliards de paquets par an, soit plus de 6 000 par seconde ! Derrière le géant Philip Morris et son célèbre cow-boy Marlboro, leader indétrônable du marché de la nicotine, British American Tobacco (Lucky Strike, Dunhill, Pall Mall…), Japan Tobacco International (Camel, Winston, Benson & Hedges…) et Imperial Tobacco (Gauloises, Gitanes, News…) se disputent un marché mondial de 50 milliards d’euros par an. A ce prix, tous les coups sont permis.
Objectif : bloquer toute loi défavorable
Pierre découvre son nouveau métier. Sur sa carte de visite, un titre pompeux : « directeur des relations institutionnelles ». Pas question de se présenter comme lobbyiste. Nous ne sommes ni à Washington, ni à Bruxelles, où les « public affairs » ont pignon sur rue ; à Paris, les experts de « l’influence » ont mauvaise réputation. (…)
Accro non pas à la nicotine mais à l’adrénaline, notre quadra se prend au jeu. Se muer en porte-parole d’une industrie accusée de provoquer en France 78 000 morts prématurées par an l’excite. « C’est un poste passionnant pour un lobbyiste, parce que le tabac, ce sont de gros enjeux de santé publique, de pouvoir d’achat, de finances publiques, que le sujet est très médiatique et que nos messages sont compliqués à faire passer. » Reste à comprendre ce que l’on attend précisément de lui. Un briefing avec le patron de la zone Europe de l’Ouest, où le groupe emploie 10 000 personnes, exploite une vingtaine d’usines et commercialise une trentaine de marques, va l’éclairer. Autour d’un café, son interlocuteur, un vieux routier du tabac, qui a roulé sa bosse en Afrique et en Asie, lui dresse un topo des plus clairs.
– Ta première mission, attaque-t-il, est de préparer des plans d’actions pour bloquer toute réglementation défavorable au tabac. On parle en France de durcir l’interdiction de fumer dans les lieux publics, on ne veut pas en entendre parler. Si tu ne parviens pas à stopper le projet de loi, tu dois tout faire pour le retarder ou en diminuer l’impact.
– Quoi d’autre ? répond Pierre d’un air détaché.
– Ensuite, nous avons un principe simple dans la maison : pas d’augmentation des taxes. Tu dois combattre les hausses de la fiscalité. Il y a une dernière chose, il s’agit des prix.
– Eh bien quoi, les prix ?
– Ils doivent être gérés au mieux de nos intérêts. (…) Je te donne un exemple. En France, la pub est interdite depuis la loi Evin, OK ? C’est donc très difficile de faire bouger les parts de marché, alors il faut toujours avoir des prix ronds. Un paquet à 4,50 euros c’est bien, 5 euros c’est encore mieux. Quand, à cause d’une hausse des prix, tu te retrouves à 5,20 euros ou 5,30 euros, c’est ennuyeux, le buraliste doit rendre la monnaie. Si un concurrent a gardé des prix ronds, ça peut faire très mal. Tu comprends ?
– Parfaitement, assure Pierre.
(…) Comment faire ? Pierre va d’abord actionner ses réseaux, travailler au corps les députés, harceler les conseillers techniques de Bercy et les fonctionnaires des Douanes, autorité de tutelle des fabricants de tabac et des détaillants. En fait, de mouton à cinq pattes, il va se muer en poisson pilote nageant dans les eaux grises du pouvoir.
Des VRP pour charmer les buralistes
Vingt-cinq ans ! Depuis 1989 et ses premiers pas chez l’un des « Big Four », dans le Midi de la France, cela fait un quart de siècle que Vincent est un soldat de l’industrie du tabac. Au fil des ans, il a grimpé les échelons et mis ses talents de vendeur hors pair au service de plusieurs marques. « J’ai fait partie des équipes de commerciaux qui parcourent la France. » Des bataillons de VRP lancés dans tout le pays à l’assaut des bars-tabacs, des civettes repérables de loin grâce à leur célèbre carotte rouge. « Les industriels mobilisent jusqu’à 200 à 300 promoteurs chacun pour leurs opérations marketing chez les buralistes, indique Michel Burton, éditeur de la Revue des tabacs. (…) Les buralistes les reconnaissent d’ailleurs au premier coup d’œil : les gars de l’ex-Seita sont souvent des semi-retraités, alors que Marlboro envoie des jeunes, costauds aux cheveux courts, impeccablement habillés et très motivés. Chez Japan Tobacco International, les commerciaux forment un pack de rugby managé à la manière d’un Bernard Laporte par les directeurs régionaux des ventes ! »*
Pourquoi un tel déploiement de forces ? Depuis la loi Evin de 1991, toute publicité directe ou indirecte pour le tabac est interdite, sauf chez les buralistes et sous forme, en principe, de simples affichettes. Comme les détaillants ont également le monopole de distribution des cigarettes, ils sont incontournables. Ils le savent et monnayent à prix d’or leurs bons offices à des fabricants de tabac prêts à tout pour s’attirer leurs bonnes grâces. « La loi Evin a été un coup très dur, il a fallu changer complètement notre manière de travailler, confirme Alain Fernandez, directeur général à l’époque de Philip Morris France. Quand la publicité et, surtout, le sponsoring sportif, qui ont été notre grande force pendant des années avec la Formule 1, ont été interdits, on a dû tout arrêter et on s’est concentrés sur la promotion des ventes chez les buralistes. »**
(…) Les industriels vont donc mettre sur pied un généreux système de « gratification » des débitants de tabac. Objectif ? Les convaincre de placer leurs produits en tête de gondole afin d’éviter qu’ils ne soient noyés au milieu de linéaires surchargés de paquets de cigarettes, de cigarillos, de tabac à rouler…
Concours de ventes et voyage au Brésil
Une formule séduit les détaillants : les concours de ventes. Les vainqueurs de ces défis commerciaux sont choyés. « En 2007, les gagnants sont partis une semaine avec leur épouse, tous frais payés, en Californie : vols aller-retour, hôtel quatre étoiles, dégustation de vin dans la Napa Valley, visite des studios de cinéma… coût 500 000 euros ! »
« Un buraliste, c’est un type qui passe son temps, de 6 heures du matin à 22 heures, coincé derrière son comptoir à vendre des clopes et à rendre la monnaie, dit Michel Burton. Pas marrant. Alors, quand vous lui faites miroiter la possibilité d’une escapade gratis au Brésil, je peux vous dire qu’il vous écoute attentivement. »
(…) Au milieu des années 2000, certains fabricants de tabac passent à la vitesse supérieure. Les cadeaux se transforment alors en véritables dessous-de-table. « On a compris que la réglementation sur le tabac allait encore se durcir et qu’il fallait gagner le maximum de parts de marché avant qu’il ne soit trop tard, affirme Vincent. Alors, on a pris tous les risques, jusqu’à mettre en place l’arrosage généralisé des buralistes ! » (…) Les cigarettiers organisent le financement occulte des débitants qui acceptent de privilégier leurs marques. Une pratique illégale, assimilable aux marges arrière dans les grandes surfaces, et d’autant plus incroyable que, vendant un produit taxé à 80 %, les buralistes sont des préposés de l’administration fiscale placés sous la tutelle directe de la Direction générale des douanes et des droits indirects (DGDDI).
(…) Interrogée sur le sujet, la DGDDI, le gendarme du secteur, semble tomber des nues. De son côté, la Confédération des buralistes nie farouchement. «Les invitations, les cadeaux, les voyages, oui. Une rémunération directe des buralistes, non », explique Gérard Bohelay, patron de la fédération des buralistes d’Ile-de-France. (…) Administration, industriels, débitants… une chape de plomb tombe sur la conversation dès que l’on aborde le financement occulte du réseau des débits de tabac. L’omerta règne. Vincent va lever le voile sur l’un des secrets les mieux gardés de l’industrie du tabac. Un système de rémunération à triple détente, qui permettrait aux buralistes qui y entrent d’arrondir leurs fins de mois et, pour certains, de gagner beaucoup d’argent net d’impôt. « Le gérant d’un bar-tabac ou d’une civette qui fait de gros chiffres de ventes, c’est le roi du pétrole », assure Vincent.
(…) « On les paie en fonction du volume des commandes », explique Vincent. Chaque fabricant a son barème. « On leur dit, par exemple, vous touchez 4 euros par cartouche, vous prenez un carton de 50 cartouches, ça vous fait 200 euros. Au total, sur l’année, un débit de tabac peut gagner de 2000 à 4 000 euros et cinq fois plus pour les plus importants ! » (…) Le système s’est même perfectionné au fil des ans pour prendre les allures d’un vrai business clandestin. La « rémunération » des buralistes ne s’arrête pas, en effet, aux primes de « selling in », c’est-à-dire versées à la commande. Elle est complétée par une récompense du « selling out », autrement dit des ventes. « Le commerçant aura beau faire rentrer des cartons de cartouches, ça ne sert à rien s’il les stocke dans sa réserve », explique Vincent.
C’est là qu’intervient la mise à feu du deuxième étage de la fusée. « On a imaginé un système très simple : on vérifie les sorties de caisses et on verse au buraliste un pourcentage sur le montant des ventes de nos marques. » En échange, le débitant s’engage à mettre en avant les marques du fabricant. (…) « Nous avons fait des études très fouillées de “eyes screening” pour voir où se porte naturellement l’œil des clients, révèle Vincent. On sait qu’ils regardent d’abord au-dessus de l’épaule du buraliste. C’est là, à hauteur des yeux, qu’on lui demande d’exposer nos marques. L’autre espace très convoité, c’est le comptoir devant. On a gagné quand on réussit à faire en sorte que le débitant devienne prescripteur de nos marques. »
Un système au-dessus des lois ?
Troisième étage de la fusée : les débitants de tabac sont payés pour relayer le lancement de nouvelles marques de cigarettes régulièrement mises sur le marché par les industriels. « Ces opérations marketing sont l’une des seules façons pour nous de faire bouger les lignes par rapport à nos concurrents et de gagner des parts de marché, souligne Vincent. Elles sont donc stratégiques. Le jour J, il faut être présent en masse dans les linéaires et éviter à tout prix la rupture de stock, sinon c’est la catastrophe ! » Pour les débits de tabac, ces phases de lancement sont autant de périodes bénies. De jackpot assuré ! Vincent a vécu la scène des dizaines de fois dans sa carrière. « On arrive chez un buraliste en disant : “voilà, on sort un nouveau produit, je te donne 10 euros par cartouche commandée. Tu m’en prends combien ?” (…) Mais ce système était trop lourd en logistique. (…) Alors, au milieu des années 2000, on est passé aux chèques-cadeaux. » (…) Les sommes déboursées par les industriels pour ce financement occulte de buralistes se chiffreraient en dizaines de millions d’euros. « Le budget Stim – stimulation du réseau de vente – s’élève à 5 millions d’euros tout au long de l’année, indique Vincent. En période de lancement, on rajoute 200 000 euros pour le “brand”, le développement de la marque. » (…) Les quatre géants du secteur avaient mis sur la table, « certaines années, entre 20 et 30 millions d’euros pour arroser les buralistes de chèques-cadeaux, affirme Vincent. Il n’y a aucune limite, aucun plafond. »
(…) Preuve que les dessous-de-table versés à des buralistes sont loin d’être une pratique du passé, ils viennent de prendre une nouvelle dimension. « Avant l’arrivée des paquets neutres sans logo dont on entendait de plus en plus parler, dit Vincent, on s’est dit qu’il fallait faire le maximum pour imposer nos marques dans l’esprit du public, que celui-ci vienne les commander les yeux fermés quand tous les paquets seraient identiques. »
Plus fort que les chèques-cadeaux, le groupe se lance dans les cartes de paiement prépayées. « Là, on passe carrément aux versements sur un compte bancaire ! » Et ça tombe bien, les buralistes nouvelle génération préfèrent le cash et certains d’entre eux mettent la pression pour que les cigarettiers passent à cette formule de paiement. Concrètement, le délégué arrive chez le buraliste ; si celui-ci est d’accord pour travailler avec le commercial , celui-ci sort un ordinateur et lui propose d’ouvrir immédiatement un compte en banque (…)
Fini les carnets de chèques-cadeaux, le détaillant se retrouve avec, dans son portefeuille, une authentique carte de paiement. Il ne lui reste plus qu’à régler ses achats dans n’importe quel magasin ou sur Internet. Seul problème : les sociétés proposant ces services de cartes prépayées, par lesquels transite souvent l’argent des trafics de drogue, sont sous haute surveillance. Au nom de la lutte contre le blanchiment, elles ont l’obligation, à partir de 2 500 euros, de consigner l’origine des fonds et les coordonnées des destinataires. Les cartes sont donc créditées d’un maximum de 2 500 euros et rechargées au coup par coup, mais sans jamais dépasser le seuil de confidentialité. « Certains buralistes sont quand même paniqués à l’idée de se faire prendre, se souvient Vincent. Ne vous inquiétez pas, leur répond-on, on ne pourra jamais tracer le circuit de l’argent. » (…) L’administration des douanes déclare : « les douanes n’ont aucun pouvoir d’investigation sur les éventuels dessous de table versés aux buralistes ».
sources : " Comment la mafia du tabac nous manipule " de Marc Lomazzi, Flammarion, 300 p., 19,90 €.
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